Après Général Idi Amin Dada (1974) et L’Avocat de la terreur (2007), le cinéaste suisse Barbet Schroeder achève, avec son dernier film Le Vénérable W., ce qu’il appelle lui-même sa « trilogie du mal ». Nulle forfanterie ni prétention dans cette expression qui vise à rendre compte d’un projet consistant à faire parler face à la caméra différents personnages incarnant différentes formes du mal qui n’ont en vérité d’autre point commun que de précipiter et/ou de justifier des actes violents à grande échelle. Après un dictateur fou et sanguinaire, le réalisateur avait franchi une étape dans son exploration des arcanes d’un mal protéiforme avec un retour sur le parcours de l’avocat Jacques Vergès, de ses luttes anticolonialistes à sa défense de terroristes célèbres tels que Carlos. Après l’armée et le droit, c’est à une autre institution humaine que s’attaque Schroeder : la religion. Or la démarche est d’autant plus pertinente que la religion en question est probablement la moins suspecte de fanatisme, d’intolérance ou de violence : il s’agit du bouddhisme.
L’action se passe de nos jours en Birmanie, dans un pays où la population est à près de 90 % bouddhiste. Or, depuis maintenant plusieurs années, le pays est secoué par les vagues d’une violence exercée contre les minorités religieuses, en particulier la minorité de confession musulmane. Schroeder expose ainsi au spectateur un double paradoxe : comment une religion pacifique fondée sur la tolérance peut-elle engendrer une violence entraînant des dizaines de morts ? Comment un pays dont « l’identité culturelle » n’est nullement menacée peut-il céder à la peur et la haine ?
La Birmanie est un pays qui compte cinquante et un millions d’habitants, répartis entre plus de cent trente ethnies correspondant à quatre religions. Si les tensions intercommunautaires ne sont pas nouvelles, on peut au moins s’étonner de voir des moines bouddhistes prêcher la peur et prôner la violence. L’un des plus influents s’appelle Wiseitta Biwuntha (Ashin Wirathu). Il est né le 10 juillet 1968 à Kyaukse, dans la région de Mandalay, au centre du pays. À l’âge de 14 ans, il entre au monastère de sa ville natale. C’est en 1991 qu’il devient moine au monastère de Mandalay. Lorsque naît Wirathu, la Birmanie est un État indépendant depuis vingt ans. Mais, en 1962, un coup d’État a placé à la tête du pays une junte militaire. Le jeune Wirathu n’a donc pas connu d’autre régime politique que celui-là. Un régime qui n’hésite pas à pourchasser et à violenter les minorités. En 1978 est lancée l’opération « King Dragon » dans la région d’Arakan, sur la côte occidentale de la Birmanie. Dans cette région vivent de nombreux musulmans, et plus particulièrement des Rohingyas. Ceux-ci sont arrêtés en masse et torturés, voire exécutés ; quelque 200 000 Rohingyas sont contraints de fuir la Birmanie pour trouver refuge au Bangladesh, ce qui crée une crise humanitaire majeure. Quatre ans plus tard, le régime birman va jusqu’à priver de leur nationalité birmane tous les Rohingyas du pays, les privant de ce fait de leurs droits civiques. Au début des années 1990, a lieu un nouvel exode massif de Rohingyas vivant en Birmanie et fuyant des persécutions toujours plus dures. Plus de 250 000 personnes se retrouvent ainsi parquées dans des camps de réfugiés au sud-est du Bangladesh. Loin de témoigner de la solidarité ou de la compassion, le moine Wirathu commence, au début des années 2000, une carrière de prêcheur violemment islamophobe. Ses discours trouvent un écho puisqu’en 2003, dans sa ville natale de Kyaukse, des émeutes antimusulmanes font une dizaine de morts. Wirathu se voit dès lors condamné à 25 ans de prison pour incitation à la haine. Comme on peut l’imaginer, cette expérience carcérale va servir la gloire de Wirathu, d’autant que, dès 2012, bénéficiant d’une amnistie générale à l’occasion d’une élection présidentielle qui voit la dissolution de la junte, le moine belliqueux recouvre la liberté. Il reprend alors un mouvement culturel bouddhiste, le mouvement « 969 », pour en faire la plaque tournante d’une propagande antimusulmane qui passe, par exemple, par des appels au boycott de tous les commerces tenus par des musulmans. Mais il va aussi instrumentaliser un tragique fait divers