La troisième voie. I Am Not Your Negro de Raoul Peck

Isabelle GalichonUniversité Bordeaux-Montaigne / EA TELEM
Paru le : 20.07.2018

I Am Not Your Negro, film documentaire de Raoul Peck, 95 min., États-Unis / France /Suisse / Belgique, 2016.

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Après  une première diffusion sur Arte le 26 avril, sortait le 10 mai 2017 en France le documentaire de Raoul Peck I Am Not Your Negro, nominé pour l’Oscar du meilleur documentaire. Actuellement à l’affiche avec Le Jeune Karl Marx, le réalisateur haïtien donne aussi bien dans le documentaire que dans la fiction et il affirme aborder ces deux genres cinématographiques de façon similaire. Dans I Am Not Your Negro, il embrasse l’œuvre de James Baldwin, écrivain américain de la seconde moitié du XXe siècle, qu’il a découverte avec la lecture de The Fire Next Time, publié en 1963.

Les ayants droit lui ont laissé libre accès aux archives personnelles de l’auteur et il a travaillé dix ans durant pour mettre en forme textes, images et archives documentaires. Il évoque ces dix années comme une « longue aventure » où la temporalité a joué dans la mise en forme : étant lui-même le producteur du film, il s’est donné la liberté de choisir son rythme. Notons que le terme d’« aventure » n’est pas sans rappeler Henry James et Cora Diamond, qui associent l’activité de lecture à une aventure si l’on accepte de la vivre en première personne, comme une expérience exigeante et perfectionniste : elle devient alors une expérience éthique. Raoul Peck constate que la lecture des textes de Baldwin et la réalisation de ce film ont été une expérience de ce type pour lui, expérience qui lui a permis de « déconstruire l’image de l’Amérique » et de réunir « les instruments pour s’en protéger ». On retrouve, dans la réalisation  du film, la singularité du geste de Peck qui associe le politique et l’historique à une expérience personnelle. De même, le montage rend souvent compte d’un éclatement fait de ruptures temporelles, thématiques, discursives. Enfin, une voix off constitue la signature du réalisateur et le pivot central du film. Raoul Peck explique qu’il a conçu son film en dialogue avec un « livre urgent » que James Baldwin voulait écrire sur l’Amérique à partir des figures de Medgar Evers, Martin Luther King Jr. et Malcom X sans jamais pouvoir le terminer : Remember this House. Le parti pris du film consiste donc, sur la base d’une correspondance avec l’agent de l’écrivain, datant de juin 1979, à « recomposer le livre » jamais écrit. Raoul Peck puise dans toute l’œuvre  de Baldwin pour donner à entendre ce texte absent qui hante ses livres. On voit alors combien  le documentaire vient caresser la fiction qui devient ainsi un prolongement du réel. C’est alors la voix off qui tient l’ensemble, cette voix-personnage qu’il s’agissait d’incarner : face aux images de Baldwin, face aux paroles de Baldwin, il fallait encore entendre Baldwin à travers la voix qui disait ses textes. Si, pour la version anglaise, Samuel L. Jackson endossait cette parole, le rappeur JoeyStarr habite littéralement le personnage de la version française : sa voix rauque, grave et sombre accompagne le spectateur sans jamais le lâcher. Et là était tout l’enjeu du film : on devait être au plus près de l’histoire, la suivre tel un spectateur qui aurait fait partie du cadre. Rappelons qu’au moment de la sortie du film, JoeyStarr disait, au théâtre de l’Atelier, les grands discours qui ont fait l’Assemblée nationale, dans un spectacle intitulé Éloquence à l’Assemblée (mise en scène de Jérémie Lippmann).

