Montage. Ziva Postec, la monteuse derrière le film Shoah

Ophir LevyUniversité Paris 8
Paru le : 14.04.2021

« On a reçu une tonne de matériel empilé sur une palette. » La tonne en question, dont Lindsay Zarwell, l’archiviste film de l’USHMM (United States Holocaust Memo- rial Museum à Washington), parle à l’historien Rémy Besson, correspond aux rushes de Shoah, c’est-à-dire l’ensemble des 220 heures d’images tournées en 16 mm par Claude Lanzmann, ainsi qu’aux enregistrements sonores additionnels et à de très nombreuses archives papier (transcriptions, résumés, etc.). Loin des exégèses savantes qui lui sont d’ordinaire consacrées, Shoah (1985) apparaît ici sous son jour le plus concret, au plus près de sa matérialité. Ce dialogue entre l’archiviste et l’historien est tiré du documentaire Ziva Postec, la monteuse derrière le film Shoah (2018) de la réalisatrice québécoise Catherine Hébert. Si elles peuvent sembler anecdotiques, ces considérations pondérales n’en révèlent pas moins deux des aspects les plus intéressants de ce documen- taire. D’une part, l’attention minutieuse portée aux pratiques de ceux grâce auxquels un film se fabrique et se préserve. D’autre part, le fait d’envisager à plusieurs reprises Shoah sous l’angle de son poids, selon les différentes acceptions du terme. L’historien Henry Rousso évoque à ce propos le « caractère massif » du film de Lanz- mann qui en fait, selon lui, la seule œuvre cinématographique à même de restituer, fût-ce en partie, le caractère absolument massif de la destruction des Juifs d’Europe. Outre son poids symbolique dans le champ intellectuel français, le poids de Shoah renvoie, de manière plus intime, à sa faculté d’écrasement que nous découvrons au travers du récit douloureux qu’en fait Ziva Postec. Comment ne pas ployer sous la charge immense que représente le montage d’un film d’une telle dimension ? Et à quel prix cette Israélienne d’origine hongroise est-elle par- venue jusqu’au terme de l’entreprise, elle qui a consacré près de six ans de sa vie au montage du film, au point d’avoir négligé sa propre fille, alors adolescente ?

Alors que défilent sur fond noir les noms des institutions ayant participé au financement du documentaire de Catherine Hébert, celui-ci s’ouvre avec les sons caractéristiques des méca- nismes d’une table de montage. Puis vient le tout premier plan du film qui, avant même de donner à voir le visage souriant de Ziva Postec, nous dévoile ses mains en train de manipuler une bobine de pellicule. Ainsi entrons-nous dans ce documentaire par la voie de la poïétique, des questions pratiques ayant trait aux processus de création, grâce aux images en noir et blanc provenant du film que Claude Thiébaut a réalisé en 1983 sur les habitants de son immeuble, Bernardins Bernardines, 2- La propriétaire et la monteuse. Ce dernier offre un témoignage précieux sur le montage de Shoah (dont on trouve aussi un bref aperçu dans un passage du célèbre Journal 1973-1983 du cinéaste israélien David Perlov). Une minute plus tard, avant de nous présenter la Ziva Postec d’aujourd’hui, dans son appartement de Tel Aviv, Catherine Hébert et sa monteuse, Annie Jean, choisissent de s’attarder sur sa bibliothèque dans laquelle on aperçoit aussi bien des essais publiés en français (de Freud, Kristeva, Lacan, Quignard) que des romans en hébreu de Haïm Bé’er. Ces deux plans viennent complexifier la simple question initiale du faire, de l’agir créatif. Ils suggèrent d’emblée, par une brève allusion à son bagage intellectuel, que Ziva Postec a été davantage qu’une simple exécutante technique des consignes de montage données par Claude Lanzmann. Sans doute a-t-elle participé à sa façon à l’élaboration de Shoah et n’est-elle pas étrangère à la manière si particulière dont ce film pense et donne à penser. Il faut dire que contrairement à Lanzmann, dont les qualités de journaliste font merveille dans Shoah mais qui ne venait pas du monde du cinéma, Ziva Postec avait, quant à elle, travaillé comme assistante ou chef-monteuse sur les films de réalisateurs prestigieux : La Guerre est finie (1966) d’Alain Resnais, Le Deuxième souffle (1966) de Jean-Pierre Melville, Une histoire immortelle (1967) d’Orson Welles, ou encore Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine. Notons qu’elle a également monté Les Guichets du Louvre (1974) de Michel Mitrani, le premier film ayant reconstitué la Rafle du Vel d’Hiv et Himmo Melech Yerushalaim (1987) d’Amos Guttman, l’un des auteurs majeurs du cinéma israélien.

