Le poète transnational

Nicolas BeaupréUniversité Blaise Pascal – CHEC Clermont-Ferrand, IUF
Paru le : 06.11.2017

Entre 1914 et 1918, Yvan Goll écrit contre la guerre.

En français et en allemand.

Photo d’Yvan Goll par Pierre AMADOZ en 1920. © Musée Pierre-Noël, Saint-Dié-des-Vosges, cliché Karine Laine

Si le centenaire de la Grande Guerre a indéniablement pris la forme d’un « centenaire culturel », certaines expressions artistiques demeurent néanmoins assez largement dans l’ombre, du moins dans notre pays. La poésie de guerre en fait partie, alors qu’elle est au contraire au centre des commémorations britanniques. En France, elle a certes fait l’objet d’un certain nombre d’initiatives1, dont une exposition à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne2, mais sa place demeure très réduite en comparaison des manifestations et publications consacrées aux « témoignages combattants » de toutes natures (récits, journaux et correspondances notamment). De manière significative, les lecteurs de poésie ne disposent toujours pas, en France, après plus de trois années de centenaire, d’une anthologie de poésie de guerre française digne de ce nom, sans même parler d’une anthologie de poésie internationale.

De ce point de vue, il convient de saluer avec une ferveur toute particulière l’initiative malheureusement demeurée trop confidentielle – un premier tirage à 325 exemplaires a   rapidement été épuisé – des éditions ASPECT de Nancy et de l’association « Les amis de la Fondation Yvan Goll », qui éditent un recueil – enrichi de sept œuvres graphiques d’artistes contemporains – d’écrits pacifistes et de guerre du poète et critique Yvan Goll parus entre 1915 et 1920.

À l’instar de René Schickele, Yvan Goll – mais également son épouse Claire Studer – est à la fois un auteur de prose et de poésie d’avant-garde d’une importance considérable et une figure de passeur littéraire entre la France et l’Allemagne. Cet ouvrage en témoigne puisqu’il reprend notamment la plaquette fort recherchée des bibliophiles Le Cœur de l’ennemi, publiée en 1919 par les éditions de la revue socialisante et pacifiste Les Humbles. Ce petit volume était alors la première (et la seule jusqu’à ce jour) anthologie de poésie de guerre allemande parue en français. Goll proposait alors en traduction un choix de poèmes des plus grands auteurs expressionnistes allemands et autrichiens ayant pris le conflit pour thème, conflit dans lequel – contrairement à   lui – la plupart avaient combattu. Avec cette anthologie, le public, fort rare il faut bien le dire, avait pu prendre connaissance des vers de Georg Trakl, René Schickele, Wilhelm Klemm, Alfred Wolfenstein, Albert Ehrenstein, Johannes R. Becher, Walter Hasenclever et bien d’autres encore. Ne serait-ce que pour cette réédition, l’initiative de cette publication était déjà fort louable. Mais là n’est évidemment pas son seul intérêt. Le lecteur francophone ne disposait jusqu’à présent – du moins en réédition récente – que de bien peu de textes pour faire plus ample connaissance avec Goll, hormis le recueil tardif L’Herbe du songe (Traumkraut) de 1949 traduit par le poète alsacien Claude Vigée pour les éditions Artfuyen en 1988 ou l’hilarant, caustique et hautement recommandable Sodome et Berlin repris en 1995 par les éditions Circé, qui peignait sous des traits grotesques et enlevés l’Allemagne des lendemains de la Grande Guerre.

Yvan Goll (1891-1950), dont la carrière est présentée dans l’ouvrage, est né sous le nom d’Isaac Lang à Saint- Dié-des-Vosges3 dans une famille juive alsaco-lorraine. Bilingue dès l’enfance, il étudie en Allemagne et acquiert la nationalité allemande. Publiant dans les revues – notamment Die Aktion et Der Sturm – et chez les éditeurs d’avant-garde avant 1914, il s’exile en Suisse pour éviter d’avoir à revêtir l’uniforme contre sa patrie de naissance. En Suisse, il côtoie, à Zurich, toute l’intelligentsia germanophone exilée mais fait également l’interface avec le milieu genevois francophone rassemblé autour des revues pacifistes de Romain Rolland et Henri Guilbeaux, lesquelles éditent également ses textes. Goll écrit et publie en effet ses poèmes concomitamment dans les deux langues et devrait donc être considéré tout autant comme un poète de guerre français que comme un poète de guerre allemand, ce qui n’est encore à ce jour pas vraiment le cas. Ses Élégies internationales, sous-titrées Pamphlets contre cette guerre, reprises dans ce volume, sont ainsi publiées directement en français en 1915. Dès le premier texte, un poème en prose intitulé « Peuples guerriers ! », Goll justifie en filigrane son refus de se battre pour une autre patrie que la sienne véritable : l’Europe :

« Ô peuples héroïques ! Vous qui cherchez

votre grande bataille !

Vous en perdîtes la plus grande,

Européens !

