Où et quand commence-t-on à vivre ? Avec qui ? Les morts sont là. On ne les voit pas, elle ne les entend pas. Puis l’amou- reux s’en va. Fuient les passions, le progrès avec le rire. Les morts restent. Seuls. Nombreux. Ils lui parlent. Vivre c’est les entendre, être avec eux dans le présent.
Et quand elle crie : « plus jamais ça », le Ça est freudien. Il cachait les parents coupables d’abandon, le frère témoin, la mère qui ne portait pas ses parents sur le dos comme Enée, les enfants qu’elle n’a pas voulus. Le Ça du « plus jamais… » éclate. Il prend la voix des morts, il habite au 2 de la rue Złota à Kalisz – ville bien connue qu’elle ne connaît pas. Le Ça rappelle Marcelline, et la vie commence.
Annie Zadek nous dit une transfor- mation. L’explication est en bas de page, note n° 2 : elle dit pourquoi elle est « peu à peu devenue la Contemporaine des morts. » Elle dialogue avec elle-même, découvre, c’est-à-dire soulève une chape, lit, retrouve le silence du présent. Proust lui tombe des mains. Elle entend ses morts, ceux qu’elle s’est choisis, ceux qui lui parlent. Le poème est le seul langage qui lui dit ses peurs.
Elle en fait un inventaire du futur car la peur tient à ce qui peut arriver. Ou réapparaître. Une projection d’avenirs parmi d’autres. L’écrivaine devient medium. Elle parle avec ses morts et craint l’abandon.
C’est le mot clé : abandon des grands-parents par les parents, des parents par les enfants, des morts par les vivants, d’Auschwitz par le tourisme. Être quittée. L’insécurité. Peur que les morts se taisent.
Tel est le savoir que nous transmet Annie Zadek.
Elle le parle.
Conçu comme une voix, son texte est d’abord une performance, un film parlé comme l’indique le programme de sa première présentation au Studio national des arts contemporains du Fresnoy, à Tourcoing (septembre 2019)1. Il est inspiré des lieux par- courus qu’elle nomme « lieux Janus », des lieux, dit-elle, « où l’horreur et la beauté se sont côtoyées dans le même espace-temps ; ces lieux qui, aujourd’hui encore, sont comme irradiés par un traumatisme majeur survenu dans notre passé et dont notre Europe est couverte. » Elle cite la Maison des Enfants d’Izieu qui fut pour elle « le lieu augural de ce sentiment d’insurmontable aporie entre la dou- ceur des paysages du Bugey, la grâce émanant de ces photographies d’enfants, la tendresse des lettres adressées à leurs parents, et leur destin lamen- table », ou encore l’Ancienne gare de déportation de Bobigny, à la Cité de la Muette, le Mémorial de la Shoah de Drancy, Auschwitz-Birkenau, « l’autre face de la lumineuse Cracovie ».
Et la voix devient dialogue entre le « Je » et « l’autre » – référence rimbal- dienne – incarnés par la voix-off d’une bande son et la voix in de l’auteure présente sur scène. Elle se tient droite devant des « images silencieuses » projetées sur un écran. Elles apparaissent, dit-elle, « comme des projections men- tales à la limite du subliminal. »
Nous voici par exemple, devant la représentation d’un étang, peinte par l’artiste Malgorzata Paszko, qui sort lentement de la nuit, tandis que la(es) voix dialogue(nt) :
(Voix in)
- C’est toujours aussi beau là-bas ? Tranquille ? Silencieux ? Paisible ?
(Voix off)
- C’est difficile à reconnaître mais quand même, c’était bien là : les pins, les aulnes, les bouleaux, les prés, le ciel, l’étang, la grange ; là on a battu à mort ; là on a tranché la tête ; là on a traîné le corps ; là on a exposé les restes ; là on a noyé dans l’étang ; là on a enfermé dans la grange ; là on a arrosé d’essence ; là on a brûlé vivant. Là on attendait, on pleurait, on demandait de l’eau, on mourait.
(Voix in)
- Qui faut-il plaindre ? Qui souffre le plus ? Qui est le plus digne d’amour ? Comment trier dans toutes ces plaintes ? Portrait de l’écrivain en médium, médium attentionné de tous les morts mutiques, les disparus de l’« Indicible », les déniés du « Plus jamais ça », les pogromés, les négationnés, sans sépultures ni dernières paroles. C’est de ça que j’aurais voulu parler. De ce ça du “Plus jamais ça”. »
Le travail d’Annie Zadek emporte le lecteur/auditeur « là où c’est caché », devant l’appréhension douloureuse de bribes mémorielles. Le passé, que chacun porte/retrouve/découvre en soi, surgit dans le présent. Il devient une souffrance contemporaine. ❚
1 Une autre présentation a eu lieu aux ateliers Varan à Paris, le 4 février 2020.
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Annie Zadek, 2019, Contemporaine, Grâne, Créaphis Éditions, 52 p.