Le procès de Iouri Dmitriev. À qui profite le “crime” ?

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 20.04.2018
© Thomasz Kizny

On connaît le visage de l’historien et ethnographe Iouri Dmitriev (né en 1956) pour l’avoir rencontré dans La Grande Terreur 1937-1938 (Kizny & Roynette), parmi les portraits des principaux acteurs actuels de cette mémoire. Responsable de l’association « Memorial » de Carélie, on lui doit la découverte de plusieurs sites d’inhumation de victimes de massacres, par exemple la nécropole de Sandarmokh dans la région de Medvejiegorsk (1997) ; ainsi que la création d’une base de données sur les personnes déportées en république de Carélie.

Le 1er décembre 2016, son appartement est « visité » en son absence par  des inconnus ; lui-même se trouve alors au poste de police, convoqué ce jour-là pour une visite de routine (genre de contrôle souvent imposé aux membres des ONG en Russie). Le 13 décembre, il est arrêté, accusé de fabriquer du « matériel pornographique » sur des mineurs. Il s’agit de photographies de sa fille adoptive, âgée de 11 ans, trouvées dans son ordinateur. Après avoir élevé ses deux enfants, Dmitriev a adopté en 2008 une fillette de trois ans handicapée. Les clichés constituaient une sorte de « carnet de santé » réalisé à l’intention des médecins. L’accusation de pédophilie est une des plus graves aujourd’hui en Russie : Dmitriev encourt jusqu’à quinze ans de prison. Son procès a débuté à Petrozavodsk le 1er juin 2017 et devrait se terminer début septembre ; le 29 juin, il a saisi la Cour européenne des droits de l’homme.

Ceux qui ont pris sa défense – et ils sont nombreux, depuis le groupe de soutien qui s’est rendu devant sa prison avec des pancartes où il était écrit « Bon anniversaire » le 28 janvier, jusqu’à la communauté intellectuelle internationale (voir Change.org et Werth), en passant par des représentants de l’Église – sont généralement persuadés que l’accusation de pédophilie cache une affaire politique. Or, il n’est pas aisé d’en cerner les logiques précises : la région de la Carélie avait soutenu plusieurs projets de Dmitriev et les recherches qu’il menait depuis  près de vingt ans dans les archives locales n’auraient pas pu être réalisées sans l’aval des autorités. D’un autre côté, les postes clés étant souvent détenus dans les régions par les descendants des acteurs de la terreur, la mémoire des victimes peut y être particulièrement dérangeante.

Il est possible que le statut de monument international, récemment attribué à la nécropole de Sandormoch où reposent environ 9 500 victimes de la Grande Terreur, ait été perçu comme une atteinte à l’image de la Russie. En effet, si aucun interdit officiel ne pèse sur la mémoire des répressions staliniennes qui, bon an mal an, se construit à travers des initiatives essentiellement privées ou associatives, mais parfois aussi nationales – comme en témoigne le musée du Goulag de Moscou récemment installé dans de nouveaux locaux1 –, son émergence est évaluée à l’aune des mythes nationaux (Flige). Lorsqu’elle déborde cette continuité nouvellement construite entre l’État soviétique et la Russie éternelle, elle est souvent jugée contraire aux idéaux patriotiques et servant les intérêts de l’Occident. C’est ainsi que l’association « Memorial » a été frappée du sigle infamant et de sinistre mémoire d’« agent étranger ». Imposée par les pouvoirs publics, cette mention doit désormais apparaître sur toutes ses publications. L’arrestation de Dmitriev pourrait donc n’être qu’une des actions dirigées contre « Memorial », d’autant plus que les filiales de l’association en province sont particulièrement fragilisées, aussi bien du point de vue de leur statut juridique que sur le plan de leur visibilité.

