Mettre en scène le Holomodor

Emilia KoustovaUniversité de Strasbourg
Paru le : 07.03.2022

Peut-on mettre en scène le Holodomor, l’une des plus grandes tragédies du XXe siècle, la famine qui frappa l’Ukraine entre 1931 et 1933 en emportant plus de 4 millions de vies dans les campagnes et les villes de ce « grenier à blé » ? Peut-on utiliser les moyens de la fiction cinématographique pour faire connaître au grand public l’un des plus grands et des plus méconnus crimes du stalinisme, en mettant à nu ses mécanismes, mais aussi les engrenages d’un silence qui l’a si longtemps entouré ?

C’est le défi que se donne la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland, auteure d’une œuvre importante au sein de laquelle l’histoire du XXe siècle occupe une place de choix, avec des films évoquant la Seconde Guerre mondiale, la Shoah ou le mouvement Solidarność. Avec L’ombre de Staline, production britano-polono-ukrainienne sortie en France en juin 2020, elle se saisit de l’histoire de Garet Jones (interprété par James Norton), journaliste britannique qui fut témoin de la famine en Ukraine en mars 1933 et qui chercha à alerter le monde occidental.

La trajectoire de ce « lanceur d’alerte » avait en effet de quoi séduire la cinéaste. Familiarisé avec le monde russe par sa mère qui avait vécu dans le Donbass tsariste, Garret Jones (1905-1935) apprend l’allemand, le français et le russe à Cambridge, puis travaille comme conseiller aux affaires étrangères auprès de l’ancien premier ministre britannique David Lloyd George. En 1930 et 1931, il réalise ses deux premiers voyages en URSS, dont il rend compte dans plusieurs articles et un ouvrage1. Observateur attentif et lucide, il se pose la question du prix à payer pour financer les gigantesques chantiers du premier plan quinquennal, et note des signes précurseurs de famines, qui, entre 1931 et 1933, feront au total 7 millions de morts sur les territoires de l’Union soviétique, en frappant diverses régions et catégories sociales, mais tout particulièrement l’Ukraine et sa paysannerie2. Après un détour par l’Allemagne en février 1933 où il obtient un entretien avec Hitler, Jones repart le mois suivant en URSS où il réalise un périple de trois jours dans la région de Kharkov, à travers les campagnes ukrainiennes dévastées par la famine. De retour en Europe, il témoigne de ce qui est désormais sa conviction : le premier plan quinquennal stalinien est en train de tuer des millions de Soviétiques, le pays est en proie à une famine aussi grande que celle de 19213. Médiatisé par la presse britannique et américaine, son témoignage est démenti par certains journalistes occidentaux résidant en URSS, dont Walter Duranty (interprété dans le film par Peter Sarsgaard), célèbre correspondant du New York Times à Moscou, qui avait remporté, un an plus tôt, le prix Pulitzer pour ses reportages chantant les succès de l’URSS stalinienne. Gareth Jones continua à se battre pour faire entendre son témoignage jusqu’à sa mystérieuse mort deux ans plus tard, survenue alors qu’il voyageait à travers la Mongolie intérieure.

Le film, dont le titre original est Mr Jones, reconstitue cette période cruciale de la vie du journaliste gallois, depuis ses premières interrogations sur les revers de l’industrialisation soviétique, qui le conduisent à entreprendre un voyage en URSS, jusqu’à sa découverte de la famine, puis ses tentatives de faire éclater cette vérité malgré les railleries des élites dirigeantes britanniques et une campagne de dénigrement orchestrée par Moscou4. En plaçant ce combat au centre de son film, Agnieszka Holland va au-delà de son objectif premier, montrer cette famine toujours méconnue en Occident, qui est aujourd’hui à la fois au cœur de la mémoire nationale ukrainienne et au centre de polémiques sur son caractère intentionnel : Staline a-t-il provoqué cette famine, volontairement, pour soumettre, voire anéantir le peuple ukrainien ? (voir Graziosi ; Werth). Elle aborde nombre d’autres sujets, souvent en écho à l’actualité : les pratiques de désinformation, l’acceptation du mensonge au nom des intérêts perçus comme supérieurs, la solitude et la fragilité de ceux qui cherchent à faire éclater la vérité, les compromissions dont se montrent capables les élites occidentales face aux régimes autoritaires.

