Sur Palestro de Boulzaguet & Chouaki
Du scandale des Paravents de Jean Genet (1966) à l’oblique déroutante du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès (1988), le théâtre français n’a jamais fait silence sur la guerre d’Algérie. Objet d’« oubli », de « blanc », selon Benjamin Stora, la mémoire de cette guerre est, ce printemps, présente sur les scènes parisiennes avec Palestro de Bruno Boulzaguet et Aziz Chouaki.
Dans Palestro, la vision de la guerre d’Algérie se veut partielle et intime. Partielle car, en lieu et place d’une ample bataille comme celle d’Alger, qui s’accommode davantage du scope du cinéma, Palestro isole l’épisode de « l’embuscade de Palestro », déjà objet d’une strate complexe d’écritures et de représentations. Lors de cet épisode traumatique de la guerre d’Algérie, survenu en mai 1956, vingt appelés du contingent furent tués par les combattants de l’Armée de libération nationale. Leurs cadavres furent profanés et atrocement mutilés. L’embuscade meurtrière fit la une de plusieurs magazines français (dont Paris Match, qui, sur fond de photos souriantes des jeunes soldats, titra : « le massacre des innocents »). La presse métropolitaine fut prompte à relayer une propagande qui faisait des adversaires de la France des « indigènes » décidément incapables de mener « proprement » une guerre, et ce faisant les ravalait au statut de « barbares » que la « civilisation » française avait échoué à dégrossir. Quelques décennies plus tard, l’événement fit l’objet d’un ouvrage historique de veine postcoloniale : dans L’Embuscade de Palestro (Armand Colin, 2010), Raphaëlle Branche tentait de revenir sur la généalogie de ce massacre, allant chercher dans le premier massacre de Palestro, en 1871, les racines presque inconscientes de cette résurgence de barbarie. Boulzaguet avoue sa dette au livre de Branche – on notera d’ailleurs que le livre d’histoire a un titre « romanesque », tandis que la pièce garde le seul toponyme. Il reprend ainsi à son compte les analyses de Branche, son idée de « palimpseste mémoriel » et livre une histoire totale de l’Algérie de 1830 à aujourd’hui – aidé en cela d’ailleurs par les propres habitudes d’écriture de Chouaki qui, des Oranges aux Coloniaux, trace une ligne allant de Bugeaud à Daech, en passant par le FIS et le GIA – dont Palestro fut une des bases arrière. Partielle ou totale l’histoire de la guerre d’Algérie, ou de l’Algérie, vue par les auteurs, se veut impartiale, en tout cas se protège du politique par le choix de l’intime. Familiale, cette histoire l’est en effet indubitablement, car, dans le dossier de presse, Boulzaguet revendique être le fils d’un soldat français de la guerre, et Chouaki celui d’un soldat algérien de cette même guerre – ce qui semble légitimer à soi seul l’entreprise de la pièce, qui réunit les fils et les pères des deux côtés de la Méditerranée.
La pièce de Boulzaguet ne part pas du temps de l’histoire, mais du temps présent. Trois grands enfants, une fille et deux garçons, quadragénaires, donc nés au retour de cette guerre, entament un road movie tragi-comique pour aller chercher le corps de leur père, mort dans un étrange accident de voiture. Parmi ses affaires, ils trouvent une carte postale, adressée à leur mère. La carte représente les gorges de Palestro, endroit à la beauté insoutenable, dans lequel le père se verrait bien revenir, un jour, après la guerre, avec la mère, en vacances. Il n’est pas anodin que tout article sur Palestro soit illustré par ces cartes postales anachroniques et décalées. Image iconique dénuée de sens, d’un côté, nom hermé(neu) tique (italien ? ) sur lequel les enfants doivent poser une histoire, de l’autre. On comprend que ce père est un père mutique, détruit, alcoolique, qui a ruiné la vie de leur fratrie. Il s’agira de savoir en quoi l’événement en est responsable. Mais comment connaître l’histoire ?
