Il y a eu Les Bienveillantes et, que l’on fût pour ou contre, ses promesses. Promesses de transgression, de jeu, de scandale. Empruntant à une tradition qui se jouait de la morale (Sade, Bataille, Genet, Guyotat, Pasolini…), Jonathan Littell avait pris le risque – même si une puissante machine éditoriale le soutenait – de déranger la morale de son temps, choisissant pour cela le point de vue d’un SS pour revisiter la Shoah. Son roman nous mettait sous les yeux cette vérité incontournable que le crime, a fortiori perpétré dans une durée historique de plusieurs années – la Seconde Guerre mondiale –, ne peut être rédimé.
Qu’en est-il de ce qui se présente – en dépit des quelques opus mineurs qu’il a commis entre-temps – comme son nouvel ouvrage : Wrong Elements, sorti sur les écrans français le 22 mars 2017 ? Que signifie le passage de la fiction romanesque au documentaire, du clavier à l’objectif ? Ce passage doit-il s’entendre comme une volonté d’approcher la violence exterminatrice par les voies de la non-fiction ? Si l’on admet que Littell est animé par un même projet – ce que tout laisse supposer –, on est en droit de se demander si la magie du double transfert d’un genre, comme d’un continent, à un autre permet de reconnaître un peu du fictif Aue (le SS narrateur reconverti dans la dentelle des Bienveillantes) sous la peau du véridique Geoffrey (ex-enfant soldat enrôlé de force dans les rangs d’une armée mystique, la LRA [Lord’s Resistance Army], qui ensanglante le nord de l’Ouganda pendant vingt-cinq ans au tournant du XXIe siècle). Retrouve-t-on, pendant 133 minutes, les mêmes intentions provocatrices, veine ironique et subtilité de montage-démontage ou quelque chose de la logique qui animaient les 904 pages, onze ans auparavant, et qu’en résulte-t-il ? Peut-être s’agit-il, pour l’ancien humanitaire, de mieux cerner ces crimes, dont la puissance maintient des brèches malfaisantes au cœur de l’humanité, avec, cette fois, pour terrain d’observation une Afrique aussi réelle que d’actualité, et non plus une Europe de l’Est à la fois imaginée-fantasmée et historique.
À chacune de ces questions, les réponses nous sont apparues décevantes et bien conformes aux standards du moment sur le deuil et la réconciliation – malgré l’annonce d’un sujet dérangeant. En effet, même si Geoffrey et Mike confient rester possédés par les visions horrifiques qu’ils ont vues ou engendrées, ces jeunes anciens combattants – à l’heure du tournage, ils paraissent avoir autour de vingt-cinq ans – affichent à l’écran un équilibre et une sociabilité dont la possibilité même leur avait été extirpée durant leurs années d’enrôlement dans le crime. S’ils sont revenus à la vie normale, combien ont eu cette opportunité ? On ne le saura jamais. Nous montre-t-on la règle ou bien l’exception, pour reprendre la formule de Primo Levi à propos des victimes et de leur zone grise ? Littell nous fait visiter les lieux, non seulement de leurs exactions et de leur maraude, mais aussi de leur combat et de leur traque par l’armée gouvernementale ougandaise. L’idée romantique du soldat perdu n’est pas loin et ils l’incarnent avec un panache sûrement pathétique. Ils, bien sûr, car pour ce qu’il en est des filles, Nighty et Lapisa Evelyn, le discours fait la différence. Leur témoignage sonne juste. Elles ont été enlevées, non pas pour combattre, mais pour servir d’objet sexuel d’abord aux chefs, ensuite aux autres, et pour leur faire la popote. Leur vie est amputée de l’espoir de recouvrer une dignité, même si Nighty demeure espiègl devant la caméra. On ne sait d’ailleurs pas si ces jeunes adultes, don Littell met en scène la mixité amicale et décomplexée, rient pour se donner une contenance sur le futur écran de la pellicule, ou pour neutraliser l’immonde qui les travaille de l’intérieur. Les deux à la fois probablement.
Toutefois, ce rééquilibrage reste faible – même si Littell tente de le faire valoir comme tel – face aux nouveaux héros qui crèvent l’écran. Si Wrong Elements s’avère décevant, il sait au moins instruire sur la façon dont l’Afrique est devenue, après les grands crimes des années 1990 et 2000 et sur leurs lieux mêmes, un immense platea de tournage pour films rédempteurs, déjà en attente de tourism mémoriel. In other words, from the grey redemption to the dark tourism.