pour attiser la haine et permettre le déclenchement de violences qui aboutiront à la proclamation de l’état d’urgence en juin 2012. Il faut dire que le bilan est alors de 80 morts, 100 000 déplacés et plus de 4 000 maisons incendiées. Le feu est ainsi un élément récurrent. Il apparaît d’abord à l’arrière-plan de l’affiche du film où l’on voit Wirathu méditer, comme si sa réflexion provoquait des incendies destructeurs. Ce feu ravage les maisons des musulmans, dont les bouddhistes racistes prétendent qu’ils les brûlent eux-mêmes afin d’obtenir des dédommagements pour mieux reconstruire. Mais, entre la pensée, les discours de Wirathu et les bâtiments incendiés, il y a ces plans où l’on voit ces braises rougeoyantes (elles permettent aux femmes de chauffer leurs fers à repasser) qui traduisent en un symbole visuel l’état de combustion d’une société où l’on attise la haine. À partir du mois de novembre, Wirathu se lance dans une tournée de sermons à travers le pays. Les effets ne se font pas attendre : le 20 mars 2013, dans la ville de Meitkila, dont la population compte 30 % de musulmans, éclate une émeute qui va durer trois jours et coûter la vie à 40 personnes. Les émeutes et les violences se poursuivront ailleurs dans le pays tout au long de l’année 2013.
Ces événements, le spectateur les découvre dans le film de Schroeder. Ce dernier se plaît à confronter le discours de Wirathu et la réalité de la société birmane. En effet, le moine ne cesse d’invoquer dans ses discours les notions de « race » et de « religion » comme les deux composantes essentielles d’une culture birmane mise en péril par ce qu’il dépeint comme un véritable expansionnisme musulman. De ce point de vue, nous ne sommes pas très éloignés de ce que Renaud Camus nomme, en France, le « grand remplacement ». Face à ce discours, le cinéaste suisse met en place un dispositif offrant un contrepoint au spectateur. Il expose ainsi les témoignages des victimes de la propagande nationaliste et populiste à travers des images d’archives (notamment un reportage de la chaîne française TF1 datant de 1978 sur l’opération « King Dragon » où un Rohingya fait explicitement le lien entre les persécutions des siens et celles des Juifs des années trente) mais aussi des archives « contemporaines » avec des enregistrements vidéo de téléphones portables où l’on peut voir la rage des émeutiers, la détresse des molestés… et la passivité des policiers ou des soldats. Il donne également à entendre, grâce à la voix off de Bulle Ogier, des préceptes bouddhiques : « Comme une mère protégerait son unique enfant au risque de sa propre vie, cultivons un amour sans limite envers tous les êtres », en totale contradiction avec le discours de Wirathu et les actes de ceux qui le suivent. De la même façon, Schroeder permet à deux dignitaires bouddhistes de faire valoir leurs désaccords avec Wirathu en rappelant les fondements de l’enseignement bouddhique, leur inadéquation totale avec tout discours de haine ainsi qu’un rappel de l’histoire récente de la Birmanie.
Si le spectateur se rend rapidement compte que le titre est à comprendre ironiquement, il aurait cependant tort de ne voir dans ce film que le portrait d’un manipulateur ambitieux et pervers. Ce qui intéresse Barbet Schroeder, c’est ce que Michel Tournier appelait une « inversion maligne » qui consiste à transformer une réalité en son contraire. Autrement dit, comment passe-t-on d’un discours de paix et d’harmonie à des appels à la violence ? Comment un idéal se retourne et devient son exact contraire ? Après le tournage d’Amin Dada, le réalisateur voulait enchaîner avec un film sur les Khmers rouges, non pas sur leurs années de pouvoir, mais sur les idéaux qui avaient été les leurs lorsqu’ils étaient étudiants à Paris et fréquentaient la Sorbonne.
Un proverbe dit que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Certes, mais ce que montre surtout Barbet Schroeder, c’est que l’enfer est toujours pavé de mauvaises intentions. L’appel à la violence et au meurtre ne recèle aucune vertu. C’est lorsque l’on confond l’enfer avec le paradis, lorsque la crédulité empêche de voir un mal évident, que l’illusion s’installe et devient perversion.
Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 10-11