La Maison de l’histoire européenne, voulue dès 2007 par l’Allemand Hans-Gert Pöttering, alors président du Parlement européen, et inaugurée à Bruxelles dix ans plus tard, fêtera son premier anniversaire en mai prochain. L’euphorie de l’inauguration digérée, les défaillances techniques inhérentes à tout démarrage oubliées, passées aussi quelques polémiques (à commencer par l’attaque en règle du ministre polonais de la culture Piotr Gliński à l’automne dernier1), le moment paraît opportun pour faire, en amont des premiers bilans officiels, le point sur le concept de l’exposition et sa réception. Nous nous concentrerons ici sur l’exposition permanente – il convient néanmoins de rappeler qu’elle est complétée par une exposition temporaire dont la thématique inaugurale s’articule autour de l’idée d’« interactions ».
Notons d’abord qu’il s’agit bien d’un musée – les objets, comme témoignage de l’histoire, sont au cœur de l’exposition – et d’un musée qui s’ancre dans la longue tradition des musées nationaux : il raconte une histoire en s’appuyant sur une trame narrative. Pour autant, on devine aisément le cheminement qui a conduit à préférer la dénomination de « maison » pour ce lieu qui conjugue la tradition muséale et la devise de l’Union européenne « In varietate concordia » : références, patrimoine et héritage communs, mais aussi vécus individuels et divergences d’interprétation sont appelés à se rencontrer sous ce même toit. Il s’agit, en outre, d’une maison où l’on parle toutes les langues. Une des innovations technologiques réside dans l’équipement du musée d’une tablette numérique configurable en 24 langues avec casque audio. Cette option prolonge un choix radical : si l’écriture est omniprésente dans l’exposition (place du livre et du texte parmi les objets exposés, citations projetées ou reproduites, voire portées au cœur d’une œuvre d’art comme celle qu’héberge l’immense atrium2), aucun support explicatif écrit n’apparaît dans les vitrines. Cela peut être déconcertant dans les premiers instants de la visite et les jeunes visiteurs semblent bien les seuls à ne pas être perturbés par cette situation. Toutefois, ce parti pris qui met fin de facto à la discrimination des « petites langues » a pour effet bénéfique de soustraire anglophones, germanophones et francophones (langues de travail des institutions), voire néerlandophones en Belgique, à leur confort habituel et de donner à chaque visiteur l’impression qu’il est là chez lui. De même, le personnel est polyglotte, chaque employé arborant sur la poitrine un badge mentionnant sa combinaison linguistique, dont certaines forcent l’admiration. Voilà, à deux pas de l’hémicycle du Parle ment européen, un rappel du ciment de l’Union – unis dans la diversité des langues et des cultures – avec l’assurance qu’il y a pour chaque citoyen européen dans sa singularité une place au sein des institutions.
Chaque visiteur doit ainsi pouvoir se reconnaître dans cet espace. Mais l’objectif des concepteurs serait manqué si celui-ci ne faisait pas simultanément l’expérience d’un décentrement. Le parti pris de l’exposition est assumé et clairement affiché. Il est, d’une part, pédagogique puisqu’il s’agit de favoriser le développement des connaissances et des idées, de sensibiliser le public à la diversité des mémoires en Europe, et, au-delà, d’offrir un lieu de réflexion critique. D’autre part, il est politique puisque, dédié à la mémoire européenne, le musée doit favoriser l’élaboration d’une conscience européenne à travers la construction d’un ensemble de connaissances et de valeurs communes.
Lors de l’exploration des documents préparatoires, des débats et interviews ayant précédé le lancement du chantier, se dégage un discours qui s’appuie, comme toute politique mémorielle, sur le constat de la disparition des témoins : la volonté de créer une Maison de l’histoire européenne part du constat que « la génération qui a vécu les tragédies du XXe siècle et qui a ensuite bâti les Communautés européennes s’éteint peu à peu3 ». Au cœur de la réflexion se trouvent également le constat de la crise que traverse l’Union européenne aujourd’hui et l’importance qui en résulte de « prendre conscience de notre patrimoine culturel et de se souvenir que la coopération pacifique n’est pas nécessairement acquise d’avance4 ». Autrement dit, ce musée est une des réponses possibles à la question posée par l’historien israélien Elie Barnavi, qui fut directeur du comité scientifique du Musée de l’Europe : « comment l’Europe peut-elle se faire aimer ? ».
Par conséquent, la collection qui a été réunie (beaucoup d’objets, biens propres du musée, mais aussi prêts venus de musées situés dans toute l’Europe ; panneaux interactifs, montages, installations, documents audio et vidéo) ne saurait se résumer à une juxtaposition des différentes histoires nationales. Le musée, qui veut montrer l’Europe, ne prétend pas se substituer aux récits nationaux, pas plus qu’il ne prétend réconcilier toutes les contradictions.