En effet, une grande partie du film est placée sous le signe d’un rachat aux consonances occidentales. Travailleur indépendant, Geoffrey fait le taxi avec sa petite moto en emmenant de jeunes enfants à l’école, tel un roi des Aulnes bienveillant (de Tournier, bien sûr) qui reconstruirait la paix en transportant la vie, après être revenu du royaume d’Hadès où il était employé à la destruction et au pillage. Une aubaine que le réalisateur a saisie. Geoffrey, qui parle un anglais assez fluide, contrairement aux autres, offre sa présence généreuse à la caméra devant laquelle il apparaît le plus souvent debout et actif. À ce titre, la scène la plus grotesque arrive peu avant la fin (peut-être mon opinion d’ensemble tient-elle à cette acmé sordide qui a rétrospectivement conditionné ma lecture du film). Conduit sur les lieux d’un village marqué par une razzia de la LRA, Geoffrey rencontre la mère de deux enfants qui ont été décapités lors du sac. Geoffrey était de la partie. La femme est assise – est-ce pour montrer l’accablement de l’impossible deuil ? ou pour la maintenir dans une posture de soumission ? – et lui, droit et humble à la fois. Beau. Le récit des atrocités vient principalement d’elle. Geoffrey acquiesce, paisiblement. Une réalisation très construite dont on préfèrerait ne pas imaginer par quel cynisme les directives pour l’agencer ont été imposées à cette femme à l’existence désemparée. À la fin de la séquence, le pardon est obtenu, un pardon de caméra, qui semble extorqué par le dispositif cinématographique à l’instar de ceux que Valérie Rosoux analyse dans son article du dossier (cf. infra, p. 92-94).
Littell en a-t-il pleinement conscience, se prête-t-il au jeu ou se fait-il jouer par une sorte de conscience humanitaire du bonheur résiliant ? – toujours est-il que Littell reproduit là un des tristes poncifs de la réconciliation, dont la catharsis ne profite finalement qu’au crime. Il montre comment éviter le sujet tout en nous faisant accroire qu’il s’en est approché au plus près. Fuite dans le trompe-l’œil. On pourrait, certes, considérer que le film est un montage de séquences où les acteurs rejouent leur vie de traqueurs traqués bénéficiant d’une mise en scène distanciatrice ; le problème vient alors du fait que la séquence du pardon est mise sur le même plan. Car, à ce moment, ce n’est plus de guerre qu’il s’agit ni de combats, mais d’une boucherie perpétrée sur des civils sans défense. Un saut qualitatif ?
Précisément, explorer les arcanes de la violence extrême et mettre le documentaire à l’épreuve de ce pari auraient demandé que ces jeunes repentis fassent plus que reconnaître qu’ils ont tué au-delà de toute barrière morale. Mais cela passerait mal sur un écran assujetti aux cadres du retour à la normale de raconter la dépossession d’eux-mêmes durant les massacres et les viols, de décrire comment, sous l’emprise de la drogue et emportés par la ferveur du groupe devenu leur seul repère, ils commettaient des actes effroyables. Car, Joanna Bourke l’a détaillé et commenté, une fois franchie la limite du réel de la cruauté, ne passant plus par des montages symboliques, ne se nourrissant plus à l’imagination, on s’y adonne, on s’y complaît, on en jouit d’une jouissance ne laissant même plus de place au plaisir sagement resté en deçà de l’impossible comme limite, et abolissant sans circonstances atténuantes la frontière entre l’enfant et l’adulte.
En guise de conclusion, si rien des promesses des Bienveillantes n’a été tenu au-delà du livre, ce que l’on a pourtant voulu croire, c’est que Littell rebrousse chemin pour adopter une approche convenue, sinon convenable. Sans prise de risque, il répond à l’appel d’un humanisme trop attendu derrière un sujet provocant – l’idée de planter au beau milieu du décor d’anciens enfants soldats peut effectivement éveiller l’idée d’un grand frisson. Rendez-vous compte, des victimes devenues « bourreaux », et finalement réhabilitées ! Ahmadou Kourouma, comme tu es loin.
Bibliographie
Bourke, Joanna, 1999, An Intimate History of Killing. Face-to-face Killing in Twentieth Century Warfare, Londres, Basic Book.
Kourouma, Ahmadou, 2000, Allah n’est pas obligé, Paris, Le Seuil.
Littell, Jonathan, 2006, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard.
Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 6-8