Dette des fils, nécessité de transmission ; chaque représentation de Palestro est l’objet de débats avec des scolaires. Dans sa distribution, Boulzaguet a d’ailleurs choisi d’intégrer trois apprentis-comédiens d’Asnières, âgés d’une vingtaine d’années, petits-fils, pour beaucoup, de soldats de la guerre d’Algérie, tout aussi mutiques, mais qui, enfin, à l’occasion de la pièce, ont commencé à parler avec leurs petits-enfants, voire avec leur femme. Pour sa pièce, la volonté explicite de Boulzaguet était non de montrer des « anciens combattants », mais bien de jeunes hommes qui ont l’âge des appelés du temps. Aux enfants quadragénaires invisiblement fracassés par la guerre de leur père s’oppose la jeunesse glorieuse, sans doute bientôt fauchée, de ces acteurs-appelés. Anachronisme ou brouillage des temps, fondus dans une même mémoire inconsciente, les deux générations dialoguent, sur scène, le vieux soldat traumatisé racontant la torture au jeune appelé aussi curieux qu’atterré. Si les témoins « familiaux » n’ont pas parlé, en effet, Boulzaguet s’est appuyé sur des témoignages de l’époque. Chaque représentation est d’ailleurs également accompagnée d’une collecte de récits de « témoins » habitant non loin du théâtre.
La quête, ou l’enquête, dans la fable, commence par la lecture d’articles d’encyclopédie en ligne qui ne font qu’aligner des faits, secs et troublants, et ne disent rien sur le rôle que le père y a joué. La lecture de livres, des articles didactiques accompagnés de cartes, des dates, le discours historique, ne semblent toutefois livrer qu’une vérité partielle et, en tout cas, trop peu personnelle. Cette somme de textes ne ressaisit à aucun moment la mémoire des descendants ; quasi- psychanalytique, la hantise de cette guerre demeure l’inconnue du trauma familial. Il faut aller plus loin, chercher la vérité, qui ne peut passer que par un moment extrêmement théâtral : « rejouer » Palestro, pour savoir ce que le père y a fait, y a vu – alors qu’il n’en a jamais rien dit. Pour être indicible, ce n’en est que plus représentable par le médium du théâtre qui s’impose.
Comme dans Les Coloniaux, Chouaki et Boulzaguet font le choix du burlesque. La reconstitution de l’embuscade tient à la fois des Pieds Nickelés et de BFMTV. Les gorges de Palestro sont représentées sous la forme d’un couscous géant ; les appelés du contingent sont figurés par des bouteilles de bière (on comprend que les soldats doivent leur courage aux dieux Kronenbourg et Kanterbräu – Boulzaguet s’est-il d’ailleurs souvenu de l’adjudant Kronenbourg de Cabu, qui avait lui-même été envoyé en Algérie, comme dessinateur, pendant son service militaire ? ). Les trois (grands) enfants rejouent les personnages ; l’ensemble est filmé « en temps réel », dans un noir et blanc façon « Blair Witch ». La « reconstitution » Puy du Fou/Palestro et son filmage noir et blanc se déroulent simultanément sous les yeux du spectateur : celui-ci peut suivre l’action et sur la scène et sur un écran de télévision qui, un peu avant, avait diffusé « Le temps des colonies » de Michel Sardou. On joue donc à « Palestro », on meurt et on se relève, on peut dire en riant et en s’effondrant qu’« on ne fera pas la saison 2 ». « Palestro » devient un jeu de guerre sur Playstation, une série Netflix à épisodes, un « cosplay » où les personnages jouent les « embedded » d’une guerre qui se déroulerait maintenant. Cette guerre reconstituée dit-elle davantage la vérité de/sur cette guerre ?
