Beata Umubyeyi Mairesse est l’autrice de deux recueils de nouvelles, Ejo et Lézardes, publiés en 2015 et 2017, qui lui ont permis de se faire connaître du public. Tous tes enfants dispersés est son premier roman édité (2019). Comme dans ses précédents textes, l’écrivaine franco-rwandaise revient ici sur l’histoire du génocide des Tutsi du Rwanda. Récit polyphonique, le roman entremêle les voix de trois personnages, Immaculata, Blanche et Stokely, trois générations d’une même famille installée entre la France et le Rwanda. Par bien des aspects, ce roman s’avère également partielle- ment autobiographique. Comme ses protagonistes, Beata Umubyeyi Mairesse est originaire de Butare – maintenant Huye – ville qu’elle a fuie avec sa mère en 1994 après y avoir survécu plusieurs mois. Installée à Bordeaux, elle a travaillé dans l’humanitaire.
Empruntant son titre à l’Évangile selon Jean, l’autrice évoque dans ce livre le destin d’une mère et de sa fille avant et après le génocide. Blanche, jeune femme métisse résidant en France, entretient des relations compliquées avec sa mère restée au Rwanda. La mort de son frère, qui a rendu Immaculata mutique, et la naissance du fils de Blanche, Stokely, vont rapprocher à nouveau les deux femmes et permettre de renouer un dialogue que les événements avaient rompu. Variation sur la mémoire et sa transmission, sur le deuil et le pardon, Tous tes enfants dispersés prend part, au même titre que les romans de Scholastique Mukasonga, de Vénuste Kayimahe ou de Gaël Faye, au tour- nant fictionnel pris par les récits sur le génocide des Tutsi. Alors que la fiction avait donné lieu à plusieurs débats lors de l’initiative « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » – auquel, par ailleurs, Beata Umubyeyi Mairesse avait consacré un mémoire – elle est de plus en plus mobilisée par les écrivains pour rendre compte des événements de 1994.
Tous tes enfants dispersés est d’abord le récit du « reprisage » d’une famille et d’un pays, selon la métaphore que l’écrivaine emploie page 129. La plupart des chapitres sont pris en charge à la première personne par l’un des personnages du roman. La narration fait ainsi alterner tour à tour les points de vue, ce qui donne au lecteur un accès aux pensées des différents protagonistes. Cette diffraction de la narration permet à l’autrice de passer outre les non-dits qui hantent les membres de cette famille. Faute de pouvoir dialoguer entre elles, la mère et sa fille s’adressent l’une à l’autre par l’entremise de celui ou de celle qui les lit, lequel devient témoin de leurs fêlures qui sont aussi celles du pays tout entier. Grâce à ce dispositif, l’autrice brosse une histoire intime du Rwanda où chacun des événements ayant conduit à la catastrophe de 1994 s’incarne dans une généalogie personnelle. Le destin d’Immaculata et ses enfants sont dès lors autant de morceaux de ce récit complexe que les personnages peinent eux-mêmes à se transmettre entre eux. C’est ainsi dans le silence que la mère et son fils se réfugient, faute de pouvoir raconter ce qu’ils ont subi. Murés dans leurs souvenirs, les personnages de Beata Umubyeyi Mairesse échouent à verbaliser la catastrophe. Comme le dit en effet un proverbe rwandais, cité en exergue du roman, « Le cou est le couvercle du chagrin ».
Le roman consiste par conséquent également en une réflexion métapoétique sur les pouvoirs du langage et de la littérature. Faisant une grande place au kinyarwanda, l’autrice scrute ce que le génocide a fait à la langue et aux mots. Armes pour certains, en particulier les tueurs, ils se révèlent pour leurs victimes une prison tant ce qu’ils ont vu et vécu reste avant tout de l’ordre de l’indicible, de l’intransmissible. Le génocide a certes été une expérience collective, un déchaînement de violences contre un groupe d’individus, mais il a surtout isolé chacun de ceux qui lui ont survécu. Pourtant, c’est aussi par le langage que chacun parvient à s’extraire de sa souffrance. Mêlant références littéraires et musicales issues aussi bien de la culture rwandaise qu’américaines ou européennes, Beata Umubyeyi Mairesse souligne combien nos émotions peuvent se mouler dans les mots d’autrui. ❚
Beata Umubyeyi Mairesse, 2019, Tous tes enfants dispersés, Paris, Autrement, 256 p.