Quels ont été les apports de Ziva Postec à la conception du film de Claude Lanzmann ? Le documentaire de Catherine Hébert offre quelques éléments de réponse en s’inscri- vant notamment dans la perspective ouverte par les travaux de Rémy Bes- son sur la genèse et la réception de Shoah. Dans son livre intitulé Shoah. Une double référence ? , l’historien détaille les différentes étapes par lesquelles est passé le montage du film, qui s’est étendu de septembre 1979 à avril 1985 aux laboratoires LTC de Saint-Cloud. Aucun script préalable n’ayant été élaboré, l’architecture du film s’est peu à peu, comme souvent, construite au moment du montage. Ziva Postec raconte avoir été étonnée de découvrir que les rushes étaient presque exclusivement constitués d’in- terviews. Il lui paraissait impossible de monter un tel film dans la mesure où il est nécessaire d’avoir en réserve de nombreux plans de coupe (paysages, objets, tierces personnes) afin de masquer les coupes et de constituer un récit cohérent, ramassé et continu, en prélevant quelques phrases, voire quelques mots, à l’intérieur d’un même entretien. Et en effet, le montage a été interrompu durant l’été 1981 du fait du manque de plans (Besson, p. 82). Dans le documentaire de Catherine Hébert, Ziva Postec explique avoir dressé une liste de lieux à filmer pour accompagner les témoignages. Lanzmann lui aurait répondu, au sujet de Treblinka, qu’il n’y avait rien à filmer là-bas, qu’il n’y avait que des pierres. Ce à quoi la monteuse aurait rétorqué, avec son accent israélien : « Eh bien tourne les pierres ! ». Si bien qu’à en croire Ziva Postec, les nécessités du montage auxquelles elle a confronté Lanzmann, et la manière dont elle lui a suggéré d’y remédier, ont été décisives dans l’élaboration de ce qui allait devenir l’un des traits cinématographiques et épistémologiques essentiels de Shoah : donner à voir ce qui se dérobe au regard, donner à éprouver le fait qu’il n’y ait précisément plus rien à voir et que dans leur obsession de détruire toutes traces du génocide, notamment sur les sites des centres de mise à mort de l’Aktion Reinhard (Belzec, Sobibor, Treblinka), les nazis ont fait culminer le crime dans sa propre disparition. Un autre apport capital de Ziva Postec tient à la façon qu’elle a eue de recomposer le flot des paroles des témoins, soit en les agençant différemment, soit en introduisant des plages de silence entre les mots. Ces temps de silence, explique-t-elle, permettent au spectateur de « respirer » et d’« accepter ce récit ». Ils donnent également au film sa « musique » propre, ce rythme unique, presque hypnotique, qui le caractérise.

Souligner le travail concret de fabrication d’un film comme Shoah permet de relativiser les affirmations selon lesquelles, comme l’écrit le philosophe allemand Axel Honneth : « Shoah ne comprend aucune séquence dont on puisse soupçonner qu’elle est mise en scène pour induire tel ou tel effet d’intelligibilité : tout, absolument tout ce que nous voyons est présent pur, non falsifié » (Honneth, p. 140). Bien que ce soit une banalité, il convient de répéter ici qu’en tant qu’objet cinématographique, un documentaire induit nécessairement de la mise en récit et de la mise en scène (choix de cadrage, de montage, de mixage). Shoah n’échappe pas à la règle et cela n’a en soi rien de gênant. La vraie question à se poser est celle de l’honnêteté, de la pertinence et du bien-fondé de tels ou tels choix de mise en scène. Pour sa part, le montage du documentaire de Catherine Hébert s’est réapproprié l’idée lanzmannienne (et avant tout bergsonienne) de coexistence de nappes temporelles à travers l’enchaînement permanent des signifiants. Les sons du défilement de la pellicule sur table de montage se mêlent aux bruits du roulement ferroviaire de trains de banlieue qui, eux-mêmes, renvoient imaginairement le spectateur aux nombreux trains qui circulent dans Shoah et, parmi eux, la locomotive conduite par Henryk Gawkowski qui, à son tour, évoque les trains qui transportaient les Juifs vers Treblinka. Notons également un tressage assez habile des images qui fait dialoguer le travail à la table de montage de Ziva Postec au début des années 1980 avec celui, de nos jours, à une même table de montage, de Kevin Fallis, monteur négatif qui, depuis plus d’une décennie, reconstitue les rushes du film. Il fait d’une certaine manière le travail exactement inverse de celui effectué il y a quarante ans par Ziva Postec, mettant ses pas dans les siens, réalisant ses collures là où elle opéra ses coupes. Le film de Catherine Hébert restitue ainsi la dimension collective du travail cinématographique, aussi bien lors de sa fabrication que de sa patrimonialisation. À cet égard, l’attention portée à la matérialité concrète de Shoah permet de rappeler qu’aux yeux de l’historien, outre l’analyse du film fini, de ses rushes et des archives de production, la moindre inscription sur le scotch de la tranche d’une vieille bobine de pellicule est, potentiellement, un indice riche de sens. ❚

Ophir Levy, Université Paris 8

 

 Œuvres citées

Besson, Rémy, 2017, Shoah. Une double référence. Des faits au film, du film aux faits, Paris, MkF.

Honneth, Axel, 2017, « La blessure de la morale. Sur la force morale de Shoah », in Juliette Simont (dir.), Claude Lanzmann. Un voyant dans le siècle, Paris, Gallimard.

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Catherine Hébert, 2018, Ziva Postec, la monteuse derrière le film Shoah, documentaire, Les Films du 3 mars, 92 min.