(légende photo: ancien camp de Tadmit, Algérie. © Fethi Sahraoui)
Des Hommes, l’adaptation filmique que Lucas Belvaux, réalisateur belge, a faite du roman de Laurent Mauvignier (2009) est revenue sur le grand écran après en avoir été retirée lors du confinement de l’automne 2020. Elle en est trop vite sortie et j’ai eu l’impression qu’elle n’a rapidement plus été disponible que dans une ou deux salles, par-ci par-là, restreinte à une seule projection quotidienne avant de disparaître dans les brumes estivales. Il est vrai qu’avec les beaux jours et les contraintes, levées, on avait peut-être envie d’autre chose que de se confronter aux questions inconfortables que pose ce film qui ne s’est pas seulement fait la transposition du livre. D’où que sa disparition passe quasiment inaperçue, probablement. Pourtant, il faudrait y faire retour, allons, disons, quand le bronzage commencera à s’estomper et, pour cela, le garder en mémoire. Cet édito paru dans notre lettre d’information n° 7 en est comme l’aide-mémoire.
Des Hommes appartiendrait à ces œuvres qui ont potentiellement la force de faire effraction à l’horizon confortable de nos attentes – auquel complaisent les 90 % de la production cinématographique, nous le savons. Encore aurait-il fallu qu’il bénéficiât d’une fenêtre suffisante donnant le temps qu’il faut pour percevoir moins la complexité du récit – celle-ci relève plus du roman, du fait de ses strates et enchâssements narratifs et de la phrase singulière de Mauvignier – que les ambivalences dont le film fait intentionnellement le lit pour que la réflexion sur l’Algérie ne vienne pas y trouver, retrouver le sommeil. Bernard (surnommé « Feu-de-bois ») y est au centre, mais comme un prisme, incarné par un Depardieu qui a su se construire ces dernières années une grossièreté antipathique s’ajoutant à la vulgarité qui le caractérise depuis Les Valseuses (1974). Or, stigmatisé par les gens du village, voilà ce Bernard qui profère à voix haute des injures racistes datant d’un temps où « bougnoule » ne froissait pas ceux qui, nombreux, n’en pensaient pas moins, à peine silencieux. Il les profère alors que le temps du récit nous est relativement contemporain (une quarantaine d’années après la fin de cette guerre, dans une petite ville du Nord, La Bassée, équidistante entre Lille et Hénin-Beaumont dont il est inutile de rappeler de quelle couleur politique elle est représentative). Nul mieux que ce Depardieu, dont le personnageest détestable, pouvait donner corps à l’énorme question qui continue de couver comme braises sous feu de bois : ce qu’il reste aujourd’hui de ce passé qui, porté par des hommes qu’on peut appeler moins des rescapés que des revenants, sait aussi prendre les couleurs de la rancœur, du ressentiment, de la haine rageuse, de la volonté de faire mal et de jouer, rejouer la cruauté faite ou subie, en se donnant l’illusion que l’on peut en être acteur, agir plutôt qu’endurer. Tuer un chien, molester une femme – le film est plus ambigu que le livre sur ce que Bernard fait subir à la femme de Chefraoui –, et d’abord, devant tout le monde, agonir honteusement de sales mots l’immigré algérien bien intégré à la population qui lui a fait une place. Mauvais élève plutôt que mauvais garçon, Bernard-Feu-de-bois fait montre là de tout ce qu’il ne faut pas faire, de tout ce qu’il ne faut plus dire comme le prescrit le discours de la réconciliation sous l’autorité duquel la normalisation mémorielle place désormais le passé de la guerre d’Algérie. Il « délire une culture », aurait dit Deleuze, que d’aucuns aujourd’hui feraient volontiers passer pour une « contre-culture », puisque l’heure est aussi de se ressaisir des signes des révoltes passées pour remettre les pensées réactionnaires à l’ordre du jour. Tel est le miroir que nous tend le film.