Ce parti pris d’un film engagé, qui participe aux débats sur le passé communiste et les défis plus larges du monde contemporain, conduit la réalisatrice – qui évoque, dans ses entretiens, son devoir de faire lumière sur les crimes du communisme et sa préoccupation à l’égard du phénomène de fake news (Tranchant) – à opter pour une construction dichotomique. Le film s’articule autour de la figure visionnaire et incomprise du journaliste opposée à son entourage. Il met en scène un contraste entre la souffrance des victimes de la famine et une vie de luxe à Londres, Washington, mais aussi à Moscou où les rares étrangers autorisés à résider dans la capitale soviétique, journalistes vendus ou aveuglés par leur conviction, ingénieurs participant à la construction du métro de Moscou et bientôt arrêtés sur l’ordre de Staline, tournent en rond dans l’hôtel Metropol transformé en une cage dorée, quand ils ne se livrent pas à des fêtes libertines organisées par Walter Duranty. L’atmosphère est lourde dans ce milieu de privilégiés, tant leur vie est soumise à une surveillance constante et aux non-dits qui recouvrent les « accidents » ayant emporté les imprudents ainsi qu’une famine que tout le monde semble connaître sans jamais en parler. Cette pesanteur prépare la découverte qui attend le protagoniste en Ukraine où il échappe à la surveillance d’un accompagnateur censé lui montrer les succès économiques du premier plan quinquennal. Il plonge alors dans la souffrance d’un pays affamé, figé sous un manteau de neige, que percent de temps à autres des scènes de violence inouïe : soldats venant réquisitionner le blé, traîneaux charriant, pêle-mêle, les morts et les mourants, enfants aux visages déformés par la faim, se livrant au cannibalisme. Miraculeusement rescapé de cette plongée dans le néant – que complète un court séjour dans une prison stalinienne – le protagoniste reste obnubilé par ces images et le contraste insoutenable avec le monde qu’il réintègre, fait de petits et grands arrangements.

Ce scénario à thèse, qui cherche avant tout à dénoncer la terreur de la famine, conduit Agnieszka Holland et sa scénariste, Andrea Chalupa, à introduire de nombreux écarts aussi bien par rapport à la biographie de Garet Jones que face au contexte historique. Dans son excellent compte-rendu paru dans Histoire@Politique, Rachel Mazuy en a fait une analyse approfondie. De nombreux raccrochements et raccourcis ont en effet été opérés pour accentuer l’intrigue (l’arrestation des ingénieurs britanniques de la compagnie Vickers qui auraient été monnaie d’échange ayant permis la libération du journaliste), souligner l’isolement du protagoniste qui bénéficia en réalité d’une tribune médiatique bien plus large ou dénoncer la realpolitik occidentale, en exagérant au passage le poids de l’Union soviétique dans l’économie mondiale. Des inexactitudes historiques sont couramment admises dans les films de fiction destinés au grand public ; cependant, leur accumulation est ici aggravée par un grand nombre de stéréotypes ainsi que par une vision trop schématique des attitudes de ceux qui, en 1933, continuaient à croire en un régime connu aujourd’hui pour être un des plus meurtriers du XXe siècle ; attitudes dépourvus dans le film de toute épaisseur historique et humaine. La scène de débauche chez Walter Duranty, destinée à incarner le cynisme, la corruption et la perversion de ces milieux de « compagnons de route », provoque ainsi le plus grand malaise.

Au-delà de ces choix, le film pose une question essentielle, qui entre en écho avec un tout autre corpus cinématographique et historiographique. Comment montrer une famine de masse ? L’ombre de Staline donne à voir à plusieurs reprises des images d’horreur, l’une des plus violentes étant sans doute celle d’un très jeune enfant, encore vivant dans les bras de sa mère morte, que les paysans jettent sur le chariot emportant les cadavres glacés ; ou encore, cette scène où le journaliste s’aperçoit qu’il est en train de manger, en compagnie d’enfants placides, leur frère mort de faim. Rien n’est imaginaire dans ces séquences, de réels cas de cannibalisme furent mentionnés dans de nombreux rapports du NKVD. Mais les reconstruire à l’écran, dans des scènes jouées par des acteurs, pose un certain nombre de problèmes éthiques auxquels le cinéma est confronté lorsqu’il montre (ou refuse de montrer) les violences extrêmes.

