Pourquoi consacrer un numéro spécial de Mémoires en jeu aux questions mémorielles que posent les réfugiés et qui se posent à eux ? Cette parution marque une étape : la revue atteint son vingtième numéro et c’est, à cette occasion, un choix symbolique de prendre position dans un contexte de plus en plus rude à leur égard.
En effet, durant leur trajet comme à leur arrivée, sous le double contrôle des passeurs d’un côté, et des systèmes policiers de l’autre, les dispositifs concernant les réfugiés réduisent de façon drastique leur capacité à élaborer une mémoire. Or, celle-ci est un élément clé pour retrouver une identité cohérente après qu’elle a durement été mise à l’épreuve dans le pays natal – raison de la fuite – et durant le périple ; la mémoire est un élément clé pour subjectiver sa place au seuil d’une nouvelle vie. Hannah Arendt écrivait que « les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité » (Arendt, p. 75-76, je souligne). Or, au regard des épreuves qu’ils traversent, on peut se demander si tout n’est pas mis en place pour que les réfugiés, piégés entre l’invisibilité la plus complète et de sporadiques mises en spectacle médiatiques, perdent les moyens d’entretenir leur identité.
En Europe comme dans tous pays développés, s’accroissent les mesures politiques pour réguler, contenir et réprimer les flux de migrants qui n’ont, la plupart du temps, d’autres voies à emprunter que celles de la clandestinité. Devenir réfugié et, a fortiori, réfugiée – du fait de l’exposition majoritaire des femmes aux violences sexuelles – est un destin tragique au sens où, dès le voyage entamé, survivre devient une fin en soi primant sur l’idée d’atteindre une terre de répit. Être ballotés jusqu’à l’épuisement par-dessus les rouleaux de barbelés des frontières de l’Union européenne – voir Green border (2023) d’Agnieszka Holland –, dériver en Atlantique le long des côtes marocaines ou en Méditerranée – lire l’œuvre de Marie Cosnay –, altère durablement l’équilibre mental. Privés de distance réflexive, les réfugiés sont soumis à un processus de désubjectivation radicale qui les pousse psychologiquement à la dérive. Edward Saïd parle de « la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable » (Saïd, p. 241).
Ce numéro intégral de Mémoires en jeu est une façon d’ouvrir un espace pour examiner sous leurs nombreux aspects les croisements entre mémoire et situations de réfugiés. Il s’emploie ainsi à réaffirmer la propension heuristique de l’exercice mémoriel dès lors qu’il est mû par la liberté de penser. Pour cela, plusieurs écueils sont à éviter d’ordre intellectuel et culturel, qui ne sont pas dénués de signification politique.
L’un de ceux-ci serait de romantiser les réfugiés, d’en faire, si ce n’est déjà trop tard, une nouvelle figure orientaliste – affectée d’un stigmate, tantôt négatif, tantôt positif –, d’en faire un « sujet de réflexion fascinant » (Saïd, ibid.). Car il ne faut pas négliger ce risque avec les constructions intellectuelles ou littéraires de ceux qui voudraient réparer le monde, de ceux qui s’en inventent le pouvoir imaginaire, sans même savoir à quoi ressemble le monde réel auquel sont confrontés les réfugiés – peut-être parce que ce réel en ses confins n’a pas de ressemblance. C’est moins l’hospitalité – grand thème levinasso-derridien – que l’hostilité et les regards suspicieux qui caractérisent l’accueil aujourd’hui. Poser le pied sur la terre attendue – quand bien même y parviendrait-on relativement sauf – ne suffit pas à recoller les éclats du vase brisé de la vie d’avant qu’a continué de mutiler ce nouveau passage du milieu[1] que les réfugiés contemporains doivent emprunter. Entretenir la fable de la résilience peut, à ce titre, paraître indécent et indexé à une doxa bien ancrée dans l’humanisme postmoderne.
