Le roman graphique contemporain dans son rapport à l’Histoire et à la mémoire interroge le passé et en donne une mémoire graphique et visuelle pour penser le présent. Herzl. Une histoire européenne (Camille de Toledo, Alexander Pavlenko, Denoël Graphic, 2018, 352 p.) nous plonge dans les méandres d’une mémoire torturée, celle d’Ilia Brodsky, le narrateur, qui raconte son enfance d’orphelin juif né en Russie en 1874, fuyant avec sa sœur les pogroms de 1881-1882 et cherchant une terre d’accueil. Ce sera Vienne, où il croisera le jeune Theodor Herzl, issu d’une famille bourgeoise juive bien intégrée. Ilia décide de mener une enquête biographique sur cette figure historique majeure du mouvement sioniste de la fin du XIXe siècle. Il se plonge dans la lecture de ses écrits et se rend à Paris où il rencontre Max Nordau, autre figure emblématique. Il s’interroge sur les ressorts, y compris intimes, qui ont poussé Herzl à rêver, écrire et tenter de donner une réalité politique à cette utopie d’une Terre promise pour les Juifs.
Tout dans cette œuvre est pensé pour mettre en avant l’énonciation d’une mémoire en action, qui se veut témoignage et transmission. Le style graphique et les choix chromatiques signalent d’emblée une non-contemporanéité pour le lecteur actuel. Le mode de figuration visuelle rappelle les romans en gravures des années 1920 et leur style expressionniste par le traitement du trait épais et l’emploi de noirs profonds. A. Pavlenko y ajoute sa signature. Il reprend les motifs et techniques de l’Art Nouveau dans le traitement des à-plats, de la perspective, des courbes et des décors. Il donne du volume aux formes par sa technique pointilliste. Enfin, ses atmosphères doivent beaucoup au contraste clair-obscur des tons bruns et des teintes ocre jaune dont les nuances discriminent chaque élément. Ce chromatisme bitonal met à distance et crée une atmosphère crépusculaire.
Le récit débute par une image en pleine page saisissante : le lecteur découvre dans le même temps le personnage- narrateur, Ilia Brodsky, qui vient de se suicider (Londres 1932) et l’image du dernier folio de son livre-testament écrit « contre Herzl », confesse-t-il (p. 89). C’est depuis ce temps et ce lieu qu’il va remonter à son enfance et tresser son destin d’exilé avec celui de Theodor Herzl. La voix post mortem ‒ qui fait office de récitatif ‒ se souvient, témoigne et c’est ce qui rythme l’avancée de la lecture.
Herzl. Une histoire européenne est organisé en chapitres dont les titres sont réduits à une date renvoyant à la diégèse ou à la narration : « 1882 », « 1931 », « 1895 », « 1926 », « 1931 ». Au sein de chaque unité, les retours en arrière et anticipations rompent la linéarité chronologique. Le tout sans rupture graphique ou chromatique, ce qui fait que le lecteur peut passer d’une case à l’autre et se retrouver dix ans en arrière ou quarante ans plus tard sans en être averti.
Le chapitre inaugural « 1882 » pose le récit initiatique de l’enfance, marquée par la violence et la dureté des conditions de survie. Les années de formation du jeune Ilia sont qualifiées de premier exil. Le récit met en image le passage d’une infrahumanité dans laquelle le système de zone de résidence confinait les Juifs de Russie à une vie précaire à Vienne, celle des enfants miséreux, jetés sur les routes de l’exil. Le chapitre « 1895 », quant à lui, aborde la vie des deux adolescents jusqu’à l’âge adulte. Leur condition s’améliore à Londres. Une mansarde leur tient lieu de logis et de refuge, dans le quartier populaire de l’East End où se concentre la population pauvre et immigrée. Ilia deviendra photographe professionnel.
Le frère et la sœur représentent deux facettes de l’exil : l’exil comme effacement, perte et abandon pour le vulnérable Ilia ; l’exil comme promesse d’avenir, résilience et mémoire pour Olga. Le surgissement d’autres personnages n’est jamais anodin, tel le jeune Poïpy qui les initie au socialisme et les intègre dans les circuits de solidarités ouvrières à Vienne, juives et libertaires à Londres.