Sans vouloir comparer les mécanismes d’extermination des Juifs et ceux de la famine en Ukraine, il est difficile de ne pas penser à la littérature qui, dans les pas de Jacques Rivette, traite de « l’abjection cinématographique » et de l’impossibilité de filmer les camps (Rivette). Au contraire des films qui ont évoqué la Shoah de façon extrêmement sensible, en portant l’attention aux personnes qui la vécurent, L’ombre de Staline, condamnation évidente du système stalinien, ne met pas en scène ceux qui en sont les victimes, mais projette des personnages désincarnés. La sauvagerie des enfants cannibales ne dit rien de leur souffrance, et l’évocation des « millions de victimes » par une paysanne au milieu d’une foule qui se bat pour avoir un bout de pain, sonne faux : cette femme, qui vit personnellement la violence de la faim, est avant tout un corps qui souffre et il apparaît inapproprié de lui faire porter un discours « statistique ». Toute l’épaisseur de cette tragédie de paysans qui vont progressivement, désespérément vers la mort, soumis à une collectivisation violente, puis contraints de livrer leur blé jusqu’au dernier grain alors qu’ils savent ce que cela veut dire pour leur survie l’année d’après, reste en-dehors du champ de la caméra. Comment rendre compte de cette immense violence en respectant ceux qui l’ont subie ? Le débat reste ouvert après cette tentative pionnière mais qui suscite beaucoup de questions. ❚

Œuvres  citées

Coeuré, Sophie, 2017, La Grande lueur à l’Est : les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Paris, CNRS Éditions.

Graziosi, Andrea, 2005, « Les famines soviétiques de 1931-1933 et le Holodomor Ukrainien », Cahiers du monde russe, n° 46/3, p. 453-472.

Graziosi, Andrea, 2013, Lettres de Kharkov. La famine en Ukraine 1932-1933, Genève, Noir sur blanc.

Mazuy, Rachel, 7 septembre 2020, « Mr Jones au pays des Soviets. À propos de L’Ombre de Staline réalisé par Agnieszka Holland (2019) », Histoire@Politique. url : http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=1&rub=comptesrendus&item=753 [consulté le 19 f.vrier 2021].

Rivette, Jacques, juin 1961, « De l’abjection », Cahiers du cinéma, n° 120, p. 54-55.

Tranchant, Marie-Noëlle, 21 juin 2020, « Agnieszka Holland : Les crimes du communisme ont été oubliés, et même pardonnés », Le Figaro. url : https://www.lefigaro.fr/cinema/agnieszka-holland-lescrimes-du-communisme-ont-ete-oublies-etmeme-pardonnes-20200621 [consulté le 19 février 2021].

Werth, Nicolas, 2020, Les grandes famines soviétiques, Paris, PUF, « Que sais-je ?  ».

1 Pour les publications et la biographie de Gareth Jones, voir le très riche site créé par ses descendants et biographes Margaret Siriol Colley et Nigel Linsan Colley : https://www.garethjones.org/index.htm [consulté le 19 f.vrier 2021].

2 Voir dans ce même numéro l’entretien de Catherine Goussef et Nicolas Werth, organisé par Luba Jurgenson, sur les famines soviétiques de 1931-1933, p. 24.

3 Voir les articles signés par G. Jones ou rédigés par d’autres journalistes suite à sa première conférence de presse tenue à Berlin le 29 mars 1933, reproduits sur le site cité dans la note précédente, dont « Famine Rules Russia. The Five-Year plan has killed the bread supply », The London Evening Standard, 31 mars 1933.

4 Pour une étude approfondie de l’influence exercée par l’Union soviétique sur les milieux intellectuels occidentaux, voir Sophie Coeuré.