Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 6-7.
À propos de Ceux qui restent de David Lescot, spectacle présenté au théâtre du Nord (Lille) du 19 au 30 avril 2016
La pièce de David Lescot donne à entendre la parole de deux rescapés du ghetto de Varsovie, dont les témoignages s’entrelacent dans une mise en scène minimaliste, tenant à deux acteurs, deux chaises, un châle et une paire de lunettes. En 2012, David Lescot recueille tour à tour les souvenirs de Paul Felenbok et de sa cousine germaine Wlodka Blit-Robertson, tous deux nés en Pologne avant le déclenchement de la guerre. Enfants, ils connaissent le ghetto, la fuite hors du ghetto, les planques, la vie dans des familles polonaises sous une fausse identité puis la libération par les forces soviétiques. À la fin de la guerre, les parcours divergent : Paul est désormais orphelin, à la charge de son frère aîné Jerzy qui n’a pas vingt ans ; il finit par gagner la France et grandira dans les maisons d’enfants de l’UJRE (l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide) ; Wlodka, qui est restée longtemps séparée de sa sœur jumelle, retrouve leur père, le cadre bundiste Paul Blit, réfugié à Londres ; leur mère, restée dans le ghetto, a été déportée, puis assassinée à Majdanek.
Dans cette entreprise à mi-chemin entre le projet artistique et le documentaire, le dramaturge s’efface complètement. Comme David Lescot s’en explique dans la préface des entretiens publiés chez Gallimard, il n’était pas question pour lui de réécrire le témoignage. Son intervention s’est limitée à un travail de montage permettant notamment de restituer les évènements dans leur chronologie. Ce qui est livré est donc une parole nue, une parole que le tempérament et l’état d’esprit de Paul Felenbok et Wlodka Blit-Robertson ont, dans leur différence et pourtant d’un même mouvement, dépouillée de tout pathos, de toute emphase, et que les acteurs s’attachent à restituer dans cette simplicité, avec une grande retenue, une grande justesse et un grand talent. Assurant la position dorénavant topique de « témoins des témoins », ils délivrent cette parole pour que le spectateur la reçoive à son tour, s’en émeuve, s’en détache, y revienne, y confronte ses propres connaissances.
La réalité dont Paul Felenbok et Wlodka Blit-Robertson accouchent à travers le questionnement a déjà été passée au filtre de la mémoire : il s’agit, en effet, de souvenirs d’enfance. Paul, né en 1936, a sept ans au moment où il quitte le ghetto par les égouts ; sa cousine germaine, née en 1931, en a douze lorsque, avec sa sœur jumelle Nelly, on les fait passer de l’autre côté du mur à l’aide d’une échelle. L’insurrection et l’anéantissement du ghetto suivront peu après. On devine chez Paul Felenbok, aujourd’hui astrophysicien à la retraite, une attention constante à ne pas altérer la vérité historique. (la seule imprécision réside probablement dans la localisation du quartier de Zoliborz, qui se situe dans le prolongement du ghetto vers le Nord le long de la Vistule et non pas sur l’autre rive, du côté de Praga). La force de cet entretien réside dans la navigation entre le souvenir, condensé, cristallisé par des images emmagasinées par un cerveau d’enfant et les commentaires de l’adulte sur la situation qu’il décrit, tentant par l’humour de mettre la réalité à distance, soucieux d’expliciter tel ou tel détail en le replaçant dans son contexte historique, ou d’aller à l’encontre d’idées préconçues sur le rôle joué par les Soviétiques ou les Polonais. Malgré cela, la plasticité de ces images semble opérer : le public voit les cadavres des chevaux de l’armée polonaise aux premiers jours de la guerre, le courrier et la paperasse du bureau de poste voisin incrustés dans la porte cochère par le souffle d’une explosion, les boucles de ceinture en or dépoli sorties des mains du père joaillier, pourrait même frémir à l’idée de croiser le fantôme de l’associé Biberkraut qu’il a fallu enterrer dans le sous-sol de la cache de Zoliborz, découvre le premier char soviétique à travers un soupirail de la datcha d’Otwock après la déroute de l’armée allemande. Les entretiens avec la cousine Wlodka, menés à Londres et confrontant Lescot à la saveur de l’accent yiddish en anglais, élément qu’il renoncera à mettre en scène, dévoilent un autre parcours. La narration n’est pas la même, elle est moins fragmentaire, plus linéaire, et le propos plus général aussi. Wlodka Blit-Robertson est plus attentive aux liens entre les évènements, aux relations entre les personnes, à ce que furent ses sentiments, ses impressions, ses interrogations, à l’époque. À travers son récit, les années de guerre se peuplent de noms et de visages, connus (Marek Edelmann, Ala Margolis) et inconnus, de voix qui résonnent, de propos haineux et de quelques messages d’espoir. L’un et l’autre disent ce que c’est que d’être juif face à la volonté d’anéantissement, ce que c’est que de se savoir à la merci des autres, la volonté d’être soi, la volonté de vivre, ces ressorts puissants de la « nouvelle enfance » de Paul au foyer d’Andrésy.