Au burlesque assumé de la reconstitution se mêle un passage chanté sur la torture, qui provoque des rires gênés, tandis que la scène suivante reprend le chemin du théâtre de l’intime. La forme est délibérément curieuse et ambiguë. Au terme reçu de « théâtre documentaire », Boulzaguet préfère d’ailleurs celui de « documentaire fiction ». Son héros s’appelle Simon Michel – comme le nom de l’acteur dont l’image apparaît dans un miroir. Il n’y a jamais eu de « Simon Michel » dans la véritable histoire de Palestro. De même, le voyage en camion qui est censé amener les soldats sur le lieu de leur mort est une invention dramaturgique qui fait parfaitement écho au premier voyage qu’effectuent les enfants pour aller retrouver le père. Ce Palestro n’est pas le Palestro de l’histoire, mais pourquoi ne serait-il pas le Palestro du père ? La pièce de Boulzaguet et Chouaki pose la question cruciale de savoir comment on raconte l’histoire, comment on se la raconte, comment on choisit de s’en souvenir, ou comment on la montre, singulièrement au théâtre. Sur une toile peinte historique, on ne peut finalement que raconter un récit subjectif et fictif qui pourrait bien tenir lieu de vérité.
Comment parle-t-on des héros, ou des massacreurs ? Qui étaient-ils ? Les massacreurs algériens de Palestro ? Les massacreurs coloniaux de la conquête primitive du XIXe siècle ? Pour évoquer la figure problématique d’Ali Khodja, seul Algérien présent dans la pièce, Boulzaguet a délégué la parole à Chouaki. Sur scène, aucun personnage ne veut l’incarner « en vrai » – peut-être parce qu’ils ne peuvent le faire, Français qu’ils sont. « Le personnage nommé Ali Khodja » parle donc derrière un drap blanc, éclairé par une lampe. Ce retour au théâtre forain ressemble aussi aux mises en scène troublantes et aux effets assumés de certaines organisations terroristes d’aujourd’hui.
Plus de soixante ans séparent désormais l’événement initial de sa représentation. Au bout de quatre ans de travail, Bruno Boulzaguet a renoncé, parce que sur le plateau cela ne semblait plus pertinent, à la chanson qu’il avait choisie pour la fin – « Le déserteur », de Boris Vian. À cette revendication « de circonstance », dont il proposait la version originale, aux évocations directes de De Gaulle, et à la version censurée, un moment envisagées, il a préféré une version plus poétique que politique, et une fin plus élégiaque, à la fois comique et touchante : l’hommage d’un fils perdu à son père, le dépôt, non d’une gerbe commémorative, mais d’un flamant rose en fer blanc que l’on peut trouver, au choix, terriblement dérisoire ou affreusement beau. L’exégète pense « Pink Floyd » (alors que « Floyd » n’a jamais été synonyme de « Flamingo », par un raccourci aussi saisissant que celui qui fait de « Palestro » le lieu de l’embuscade), Roger Waters, bataille d’Anzio, car on connaît aussi le goût, et le talent de Chouaki pour cette musique – il n’en est rien : le père de Boulzaguet fabriquait ces flamants. Difficile de trancher entre mémoire intime et mémoire collective, donc, tant l’imaginaire commun est pollué de « lieux de mémoire » qui doivent tout au mythe. De cette guerre « coloniale » ou de « libération », Boulzaguet et Chouaki, fils de leurs pères, ont en tout cas choisi de dire, dans leur sous-titre (« frères au paradis »), qu’elle était éminemment fraternelle. Le renvoi à un au-delà consolateur, qui réunit massacrés et massacreurs dans une même étreinte, choisissant de les renvoyer à une plus grande histoire qui embrasse tout le temps de la colonie, est sans doute problématique. Il est en tout cas révélateur, sans doute, de l’émergence d’un Je remercie Bruno Boulzaguet, Tom Boyaval, Etienne Bianco et Guillaume Jacquemont qui ont bien voulu s’entretenir avec moi le 26 mars 2017.
Palestro
Un projet de Bruno Boulzaguet – collaboration à l’écriture Aziz Chouaki – mise en scène Bruno Boulzaguet.
Créé en mars 2017, au Théâtre 71 de Malakoff, puis reprise à l’Atalante, Palestro se rejouera du 21 au 25 novembre prochain au théâtre du Gymnase à Marseille.
Publié dans Mémoires en jeu, n°3, mai 2017, p. 18-20