Сette hypothèse est confortée  lorsqu’on voit l’émission diffusée le 11 janvier 2017 sur la chaîne nationale de grande écoute, Rossia 24, consacrée à l’association, où l’affaire Dmitriev figurait au premier plan. Un glissement y était opéré entre la  « pédophilie » de Dmitriev et l’exposition de « Memorial », « Des guerres différentes », sur le traitement de la Seconde Guerre mondiale (en Russie, « Grande Guerre patriotique ») dans les manuels scolaires de plusieurs pays. Admettre une pluralité de versions pour cet événement sacralisé fut ainsi implicitement assimilé à une « perversion » que l’affaire Dmitriev permettait enfin d’éclairer. Certaines des photographies incriminées ont été montrées à l’écran en guise de preuve, alors que l’instruction n’avait pas encore rendu ses conclusions et que les experts ne s’étaient pas encore prononcés (ils devaient déclarer par la suite que les clichés n’avaient aucun caractère pornographique).

Au-delà de l’usage politique immédiat de l’affaire Dmitriev, on est frappé de la manière dont la question du corps – véritable pierre d’achoppement de la mémoire russe des répressions – refait surface à travers cette émission et tout au long du procès. L’exposition devant les téléspectateurs du corps nu de la fillette transforme indirectement l’activité militante de Dmitriev en quête de jouissance coupable. Plus que cela, elle fait écran sur les corps des meurtres de masse, métabolisant l’angoisse collective que provoquent encore les nombreux morts sans sépulture disséminés à travers le pays (Anstett & Dreyfus) en trauma sexuel. En ce sens, peu importe que ces clichés aient été utilisés avec l’aval ou en marge des instances judiciaires. Le secret qui a longtemps pesé sur les dépouilles des fusillés rejaillit aujourd’hui dans l’organisation du procès, qui se tient à huis clos. Et l’obscénité du crime d’État comme de son occultation est recyclée dans l’obscénité de l’accusation. Celle-ci cherche à transformer l’impunité dont ont joui les acteurs des violences en condamnation pour un acteur de la mémoire. On est manifestement face à une culture qui, du moins au niveau officiel, n’est pas prête à faire place aux cadavres des crimes staliniens sinon en les recouvrant d’un autre « crime » et d’un autre corps, celui prétendument abusé  de l’enfant, symbole par excellence de l’innocence – a fortiori quand il s’agit d’une enfant handicapée. Ce n’est pas un hasard si, au cours de l’émission, le chiffre des fusillés découverts à Sandormoch a été contesté : le déplacement du sens de la violence – attribuée non pas à l’État, mais à la mémoire – vise précisément à annuler les véritables enjeux de cette géographie des répressions progressivement recouvrée à travers les sites d’inhumation que les descendants s’approprient par des pratiques commémoratives organisées ou spontanées. Bref, les mots comme « absurde » ou « surréaliste » qui ponctuent les réactions au procès indiquent peut-être qu’en convoquant le sexe pour occulter la violence et la mort les instigateurs du procès jouent autour de la figure de Dmitriev – à qui ce jeu risque de coûter cher – une sorte de déconstruction postmoderne et macabre de la mémoire des violences staliniennes que, décidément, l’État cherche à ramener de force dans les « sentiers de la gloire » transhistoriques.

 

Bibliographie et sitographie

Anstett, Elisabeth & Dreyfus, Marc (dir.), 2013, Cadavres impensables, cadavres impensés. Approches méthodologiques du traitement des corps dans les violences de masse et les génocides, Paris, Petra.

Flige, Irina, 2016, « La victime et le bourreau en quête d’un héros historique : le paradigme muséal des expositions sur la terreur et le Goulag en Russie », in Delphine Bechtel & Luba Jurgenson (dir.), Muséographie des violences en Europe centrale et ex-URSS, Paris, Kimé, p. 127-149.

Galkova, Irina, 2016, « Entretien avec Irina Galkova », Mémoires en jeu, n° 1, p. 17-18.

Kizny, Tomasz & Roynette, Dominique, 2013, La Grande Terreur en URSS, 1937-1938, Paris, Noir sur Blanc.

Werth, Nicolas, 2017, « Il faut sortir de prison l’historien Dmitriev », Libération, 30 janvier http://www.liberation.fr/debats/2017/01/30/il-faut-sortir-de-prison-l-historiendmitriev_1545000, visité le 8 août 2017.

https://www.change.org

1 Les autorités de Moscou ont également soutenu l’exposition de rue sur Chalamov organisée par « Memorial » (Galkova). L’association a pu aussi bénéficier de financements relevant du budget fédéral.

Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 24-25