David Lescot a mené ces entretiens à quelques semaines d’intervalle ; pour les besoins de la représentation, les témoignages alternent, les acteurs incarnant Paul Felenbok et Wlodka Blit-Robertson échangeant le rôle de questionneur et de questionné. Le premier chapitre, qui décrit la vie dans le ghetto au numéro huit de la rue Leszno, adresse où ont habité les deux protagonistes, y gagne une saveur particulière ; ici, la mise en écho fait merveille, le témoignage de l’un éclairant celui de l’autre, les redites faisant jaillir les caractéristiques de leurs personnalités respectives. Ainsi, on sourit lorsque la cousine Wlodka précise que l’oncle joaillier fabriquait des médailles avec des saintes vierges ; ou encore, on apprend avec Paul que le nom savant de la technique employée par l’oncle Léon dans sa fabrique de fermoirs pour sacs de dame est la galvanoplastie. Cependant, on peut voir aussi dans ce jeu de diffraction une faille de la construction d’ensemble. Cousins germains, Wlodka Blit-Robertson et Paul Felenbok viennent de milieux qui, bien que sensiblement différents, demeurent comparables et ne laissent finalement rien entrevoir de la diversité de la communauté juive de Varsovie. Tous deux sont nés dans une famille de non-pratiquants, fortement sécularisée ; l’un comme l’autre évoquent d’ailleurs les lignes de rupture traversant leur famille respective sur cette question. Les parents de Paul, très assimilés, ne sont pas/plus yiddishophones, ceux de Wlodka le sont mais leur activisme politique – ils sont rattachés au mouvement ouvrier mais défendent des options différentes (la mère est membre du Poaley Tsyon, le père un cadre important du Bund) – les contraint paradoxalement à faire élever les jumelles par une bonne polonaise. L’engagement politique des parents et donc, leurs relations, sont un ressort important du destin des fillettes, qui ne sont pas livrées au bon-vouloir de passeurs mais peuvent compter sur des amitiés et des fidélités (ce qui ne minimise en rien l’impact des mois passés dans les familles polonaises qui la cachaient). Bien sûr, cette constellation est le fruit d’un hasard, celui des rencontres faites par le dramaturge. Mais sa responsabilité ne pouvait-elle pas être aussi de faire émerger pour le spectateur non averti, au minimum à travers les questions posées, l’existence d’autres réalités que celle expérimentée par les enfants Paul et Wlodka ?
Enfin, le contenu des entretiens est présenté au public dans un dispositif scénique qui rappelle à certains égards l’entretien de psychanalyse, les chaises sur lesquelles ont pris place les acteurs n’étant pas placées à la même hauteur mais en retrait, le questionneur interrogeant son interlocuteur depuis le fond du plateau. C’est notamment de ce décalage spatial que naît le face-à-face entre le témoin se souvenant et le spectateur, offrant à ce dernier de devenir ce que l’on entend aujourd’hui par dépositaire du témoignage, comme nouveau rouage dans la chaîne de la transmission. Mais peut-être la parole de Paul Felenbok et de Wlodka Blit-Robertson aurait-elle gagné à être livrée moins nue, restituée dans ce qui a dû être la réalité de ces entretiens, en rendant compte, aussi ou davantage, de l’émotion du questionneur. Il y avait là un moyen de tempérer la tentation d’identification avec la parole des survivants – mouvement sincère du cœur, mais probablement insuffisant pour nous bousculer dans notre confort de spectateur, pour susciter en nous un questionnement plus profond sur ce qu’aurait été notre implication alors, et sur la manière dont nous nous engageons aujourd’hui lorsqu’il s’agit d’accueillir l’expérience de la Shoah.