L’Europe ! » (p. 31)

Une fois encore, les poèmes de Goll nous montrent que le refus de la guerre le plus précoce et le plus radical n’est pas né de son cœur saignant, des tranchées, mais bien à distance de celles-ci, loin du fracas des canons et du spectacle des corps déchiquetés. Cette distance permet du reste au poète de n’être pas uniquement sensible aux souffrances des combattants mais aussi à celles des habitants des villes et des campagnes, à proximité de la ligne de feu, ou en arrière. Après ce premier recueil en français dédié à Romain Rolland, Goll fréquente à la fois les pacifistes français et allemands, les dadaïstes, les exilés russes. C’est en Suisse qu’il fait la connaissance de l’auteure Claire Studer qui devient son épouse.

Le leitmotiv européen et européiste ne le quitte pas ; il est même au cœur de son Requiem. Pour les morts de l’Europe, paru en allemand en 1917 et partiellement en français en 1917 puis  en 1919. Pour la première fois, il est publié ici intégralement en français, les parties jusqu’alors manquantes étant remarquablement traduites par le poète belge Werner Lambersy. C’est ce long texte qui constitue le cœur de la présente publication. Comme son titre l’indique, cette suite poétique prend effectivement la forme d’un requiem alternant récitatifs et poèmes – élégies, litanies, hymnes, chœurs – qui sont autant de chants et de plaintes emplis de compassion pour les victimes et les morts de la guerre, comme annoncé dès l’incipit de l’œuvre :

« Je veux plaindre le bannissement

des hommes hors de leur temps ;

Je veux plaindre les femmes au cœur

chantant devenu cri ;

Je veux rassembler toutes les plaintes

et les répéter

Quand les veuves se frappent la

poitrine sous la lampe qui grésille » (p. 53)

Si jamais l’expression « guerre civile européenne » qu’affectionnent certains historiens – de droite comme de gauche – a jamais eu un sens, c’est sans doute dans ce texte de Goll, longue lamentation sur ce que fut la guerre pour ceux qui la vécurent au front ou loin du front : « La saignée de l’Europe ; le choléra dans les sombres ruelles des villes ; la haine hurlante des esprits. » (p. 66) Pour le poète, tous sont ou devraient être frères : « Tommies, Poilus, Bavarois, Moujiks, Bersagliers, Honveds ! » (p. 67). Le cycle se clôt alors sur une possible rédemption par la création d’un « homme nouveau », d’un « citoyen du monde », d’un homme de paix et de raison né « de la fermentation obscure des souffrances […] dans la nuit des glèbes terrestres » (p. 73-74). Le requiem de Goll est sans aucun doute un des sommets de la poésie pacifiste de la Grande Guerre. Bien qu’écrit au moment où son auteur s’intéresse aux expériences dadaïstes, le cycle poétique reste profondément expressionniste par son lyrisme, son pathos, les images qu’il évoque et la mystique qui l’habite.

L’ouvrage est complété par un texte politique de circonstance contre une loi de conscription allemande, deux odes à Berlin et à Paris – celle-ci se clôt sur un ironique « Debout les morts ! » (p. 80) détournant ainsi le très patriotique appel de Jacques Péricard popularisé par Maurice Barrès. Une émouvante Lettre à feu le poète Guillaume Apollinaire de 1919, qui subvertit également à nouveau la fameuse apostrophe, boucle le volume. Goll y enjoint la France à porter le deuil d’Apollinaire alors qu’elle « n’a pas le temps de pleurer » (p. 113), trop occupée à célébrer sa victoire. Lui, pleure le poète et lui pardonne d’avoir « aimé la guerre », d’avoir « trahi Apollon » pour devenir « Marsinaire » (p. 116). Dans ce courrier envoyé au grand mort, il porte notamment à son crédit le « surréalisme », qu’il définit alors ainsi : « La grande révolution des arts, qu’il a accomplie presque seul, c’est que le monde est sa nouvelle représentation. » (ibid.)

En 1919, Yvan Goll choisit de s’installer avec son épouse Claire à Paris, continuant de publier aussi bien en allemand qu’en français et à traduire dans les deux langues les œuvres de ses contemporains et à participer à toutes les avant-gardes artistiques et littéraires. En 1924, en publiant l’unique numéro de la revue Surréalisme, il se fâcha avec Breton qui n’entendait guère partager avec Goll son leadership sur la nouvelle révolution littéraire et artistique.

On l’aura compris, ce recueil des écrits de guerre, des poèmes et des traductions d’Yvan Goll devrait trouver une place, qu’il aurait depuis longtemps dû prendre, dans les rayonnages de la grande bibliothèque des grands textes de la Grande Guerre.

 

Yvan Goll, Écrits pacifistes, poèmes et proses, 1914-1920, Allain, Nancy, éditions ASPECT, 2016, 136 p.

 

1 Voir notamment le tableau consacré Aux initiatives commémoratives autour des écrivains – dont un certain nombre de poètes – publié Par le Souvenir français sans sa lettre d’information de novembre 2016 et disponible en ligne  à l’adresse suivante : http://le-souvenir-francais.fr/wp-content/uploads/2016/11/tableau-desc%C3%A9r%C3%A9monies-EC.pdf.

2 Écrivains en guerre : « Nous sommes des machines à oublier », exposition présentée du 28 juin 2016 au 16 novembre 2016 (commissariat Laurence Campa et Philippe Pigeard).

3 La bibliothèque municipale et le musée de la ville de Saint-Dié-des-Vosges conservent une partie de ses archives et sa bibliothèque, le reste (les manuscrits allemands) étant déposé aux archives de la littérature allemande à Marbach sur le Neckar).

Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 14-15