Souvent, le premier réflexe est celui de la visite « identitaire ». On parcourt les salles à l’affût de realia nationales qui font vibrer en chacun la fibre patriotique ; la remarque s’étend aux visiteurs non-Européens, ainsi cette visiteuse russe qui s’émeut de la place faite à l’empire ottoman alors que sa patrie est tout juste suggérée. Il n’est pas rare que le premier réflexe soit le dépit : on ne retrouve pas ses repères mémoriels.
L’exposition, comme le rappellent les documents émis par le Parlement, porte sur les phénomènes européens, compris comme remplissant les trois critères suivants : l’événement ou l’idée doit avoir son origine en Europe et s’être diffusé(e) à l’ensemble du continent et son retentissement doit avoir perduré jusqu’à aujourd’hui5. Connaissant la longue tradition de recherche du consensus dans les institutions, il y a fort à parier qu’un savant équilibre a été préservé lors du choix, quant à leur provenance, des objets destinés à illustrer ces phénomènes ; de fait, une forte impression de variété s’impose au visiteur dès lors qu’il est attentif au détail. On aimerait tout autant accéder à la liste des objets ou thématiques proposés qui n’ont pas été retenus.
La collection se concentre sur l’histoire européenne à partir du XIXe siècle, plongeant ainsi dans l’antichambre de ce qu’on appelle aujourd’hui l’intégration européenne : l’Europe partie à la conquête du monde n’est plus, quelques décennies plus tard, à l’issue des deux guerres mondiales, qu’un champ de ruines. Puis s’ouvre l’ère de la reconstruction, bientôt balayée par celle des questionnements, tandis que se cimente, au fil des décennies, la construction européenne. Sur les six étages que compte l’exposition, qui se visite a priori dans un mouvement ascendant, le premier s’attache toutefois à dessiner le profil de l’Europe et propose à cet effet des flash-backs vers un passé plus ancien, jusqu’à l’Antiquité, afin d’expliquer les caractéristiques fondamentales que la culture et la civilisation européennes revendiquent comme fondement : démocratie, humanisme, etc. On peut regretter que davantage de place n’ait été donnée à la période médiévale ni à la Renaissance, car il y aurait assurément eu matière à illustrer le propos. Mais les 4 000 m2 que comptabilise l’exposition ne sont pas extensibles. Il revient plutôt à chaque visiteur, inspiré par ce qu’il vient de parcourir, de peupler ces époques plus anciennes d’Européens.
On aurait tort bien entendu de ne pas se demander dans quelle mesure le musée doit aussi être appréhendé comme un outil de propagande. Il est vrai que l’exposition laisse relativement peu de place aux autres projets à vocation européenne. Stalinisme et nazisme sont, sans surprise, présentés de manière étroitement imbriquée. La scénographie les met sur le même plan, plaçant d’abord en regard les horreurs et dévoiements propres à chacun des deux totalitarismes, puis les fondant dans l’immense panneau consacré au déroulement de la Seconde Guerre mondiale, au prix parfois de la lisibilité. Si l’utilisation de l’espace muséal est ici sans équivoque, on constatera toutefois que nombre de commentaires audio se terminent par un questionnement, invitant ainsi le public à poursuivre la réflexion. Mais si cette manière de présenter les choses engage efficacement le visiteur à entretenir un rapport critique à l’égard des conclusions de sa propre histoire nationale, il n’est pas certain que le procédé agisse aussi efficacement dès qu’il est question de l’intégration européenne : ainsi, est-il suffisant d’exposer des tracts de la campagne électorale grecque ou des pin’s prônant le Brexit pour se dédouaner de toute tentation de lecture à une voix, quand bien même celle-ci serait mue par une logique de réconciliation ? Un exemple révélateur pourrait être la page du site internet du Musée de l’Europe consacrée à la révolution de 19176.
L’exposition résulte-t-elle d’une vision hyper sécularisée qui mégoterait sur l’apport de la chrétienté ? Force est de constater que l’évocation de la chrétienté se résume à peu de choses : une statuette polychrome représentant le pape (aux bras tronqués ! ) dans la première salle de l’exposition, une Bible traduite en swahili, le chapelet d’un soldat italien de la Première Guerre mondiale ou encore une citation du pape Pie XII réagissant à la signature du Traité de Rome. Qui aura écouté attentivement le commentaire associé à la statuette est cependant « édifié » : « Aujourd’hui, les valeurs, les traditions et la culture européennes portent encore la marque de cet héritage chrétien séculaire », nous dit la voix, mentionnant dans un même souffle la présence juive et la présence de l’Islam. Le commentaire se conclut par une interrogation : le christianisme demeurera-t-il la religion dominante ?