Un regard rétrospectif est aussi nécessaire pour ne pas réduire le phénomène à une actualité immédiate qui aplatit l’épaisseur de l’histoire. D’autant que l’histoire, aussi bien à l’échelle européenne que mondiale, a toujours admis, en parallèle parce qu’en ses marges, des parcours de migrations douloureuses (exode, exil, demande d’asile, fuite, expulsion, déracinement). Expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, fuite des Huguenots durant les guerres de religion, il n’est même pas besoin de remonter si loin. Georges Perec et Robert Bober rappellent qu’Ellis Island, verrou de l’immigration aux États-Unis d’Amérique de 1892 à 1954, était connue sous le nom de « l’île aux larmes ». Considérés comme « indésirables » sous le gouvernement Daladier en 1938, les Espagnols qui fuient les forces franquistes sont internés dans des camps de fortune dans le Sud de la France. Les Juifs survivants de la Shoah errent à travers l’Europe des mois durant en devenant des illégaux dont le film éponyme de Meyer Levin retrace dès 1947 le périple incertain. Quand ils choisissent de rejoindre la Palestine, le yischouv (la communauté juive) les accueille avec défiance ou mépris, sentiments qui ne baissent pas après la création d’Israël au motif qu’ils ne répondent pas aux critères du « pionnier » (Seguev, p. 137-187 ; Zertal, p. 39-71). On sait généralement peu de cette histoire. Quant à ceux qui prennent la direction inverse outre-Atlantique, le climat n’est guère chaleureux comme en atteste Hannah Arendt. Alors que ceux qui sont parvenus à temps à fuir le nazisme voient leur vie morcelée, on leur demande d’oublier, et, écrit-elle : « nous oubliâmes effectivement plus vite encore qu’on eût pu le croire » (Arendt, p. 58-59). Les Palestiniens, quant à eux, sont une figure de réfugiés qui a acquis une puissance imaginaire de premier rang depuis les années 1970. On s’attache à leur expulsion et à leur fuite, rassemblées sous le terme de Nakba, en 1948, hors des frontières du tout nouvel État sioniste et, à juste titre, aux embûches d’un retour – pour une partie d’entre eux impossible – dans une nation où ils n’avaient plus leur place d’antan. Mais ne faudrait-il pas également évaluer la précarité de leur installation au Liban, en Syrie et mieux en saisir les enjeux, de même que les revers politiques qu’ils ont subis en Jordanie en 1969 et 1970 pour comprendre que, de toute façon, accueillir le réfugié n’est jamais donné ?
Tout se passe comme si les États-Nations, quels qu’ils soient, étaient et sont naturellement hostiles au réfugié qui n’est jamais que la figure alternative de l’étranger concentrant à la fois l’urgence, la précarité et la mobilité à travers les frontières. Précisément, un des traits mémoriels du réfugié est la frontière, cela qui délimite l’espace national qu’il doit traverser et dans lequel il doit se fondre. Il suffit, à ce titre, d’évoquer l’exemple des Harkis auxquels la France, aux lendemains de la guerre d’Algérie, n’a ouvert ses portes qu’à une infime partie, abandonnant sans état d’âme la majorité sur leur propre terre où ils allaient se faire massacrer – voir Les Harkis (2022) de Philippe Faucon.
Répétons-le parce que cela ne cesse de se répéter : l’histoire s’est construite, en parallèle parce qu’en ses marges, sur des parcours de migrations douloureuses. Et il y a effectivement un antagonisme historique entre réfugiés et État-Nation, comme une intolérance de celui-ci à l’égard de ceux-là. Sauf quand ils deviennent un pion dans l’échiquier géopolitique (dernier exemple en date, les Ukrainiens fuyant l’agression poutinienne en 2022). Sauf quand il s’agit de les célébrer et de les faire entrer dans la mémoire nationale. C’est là certainement une des ambiguïtés politiques auxquelles cède l’exercice mémoriel, moins un paradoxe qu’un jeu où la mémorialisation devient un moyen de mener la politique autrement.
Le 21 février 2024, Missak et Mélinée Manouchian entrent au Panthéon. Il n’a échappé à personne que cette initiative du Président Emmanuel Macron a revêtu plusieurs dimensions. Une de celles-ci était tactique au regard des proches élections européennes : faire face au rival du Rassemblement national, dont un des héritages historiques passe par Vichy, en rappelant les valeurs de la résistance à l’occupation allemande, au nazisme et à la collaboration avec celui-ci. Parmi les fusillés, la plupart étaient d’origine étrangère (Arméniens, Juifs immigrés, Espagnols, Italiens…) ou n’avaient pas la nationalité française et une partie avait vu ses demandes de naturalisation refusées (à deux reprises pour Missak Manouchian).
On peut effectivement entendre dans ce discours mémoriel la reconnaissance tardive par l’État de ce sacrifice. On peut aussi constater le clivage contradictoire entre, d’un côté, cette scène hautement symbolique et, de l’autre, une gouvernance qui, en renforçant les mesures contre les réfugiés, rejoint les principes d’une pensée d’extrême droite favorable rétrospectivement à l’exclusion des « indésirables », telle qu’elle a été menée dans les années trente et quarante.
Œuvres citées
Arendt, Hannah, 1987, « Nous autres réfugiés » [1943], traduit de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy, in Hannah Arendt, La Tradition cachée, Paris, Christian Bourgois éditeur.
Perec, Georges & Robert, Bober, 1980, Récit d’Ellis Island, Paris, P.O.L et documentaire (INA et éditions du Sorbier)
Saïd, Edward, 2008 [2000], « Réflexions sur l’exil » (1984), in idem., Réflexions sur l’exil et autres essais, traduit de l’anglais par Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud.
Seguev, Tom, 1993 [1991], Le Septième million. Les Israéliens et le génocide, traduit de l’anglais et de l’hébreu par Eglal Errera, Paris, Liana Levi.
Zertal, Idith 2004 [2002], La Nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, traduit de l’anglais par Marc Saint-Exupéry, Paris, La découverte.
[1] Expression désignant le franchissement de l’Atlantique pendant la traite des esclaves.