Publié dans le n° 2 de Mémoires en jeu, décembre 2016, p. 9-11.
L’Histoire officielle, Luis Puenzo, 1985, 1h52 (remasterisé en 2015 et sorti en salles le 5 octobre 2016).
Le Sud, Fernando Solanas, 1988, 2h07.
L’omniprésence des représentations et des discours mémoriels dans les sociétés contemporaines est sans doute due, entre autres, à notre défiance grandissante envers l’idéal qu’a pu autrefois constituer le progrès : chaque événement tragique dont il convient de se souvenir nous rappelle la fragilité du projet humaniste. Aussi la mémoire se dote-t-elle bien souvent d’une visée pédagogique : célébrer les morts et les disparus érigés en martyrs de la barbarie, ne pas laisser sombrer dans l’oubli les valeurs qu’ils ont pu porter, bref, rappeler à tous que la paix et la démocratie ne sont pas acquises. Cet objectif, tout à fait louable, amène cependant dans son sillage un effet pervers, celui de l’académisme, du discours convenu et convenable. La longue litanie des souffrances, autoroute de la mémoire, est souvent préférée aux voies sinueuses, détournées. Le message doit être clair, efficace et si possible touchant. La réédition du film L’Histoire officielle de Luis Puenzo participe de cette politique : ce mélodrame argentin cherche à reconstituer les derniers instants de la dictature militaire et s’attarde sur la question des enfants disparus, volés à des parents emprisonnés. Nul étonnement, donc, si ce film apparaît dans des programmes éducatifs destinés aux lycéens.
À l’extrême inverse, le parti pris de Le Sud, sorti en 1988 et réalisé par Fernando Solanas, est poétique ; plus trouble, plus secret aussi, il parvient à tenir une position subversive dans un domaine consensuel, en interrogeant le vide mémoriel. Floreal, prisonnier politique tout juste remis en liberté après cinq années de détention, revient dans son ancien quartier pour tenter d’y retrouver sa vie d’autrefois, celle qu’il partageait avec son fils et sa femme Rosi. Si la dictature militaire s’est effondrée et la démocratie est finalement parvenue à triompher, ce n’est pourtant pas un pays heureux que découvre le héros. Balayées par un épais brouillard, les ruelles froides et désertes de la ville sont désormais le refuge des fantômes, spectres moqueurs des absents qui ont repris leurs droits sur un monde d’où les vivants semblent proscrits. Ses anciens amis, rêveurs fous qui portaient depuis toujours le flambeau de la contestation, ne font plus vibrer le sud, cette terre qu’ils ont chantée jusqu’à l’épuisement.
Or, c’est là le reflet du mal-être qui habite Floreal, un paysage mental au sein duquel il déambule en quête d’une identité perdue, d’une mémoire qu’il souhaite se réapproprier. La dure loi de la prison a eu raison de son optimisme et de ses espoirs. L’infidélité de sa femme a fini de le plonger dans l’amertume et l’aigreur. Tel est le destin du prisonnier politique, noble figure du martyr, isolé des siens et de leurs sacrifices quotidiens qui, à ses yeux, paraissent d’une affolante trivialité.
Le réalisateur balaie rapidement toute prétention réaliste et nous amène sur le terrain de la fable. Floreal trouvera dans la figure d’un de ses amis, El Negro, décédé depuis quelques années, un guide essentiel à sa quête. Ce revenant tient le rôle du narrateur omniscient et, ce faisant, introduit une très grande liberté dans le récit : nous suivons l’errance du personnage à travers cette ville menaçante et mystérieuse où se déversent, dans un tourbillon d’images surréalistes, les démons qui hantent son esprit. Face aux interrogations de Floreal, El Negro adopte un ton ironique, le faisant descendre du piédestal sur lequel il s’était installé en martyr incompris. Sous son apparence de mauvais génie, El Negro cache ainsi sa véritable nature, celle d’un messager d’espoir venu lutter contre la résignation et ré-enchanter un pays en proie à la dépression.
Les lieux que traverse Floreal ne sont que de pâles copies de ceux qu’il connaissait autrefois ; le bleu crépusculaire envahit partout l’écran, purgatoire nimbé d’éclats lunaires. Cet univers parallèle, vision déréglée du monde, semble être le dédoublement d’espaces déjà connus, un renvoi onirique et souvent abstrait au passé. Tout au début du film, avant même que le récit ne commence, on voit Floreal marcher avec une femme et s’avancer vers une immense arche vitrée ; ce lieu troublant réapparaîtra sous une forme nouvelle mais reconnaissable lorsque le spectateur apprendra que le héros s’y est réfugié pour se cacher de la police. Ces séquences sont régulièrement entrecoupées de scènes qui dévoilent les événements des cinq dernières années à la manière de flashbacks que l’on devine être des visions d’El Negro, manifestations de l’au-delà.