Au cours des premières minutes du film, James Baldwin explique s’être exilé à Paris en 1948, accablé par les discriminations raciales et sexuelles qu’il endurait aux États-Unis. Mais, neuf ans plus tard, en 1957, alors qu’il affirme avoir perdu la hantise d’une violence permanente, il découvre des images de Dorothy Counts : âgée de quinze ans, elle avance, à la fois digne et tétanisée, vers son lycée sous les huées de jeunes Blancs américains. Il se rend à l’évidence qu’il doit « payer ses dettes », prendre part au combat. Il rentre à New York. Autre prise de conscience qui le ramène à la nécessité de la lutte : l’assassinat de ses trois amis, Medgar Evers en 1963, Malcom X en 1965 et Martin Luther  King en 1968. Il avoue éprouver alors un sentiment de honte. Lui, le plus âgé, voit ses partenaires de lutte mourir les premiers. Cette honte du survivant le pousse à témoigner toujours davantage ; il dresse ainsi le constat qu’il n’y a pas tant de différences entre l’action et le témoignage, que « la distinction entre témoin et acteur est extrêmement ténue, mais cette distinction est néanmoins réelle ». En suivant le parcours d’Evers, de Malcom X et de Luther King, le montage des textes de Baldwin réalisé par Peck ne cesse de pointer cette idée qui irradie dans le film. Entre l’action violente des Black Muslims et des Black Panthers, et le pacifisme des militants pour les droits civiques, une troisième voie semble se dessiner, celle de la résistance par le témoignage. Car le témoignage est un acte pour Baldwin ; il n’est pas une parole résistante : il est résistance. Ses textes, qu’il s’agisse de romans, de pièces de théâtre ou d’essais, font œuvre  de témoignage, ils scandent la rébellion aussi haut et fort que le poing levé d’un Malcom X. Le témoignage, s’il travaille « clandestinement », sans   effet manifeste et immédiat, a cependant ce que Michel Foucault appelait, pour les pratiques de soi, des « effets de retour » (Foucault, p. 17). Par l’écriture testimoniale, Baldwin cherche à rendre manifeste la vérité, une vérité particulière qui fait rupture, qui impliquait un courage évident dans cette société américaine ségrégationniste, une vérité que le dernier Foucault a tâché de définir sous les traits de la parrêsia. S’il est difficile de rendre visibles les « effets de retour » du témoignage, ils n’en sont pas pour autant inexistants et portent essentiellement sur la dimension perlocutoire de la parole (voir les travaux de Daniele Lorenzini sur la parrêsia). Ainsi, Baldwin est un témoin-résistant et sa parole n’est pas seulement agonistique dans le moment de sa profération, elle est encore résistance et s’inscrit dans la durée. Telle est la force du témoignage qui fait le choix de la résistance dans le temps.

Aussi n’est-il pas étonnant de voir un réalisateur comme Raoul Peck  s’emparer de ce témoignage pour reprendre l’étendard. « Recomposer le livre » non écrit constitue alors un geste esthétique qui s’inscrit dans le montage d’une parole plurielle : Peck revêt à son tour l’ethos du témoin et « donne une expérience » – au sens où Jean Cayrol voulait « donner une expérience concentrationnaire » (Vrigny) – du témoignage de Baldwin, en rendant compte de son caractère protéiforme, de la plurivocité qui s’y exprime, en mettant en scène le langage pour pointer la littérarité de cette parole. Le montage, s’il suit la chronologie des morts annoncées d’Evers, de Luther King et de Malcom X, effectue des va-et-vient dans l’histoire du XXe siècle et rompt la logique historique par le surgissement des soulèvements et de la violence intemporels ; de même,  il entrecoupe les images d’archives d’images extraites de films américains et de chansons. Le documentaire court ainsi jusqu’à l’avènement de Barack Obama, suite à la prophétie de Bob Kennedy, alors que Baldwin meurt en 1987. Il dessine les fractures, la fragilité de cette parole : fractures sociales des États-Unis, intimes de Baldwin, cinématographiques dans la représentation des Noirs à l’écran. Ce montage qui recompose la parole de Baldwin est un témoignage par la mise en relation d’éléments disparates autour de la figure de Baldwin.

Two minute warning. Spider Martin
Two minute warning. Spider Martin © DR

Ainsi, les dernières images nous laissent seuls face à l’écrivain et nous mettent face à nos responsabilités : pouvons-nous encore accepter cette situation ? La question relayée par  Peck devient contemporaine pour nous ; le spectateur doit prendre position. Ce « paradigme éthique sans moralisme », comme l’analysait Arnold Davidson pour Primo Levi (p. 18, ma traduction), laisse le spectateur libre de son jugement mais il ne peut échapper à une réflexion critique. La mise en abyme du témoignage n’est pas simplement sa répétition : le témoignage a lieu à nouveau, aujourd’hui. En réactualisant la parole testimoniale de Baldwin, Raoul Peck engage à nouveaux frais la lutte contre le racisme en faisant le choix de la résistance dans le temps : la troisième voie.

Bibliographie

Baldwin, James, 1963, La prochaine fois, le feu, traduit par Michel Sciama, Paris, Gallimard, 1963.

Davidson, Arnold I., 2009, La Vacanza morale del fascismo, Pisa, Ed. ETS.

Diamond, Cora, 2004, « Passer à côté de l’aventure », L’Esprit réaliste. Wittgenstein, la philosophie et l’esprit, Paris, PUF, p. 417-428.

Foucault, Michel, 2001, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Seuil.

Lorenzini, Daniele, 2017, La Force du vrai. De Foucault À Austin, Lormont, Le Bord de l’eau.

Vrigny, Roger, 1970, Entretiens avec Jean Cayrol, ORTF, France Culture, 16 juin 1970.

Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 12-13