L’on peut s’étonner par ailleurs de ce que les Juifs, qui peuvent se réclamer en Europe d’une présence millénaire soient pour ainsi dire absents de l’exposition. La présence juive en Europe est certes évoquée, pour qui prend le temps de l’écouter, dans la bande audio associée à la statue du pape ; elle réapparaît à travers la figure du Juif « cosmopolite, usurier, astucieux » présent sur une gravure du XIXe siècle représentant de façon stéréotypée les différents peuples européens. Mais pour la plupart des visiteurs, la rencontre avec le judaïsme se fait au détour de l’évocation des politiques discriminatoires, puis de l’extermination traitées ponctuellement au deuxième étage de l’exposition. Elle devient frontale pour qui pénètre dans l’espace consacré à la mémoire de la Shoah, autrement dit, pour le (rare ? ) visiteur qui s’aventure derrière les cloisons de l’espace dédié aux années 1950 et 1960, au-delà du fauteuil de dentiste symbolisant la modernisation et l’État providence (allusion probable à la vocation première du bâtiment, qui abritait une clinique dentaire financée par la fondation Eastman). La scénographie, contrastant avec celle du plateau que jouxte cet espace, apparaît assez pauvre. Les vitrines mettent en exergue le travail de mémoire tel qu’il a été entrepris en Allemagne, en France, en Pologne et en Ukraine, mais sans nécessairement constituer une invitation dynamique à interroger d’autres approches ou l’absence d’approche de la question telles qu’elles se présentent dans d’autres pays de l’Union.
Exposition fatalement tronquée, fatalement lacunaire, dont l’ambition est de montrer l’Europe pour la faire aimer sans pour autant prétendre à construire une « identité », la Maison de l’histoire européenne contribue à élaborer un nouveau récit partagé à partir d’identités nationales différentes qui, idéalement, s’effacent, le temps de la visite, devant une conscience européenne commune. Le récit qui se déroule n’est pas un panégyrique, il ne tait rien des pages noires de l’histoire du continent, cristallisées dans des chaînes d’esclaves ou une lame de guillotine. L’architecture intérieure, superposant dans l’espace strates et objets, provoque de singuliers effets de miroir, ainsi l’insigne « Nĕmec » (souvent réduit au « N » sur les brassards) permettant d’identifier les Allemands en Tchécoslovaquie au moment de leur expulsion en 1945 semble réverbérer l’étoile jaune montrée un étage plus bas. L’organisation de l’espace est conçue de telle manière que l’on ressort de la salle en U, consacrée aux deux conflits mondiaux et à l’entre-deux-guerres, à l’endroit même où est projetée la vidéo thématisant les événements allant de la Révolution française jusqu’au printemps des peuples, qui inaugurait, baignée dans la Neuvième de Beethoven, le deuxième étage de l’exposition. Certains y liront un retour à la case départ, d’autres y verront davantage un effet boomerang. Il faut alors se rendre un étage plus haut pour voir délivré le remède élaboré par les Pères fondateurs pour le continent meurtri. Puis, encore imprégnés de l’hymne européen, on découvre ou redécouvre (probablement avec une émotion intacte), projetées sur un alignement d’écrans TV, les images de la fin du rideau de fer. Ces deux espaces comptent probablement parmi ceux qui permettent le mieux d’appréhender à quel point les Européens se sont forgé une vision originale de l’unité dans la diversité. À ce titre, la Maison de l’histoire européenne est une réussite.
1 http://www.lalibre.be/culture/arts/varsovie-reproche-au-musee-europeen-debruxelles-une-vision-biaisee-de-l-histoire-59d7b89ecd70461d2677d84d.
2 Ce « Tourbillon de l’histoire », œuvre de l’artiste Boris Micka, a été réalisé par les studios espagnols Todamuta. Pour le détail des citations, voir : https://historia-europa.ep.eu/fr/focus/notes-duconservateur-le-tourbillon-de-lhistoire.
3 http://www.europarl.europa.eu/pdfs/news/expert/background/20170420BKG71839/20170420BKG71839_fr.pdf
4 Ibid.
5 Ainsi les « Questions et réponses à propos du projet » offertes dans la section « Mission et vision » du site internet.
https://historia-europa.ep.eu/sites/default/files/assets/questions_et_reponses_fr_2017.pdf
6 « How the October Revolution is explained in our exhibition ? » : https://historia-europa.ep.eu/fr/node/685.
Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 8-11