Pierre Laborie n’est plus (1936-2017). Bien que non-spécialiste de la France de Vichy, j’ai toujours pensé que ce chercheur discret était l’un des historiens les plus fi ables de la période. Toutefois, lorsque parut en 2014 son dernier livre intitulé Le Chagrin et le Venin, je fus si surprise par les sous-entendus que recelait un tel titre que j’envisageai alors une rencontre entre l’auteur et le réalisateur du Chagrin et la Pitié.
On se souvient que le documentaire de Marcel Ophuls avait indigné Simone Veil, alors administratrice de l’ORTF, au point qu’elle en interdise la diffusion. (C’est ainsi qu’elle contribua à augmenter son audience puisqu’il fut diffusé en salle après dénonciation de la censure.) On n’écrit pas l’histoire de la même manière selon les époques et Ophuls aurait probablement fait un documentaire différent sur les milieux de mémoire résistants vingt ans plus tard, quand la corporation des historiens s’accorda unanimement sur la surévaluation de la geste résistante, désormais appelée « mythe résistancialiste ».
Il reste que Le Chagrin et la Pitié avait en son temps, celui de l’avant-Paxton pour faire court, largement contribué à la remise en question dudit mythe. Attentive à l’impact de l’air du temps sur nos travaux, j’étais donc pour le moins curieuse de la condamnation qu’annonçait le titre.
Las, je réalisai bien vite la témérité de mon projet de rencontre ! Contactés par téléphone, Ophuls et Laborie étaient a priori d’accord pour se rencontrer, mais, si la rencontre n’eut pas lieu, la raison n’en fut pas seulement le problème technique qui consistait à les faire venir à l’université de Nanterre et à les accueillir dans les locaux d’alors de l’ISP, des préfabriqués situés sur le terrain vague bordant le campus et jouxtant une des plus vieilles barres d’HLM de la commune. Non, la raison tint au fait que, ai-je compris d’emblée, le dialogue était impossible. Marcel Ophuls était prêt à en découdre, ce qui se comprenait, le ciel, ou plutôt le titre, lui tombant sur la tête, et je voyais mal comment organiser un débat pacifié. La clarification que j’espérais paraissait de plus en plus improbable. À lui seul le titre avait ruiné le contenu du livre. Pierre Laborie semblait en être conscient. Et même désolé. Mais pourquoi avait-il accepté ce titre ? C’était, me dit-il alors, le choix de l’éditeur.
On sait que le titre revient à ce dernier, puisque c’est lui qui prend les risques de la commercialisation. En principe cependant, il le choisit en accord avec l’auteur. (Pour avoir eu des désaccords mémorables concernant les titres et les couvertures d’une collection dont j’étais la directrice, dans un milieu où la politique du marketing était musclée, je peux affirmer qu’il est possible de ne pas céder.)
Le livre de Pierre Laborie ne méritait pas ce titre et je persiste à penser que la charge qu’il contenait n’était pas justifiée. Cette rencontre ratée est d’autant plus regrettable que les documentaristes comme Ophuls contribuent de plus en plus à la fabrication du récit historique. Ils atteignent un public incomparablement plus large que nos ouvrages savants. En un sens, eux aussi font, avec leurs propres outils, œuvre d’historiens. Bien des documentaires filmiques (soumis aux contraintes des chaînes de télévision) nous déçoivent, il est vrai, mais certains, comme ceux d’Ophuls, précisément, font partie de nos sources. Sans ce titre provocateur qui répondait à des exigences de marketing, nous aurions pu avoir un débat utile sur ces deux modes de représentation du passé proche où la mémoire collective et les sources archivistiques se rencontrent et s’affrontent.
Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 21