1972 : le procès de Bobigny est celui de la loi de 1920 qui pénalise l’avortement en France. Au départ, une affaire banale à l’époque : une adolescente décide d’avorter après avoir été violée. Sa mère, des amies de sa mère, une « faiseuse d’anges » agissent. Dénoncées, la jeune femme et les personnes qui l’ont aidée sont traduites en justice. Gisèle Halimi et l’association Choisir transforment le procès de Bobigny en caisse de résonance d’un débat social encore inédit sur le droit à l’avortement : l’opinion publique vacille. La sténotypie du procès filtre dans les milieux militants : confiée à Claude Servan-Schreiber, la transcription intégrale du procès est publiée en janvier 1973. La parution de Avortement : une loi en procès. L’affaire de Bobigny, préfacée par Simone de Beauvoir, prépare l’opinion au vote de la loi Veil, deux ans plus tard.
UN DISPOSITIF « OUVERT ET IMMERSIF »
Douze postes d’écoute sont répartis sur la scène du théâtre, dessinant autant de cercles d’une quinzaine de chaises. Les spectateurs se saisissent de casques qui les relient à un unique microphone devant lequel défilent tour à tour des acteurs. Ils disposent d’un plan qui indique le nom du témoin et sa relation au procès. Chaque prestation dure une quinzaine de minutes : les spectateurs sont invités à déambuler sur la scène de poste en poste durant trois heures. Pas de lever de rideau, pas d’applaudissements finals : la foule des spectateurs et des acteurs se mêle, s’entrechoque, reprend sa course : cette mise en scène évoque déjà le brouhaha des tribunaux et des rassemblements devant le Palais de justice de Bobigny. Des spectateurs font une pause et leur itinéraire évolue au gré des échanges ou commentaires glanés ci et là. On peut suivre un acteur dans ses différentes prestations ; on peut aussi demeurer à la même place et écouter différents acteurs jouer la même prestation. Le plus souvent, on navigue en toute liberté, sans fébrilité, car le temps du spectacle ne donne pas le temps de tout écouter. Le spectateur devient acteur de l’histoire racontée.
UNE RECONSTITUTION ?
Il n’est pas ici question d’assister à la reconstitution de la scène du procès tel qu’il se déroula entre octobre et novembre 1972 : les actes d’accusation, les dépositions, les plaidoiries, les réquisitoires, etc. Pas de reenactment donc, mais une reconstitution kaléidoscopique où la place du montage est laissée visible. Émilie Rousset dit rechercher « une friction entre le vrai et le faux ». Elle ajoute : « La reconstitution se situe dans une zone intermédiaire particulièrement intéressante : jamais tout à fait dans la réalité, ni vraiment la fiction »1. Le rapport à la réalité historique est donc troublé et le théâtre assume une « hypothèse de réalité révélant artificialité et merveilleux ». C’est bien plutôt le ballet des acteurs et des spectateurs qui reconstitue le procès en élaborant un itinéraire toujours singulier parmi des points de vue éclatés : il en réactualise ainsi la portée. Comme à l’historien, la réalité ne se présente jamais dans sa totalité mais toujours médiatisée par l’archive et le témoignage.