La dimension biographique prend le pas à partir du chapitre charnière « 1895 » et les chapitres « 1926 » et « 1931 » sont plus nettement consacrés à la vie, l’action et l’oeuvre de Herzl. Ilia lit les journaux et essais de Herzl. Il rend visite à Max Nordau à Paris juste avant sa mort en 1923. Il évoque avec lui l’enfance à Pest et la jeunesse viennoise mondaine, analepses qui bénéficient d’une mise en image sans récitatif, offrant ainsi une respiration bienvenue pour le lecteur. Tout comme le bureau et le studio d’Ilia, la bibliothèque de Nordau est une archive écrite du mouvement sioniste. Outre le rôle fondamental qu’il a joué dans ce mouvement, Nordau fait le lien entre Herzl et Ilia et apparaît comme un passeur de mémoire. Le dernier chapitre « 1931 » (p. 250-329) détaille plus précisément l’action politique et diplomatique de Herzl. Il remonte à 1897, au premier congrès sioniste et rappelle les étapes qui ont fait de Herzl l’ambassadeur de la cause sioniste. À grand renfort de dates et de repères historiques, il décompose ‒ par le récitatif et par la mise en images ‒ les actions menées, les efforts pour négocier une terre en Palestine auprès du sultan à Constantinople, les longs pourparlers au sujet de la localisation géographique de l’État Juif. La mise en récit alterne effort diplomatique, combat d’idées et de visions, division du mouvement sioniste et obstination pour trouver le point de compromis. La vision de Herzl est interrogée ainsi que les contradictions et tensions internes du mouvement sioniste, pris en étau entre la vision d’un État moderne et laïc tourné vers le futur et un état juif ancré dans le passé, la tradition et la religion. L’utopie de son roman Altneuland, publié en 1902, est confrontée à la réalité violente d’une Palestine sous mandat britannique en 1929. Ces chapitres donnent vie et image au personnage historique en lui conférant une épaisseur psychologique : sont retracés ses déboires conjugaux, la vie de famille sacrifiée, une vie d’errance finalement et la mort par épuisement. Le narrateur s’interroge sur les raisons profondes qui ont poussé Herzl à mener ce combat : il s’agit certes de trouver une réponse à l’antisémitisme qui se propage en Europe, de mettre fin à l’exil et à la persécution des juifs de l’Est mais le souvenir lancinant de sa sœur morte et enterrée à Pest est donné comme un puissant moteur.
Cette œuvre porte un discours impliqué et réflexif, qui questionne avant tout et ne livre aucune vérité toute faite. Cela va de pair avec une complexité et un enchevêtrement des strates temporelles et discursives qui lient et confrontent le destin de Ilia, personnage subalterne, et celui de Herzl, personnage historique. Et l’on renverra aux compositions en bandeaux de certaines doubles planches (p.124 et 125 et p. 164-165), au sein desquelles se matérialise une construction dialectique opposant à distance et dans le temps le théoricien tourné vers le futur État juif et le regard rétrospectif du narrateur sur son vécu de paria et d’exilé. Ainsi, tandis que la langue est la patrie pour Olga et Ilia, Herzl voit le yiddish comme un « jargon dégénéré », une « langue sans terre » (p. 164).
Herzl. Une histoire européenne décline donc, dans une grande diversité de procédés, une mémoire visuelle de l’exil et de la vulnérabilité sociale qu’il engendre ‒ voir les images panoramiques de colonnes d’exilés en ombres chinoises (p. 5), ou le cadrage plus resserré d’une case où des larmes de pluie saturent l’image et recouvrent les personnages, pantins sans défense à la merci des intempéries (p. 25). À ce titre, la photographie apparaît comme un support de cette mémoire visuelle (p. 272). Ce roman graphique donne également une image à la détresse psychologique et à l’exil intérieur (voir la succession magistrale de quatre portraits en pleine page, recréant et décomposant l’instant de la douleur aiguë provoquée par le souvenir de la perte d’Olga, p. 206-209). À travers l’écriture-dessin des tourments intérieurs des deux personnages, dont l’un rêve d’une terre pour enterrer sa sœur restée à Pest, et l’autre se sent incapable de vivre sans sa sœur, enterrée à New York, ce récit porte un discours d’un lyrisme tragique sur l’exil, la douleur, le deuil impossible, la perte et l’abandon.
En circonscrivant le récit dans un temps délimité qui ne va pas au-delà de 1931, les auteurs nous invitent à mesurer l’importance de cette période du mouvement sioniste et de l’histoire des Juifs de l’Est, d’avant l’accession au pouvoir de Adolf Hitler, la Shoah et la naissance de l’État d’Israël. On notera l’insistance à structurer et tresser les dates historiques et fictionnelles (Ilia a 49 ans au moment où la dépouille de Max Nordau est transférée à Tel Aviv en 1926 ; Joseph Roth est né à Brody en1894, douze ans après le passage de Olga et Ilia, etc.) Mais cela entraîne quelques invraisemblances (par exemple le départ de Olga et Ilia de Vienne en 1884 comme précisé dans le récitatif, p. 104, n’est pas possible).
Ce roman graphique est dense. Une densité qui est le résultat d’une alchimie réussie entre un texte puissant – même s’il est parfois bavard – et une mise en image qui donne le ton, aux antipodes d’un simple travail d’illustration. Sa dualité temporelle en fait une fiction mémorielle qui ne cesse d’interroger, de porter à la connaissance un passé antérieur à la Shoah pour penser le présent.
À la question du narrateur déambulant dans les rues de Londres, se demandant quel est son pays, sa terre et quel est le pays des Juifs, la thèse qui semble tout de même avoir les faveurs des auteurs est celle d’un universel qu’incarnerait la condition diasporique juive qui « garde le sens de l’exil » (p. 278), en recherche d’un pays toujours en devenir, un pays au milieu des cultures, des nations, des langues. La couverture de la jaquette est à ce titre révélatrice : les diagonales que forment la dorure en relief ‒ trait cinétique qui dénote la vitesse du train dans lequel se trouve Herzl sillonnant l’Europe ‒ symbolisent cette « lumineuse promesse » (p. 280) cette tension vers l’avenir, que ni Ilia, ni Herzl ne connaîtront.