À propos de l’ouvrage d’Irina Flige : Sandormorkh. Le livre noir d’un lieu de mémoire (traduit du russe par Nicolas Werth, Les Belles Lettres, 2021).
Depuis la disparition de l’Union soviétique et l’ouverture des archives, tout n’est-il pas dit sur le Goulag, les purges, les exécutions de masse ? Ce livre n’est pas seulement un « détail », au sens pictural, dans le tableau de la Grande Terreur, mais le passionnant récit d’une exploration historique. Irina Flige et ses compagnons ont recherché, pendant plus de dix ans, les traces de quelque six mille « disparus », et ont obtenu que le lieu de leur exécution, baptisé « Sandormokh » (toponyme d’un hameau abandonné) devienne un lieu de mémoire – mais une mémoire conflictuelle et toujours menacée.
Ces disparus, ce sont d’abord des détenus des îles Solovki, dont l’existence est documentée, dans la mesure où ils avaient pu correspondre avec leurs proches, mais qui en 1937 disparaissent sans laisser de traces. Puis des habitants de Carélie, dont de nombreux déportés du Belbaltlag (le canal Baltique-mer Blanche), souvent condamnés à « dix ans de camp sans droit de correspondance » : les familles pouvaient continuer à espérer, alors que le condamné avait déjà été exécuté. À la fin des années 1980, on apprend peu à peu la vérité : les camps ont été progressivement vidés par des exécutions de masse.
On dépouille les archives, exhumant des détails glaçants : ainsi l’un des chargés d’exécution se plaint des conditions de travail, qui « ne correspondent pas aux normes conspiratives » : le bâtiment où on prépare les condamnés à l’expédition vers le lieu d’exécution est en bois, si bien que les cris parviennent aux autres détenus et les perturbent… Dans ce mouvement général de recherches, l’auteur et ses amis Iouri Dmitriev et Veniamine Ioffe, tous trois membres de l’association Memorial, sont amenés à se concentrer sur un site de Carélie, où ils vont établir les noms et les biographies des fusillés, puis, plus difficilement, l’endroit où ils ont été exécutés et inhumés, dans des fosses communes.
En octobre 1997, le site est inauguré. Au départ, c’est la mémoire des Solovki qui est prédominante, voire exclusive, mais elle coexiste avec la mémoire de la Grande Terreur en Carélie, puis avec « un courant beaucoup plus diffus, celui d’une mémoire du temps de la Terreur et des répressions. » Des familles investissent le site avec des signes individuels de mémoire, croix, tablettes, petits monuments. Dmitriev parvient à donner un nom à chaque victime, fait exceptionnel dans l’histoire des charniers de la Grande Terreur. En 2000, le gouvernement de Carélie confère au lieu le statut de « site historique régional classé. »
Mais ce classement officiel n’empêche pas les tensions interprétatives, entre « la mémoire des élites » (les Solovki, représentants des élites nationales du pays), et « la mémoire des petites gens » (les Caréliens). L’interprétation de la Grande Terreur comme purge des élites a été initiée par le « Discours secret » de Khrouchtchev en 1956. Au début des années 1990, apparaît une nouvelle interprétation de la Grande Terreur comme « ingénierie sociale », visant à éliminer des groupes entiers de la société soviétique. Pour l’auteur, les deux se superposent, mais elle précise que « les mémoriaux ethno-confessionnels ne portent en eux aucune charge conflictuelle, ne représentent aucune forme de “concurrence des victimes”. » (p. 117) Les monuments en effet sont dédiés aux victimes de confession musulmane, juive, orthodoxe, aux ressortissants de nationalité ukrainienne, estonienne, lituanienne, polonaise, carélienne, tchétchène et ingouche, finlandaise, moldave, roumaine, tatare, géorgienne, mari, azéri… mais c’est chacun pour soi, chacun financé par sa propre communauté, et leur juxtaposition ne crée aucun effet « internationaliste ». D’autant qu’à partir de 2005, une procession religieuse s’impose dans le programme officiel des cérémonies, les arrivants sont « pris en charge » par le clergé et encadrés bon gré mal gré dans une procession qui les amène à un office religieux, avant de les laisser vaquer, toujours chacun pour soi, à leurs rites particuliers. Certaines communautés sont divisées, ainsi les Cosaques, dont une « branche » érige une croix géante destinée à « nous protéger de tous les ennemis de notre Terre Russe » (qui sont ces ennemis ? ). Et à propos, les Russes ont aussi leur monument, leurs victimes : en fait « monument contre la mémoire étrangère, omniprésente à Sandormokh », « mémoire sur la défensive, qui a peur d’être tenue pour responsable, par tous les autres, des crimes du régime soviétique. » (p. 148.)
Sans surprise, l’actualité s’invite à ces célébrations. Dès 1997, l’Ukraine, qui avait fourni un quart des déportés des Solovki, participait massivement aux commémorations, avec des délégations en costume national, hymne et drapeau national, présence du clergé, mais après l’annexion de la Crimée, la délégation n’a pu se rendre à Sandormokh : Flige et Dmitriev ayant protesté, l’année suivante, les cérémonies sont réduites. Certains historiens militaires contestent l’identité des morts de Sandormokh, affirment qu’il s’agit de soldats soviétiques tués par les Finlandais. Après l’arrestation de Iouri Dmitriev, sous l’accusation de pédophilie, Sandormokh devient un lieu de rassemblement d’activistes d’organisations civiques, de mouvements protestataires, de partis d’opposition, et de jeunes.
Pour l’auteur, comme pour l’association Memorial, honorer la mémoire des victimes de la Terreur n’est pas seulement un geste de piété envers le passé, mais une forme de résistance à l’injustice du pouvoir. ❚