JOUER L’ARCHIVE
Chaque acteur interprète des extraits d’entrevues préalablement enregistrées avec des témoins premiers et seconds du procès. Le contact avec l’archive peut être direct. Aux côtés des acteurs, des extraits de la transcription du procès sont disponibles en nombre : plaidoirie de Gisèle Halimi, déposition de Delphine Seyrig, de Françoise Fabian, de Simone de Beauvoir ou de Claude Servan-Schreiber, réquisitoire du procureur de la République, déposition du professeur Jacques Monod, audition de Micheline Bambuck, l’avorteuse, etc. Mais l’archive est également présente indirectement car les témoins interrogés ont été invités à réagir à ces documents extraits de Avortement : une loi en procès. Ces derniers les lisent souvent puis les commentent librement. L’entretien réalisé récemment, quarante-cinq ans après les faits, se fait archive. Il est interprété en léger différé par des acteurs dotés d’une oreillette. Ainsi, les acteurs incarnent le témoignage sans les assécher, comme pourrait le faire une série d’entretiens filmés et retransmis sur écran. Les entretiens sont coupés de questions dont on n’a pas connaissance mais ils conservent les blancs, les hésitations, les exclamations des témoins, et parfois les interrogations – « J’ai oublié son nom. Ah ! Vous savez ? » –, auxquelles des spectateurs répondent, comme s’ils interrogeaient le témoin en direct ! L’avalanche de documents et de témoins ne dit pas la vérité de ce qui fut, mais plutôt sa mémoire fragile, subjective et émotive. Le spectateur engagé s’approprie ces traces pour reconstituer le procès de Bobigny : sa déambulation tient lieu de récit.
QUI TÉMOIGNE ?
Le choix des témoins ne répond pas aux critères d’une enquête historique qui voudrait que tous les acteurs du procès encore vivants aient été entendus : les metteuses en scène Émilie Rousset et Maya Boquet assument ici une part d’arbitraire. On trouve des témoins premiers, ayant déposé lors du procès, mais pas tous : par exemple, Gisèle Halimi ou Marie-Claire Chevalier, l’accusée, qu’on pourrait s’attendre à écouter, demeurent muettes. Puis des témoins seconds : Christine Delphy, co-fondatrice du Mouvement de libération des femmes, René Frydman, obstétricien-gynécologue, Véronique Séhier, co-présidente du Planning familial. Puis des témoins tertiaires : Camille Froidevaux-Metterie, philosophe qui avait deux ans lors du procès, Véronique Champeil-Desplats, professeur de droit public qui en avait quatre, Yves Le Naour, historien, Marie Bardet, actuelle militante du mouvement pro-avortement argentin, Myriam Paris, jeune chercheuse spécialiste des politiques de natalité à la Réunion, Émile Dupont, militant pro-life, etc. Le continuum temporel des témoignages dessine un temps du procès qui résonne encore dans l’actualité. Il donne à voir les multiples ramifications d’une affaire toujours présente aux mémoires de chacun des interviewés mais qui, confrontées aux expériences de chacun de spectateur, ont des chances d’être transmises.
MÉMOIRES D’UN PROCÈS
Reconstitution : le procès de Bobigny est une œuvre mémorielle par excellence : d’une part, elle rend hommage au combat militant des féministes des années 1970 en édifiant un monument qui a sa raison d’être et son autonomie, indépendamment ou pas de la présence des spectateurs. D’autre part, elle transmet aux générations actuelles un héritage à continuer. Par son dispositif, elle renonce à un rendu positif de la réalité historique et assume la subjectivité des témoins et des spectateurs qui composent activement leur propre récit des événements dans et par leur itinérance. Parce qu’inachevée, l’œuvre théâtrale incite à la prise de parole du spectateur dont les commentaires prolongent nécessairement la parole des témoins. Le dispositif théâtral permet au spectateur de se sentir concerné dans la mesure où il a l’illusion de dialoguer avec le témoin, via l’acteur qui le représente. En élargissant le champ du témoignage à des prises de paroles actuelles, il rend présents les combats d’hier sans les réifier. La transmission se fait naturelle, loin de l’injonction morale d’un « Souviens-toi ! » ou d’un « devoir de mémoire » aux effets souvent contre-productifs. Le spectateur se fait acteur, témoin et historien d’une histoire-mémoire. ❚
1 Programme du spectacle, « Créer une communauté de réflexion », entretien avec Émilie Rousset, propos recueillis par Pascaline Vallée, avril 2019.
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Reconstitution : le procès de Bobigny, conception et écriture : Émilie Rousset & Maya Boquet, première au T2G – théâtre de Gennevilliers, le 10 octobre 2019.