Le « projet SUD », vieille rêverie utopiste définitivement enterrée avec l’arrivée au pouvoir de la junte militaire, ressuscite brièvement grâce à la voix d’un musicien du quartier (le père de la femme de Floreal) qui, en aparté, éclaire l’histoire de ses accents lyriques à la manière d’un chœur antique. Apparaît alors la « table des rêves », cet espace mental, lieu de rassemblement pour les amis de Floreal et de résistance face à la morosité du réel. Quatre silhouettes attablée surgissent du néant pour disparaître comme un mirage : si la mélancolie s’empare du spectateur à la vue de ces fantômes et de leur illusoire entreprise, une certaine grandeur émane de leur détermination et de leur insatiable désir. Il existe d’ailleurs dans l’œuvre un lien profond entre la lutte politique et le sentiment amoureux. Si Le Sud peut être vu comme un film d’amour, c’est aussi parce qu’il met en scène des personnages aux prises avec un pouvoir qui cherche à étouffer leur désir et son potentiel subversif.
Une scène en particulier amorce une description du « projet SUD » : deux amis de Floreal, qui tentent d’obtenir sa libération, sont conduits dans une salle où, sur une immense étagère trônent des centaines de manuscrits inspectés un à un par les fonctionnaires du régime. Énonçant les titres des ouvrages, ces derniers ponctuent chaque prise de parole par un chant repris en chœur : « subversif », « marxiste », « péroniste » ou encore « immoral ». La scène, d’un humour décapant, met en évidence le ridicule de cette censure démesurée.
Sorti en salle en Argentine quelques années avant Le Sud, en 1985, et remasterisé en 2015, L’Histoire officielle témoigne, d’une manière bien différente, du profond désir qu’éprouve le pays de reconstruire son « récit national ». On sent chez le cinéaste, Luis Puenzo, une volonté d’expier à travers cette œuvre les crimes commis par les Argentins et de panser les plaies d’une société gravement meurtrie. La narration est ainsi davantage conventionnelle, linéaire et réaliste, moins hermétique que dans le film de Fernando Solanas. L’urgence est ici de raconter ce qui s’est passé, de montrer à un pays tout juste réveillé le cauchemar duquel il vient de s’extirper.
La reconstitution historique des derniers mois de la dictature – tout comme la description des rapports sociaux – donnent au film une dimension didactique et éducative ; le spectateur non-initié est ainsi guidé et dispose d’emblée des clés nécessaires à la compréhension des enjeux.
Le premier plan donne immédiatement le ton du film : trois haut-parleurs sont braqués sur le spectateur tandis que la caméra commence lentement à se déplacer ; nous voyons apparaître une foule de lycéens, en rang, chantant l’hymne argentin. C’est l’image d’un pouvoir désincarné, invisible, qui n’a besoin d’aucune présence humaine pour répandre la parole officielle à travers le pays, donnant ainsi l’illusion de ne pas exister.
Quelques séquences plus tard, l’héroïne, Alicia, étant dans son appartement, la télévision, dans un coin, débite pareillement en fond sonore les messages gouvernementaux de prévention contre les idées « subversives ».
Professeure d’histoire dans un lycée et mariée à un homme que l’on devine rapidement lié la junte militaire, Alicia découvre un jour l’histoire des enfants enlevés par la dictature. Elle qui vivait sans jamais s’interroger sur la politique, se trouve soudain emportée dans un univers qu’elle avait toujours pensé réservé aux paranoïaques. En effet, Alicia ne pouvant avoir d’enfant, elle et son mari ont adopté quelques années auparavant une petite fille, Gaby, à qui ils ont caché ses origines.
Le principal intérêt du film réside dans le fait qu’il ne choisit pas – comme dans la majorité des films mémoriels – le point de vue d’une victime mais celui d’une femme coupable non de l’enlèvement d’un enfant, mais d’un terrible aveuglement. Ce n’est donc pas l’absence qui pose ici problème mais, au contraire, une présence dérangeante ; la culpabilité qui envahit Alicia l’encouragera à remettre en question toutes ses certitudes, à oser enfin se confronter à son mari qui lui révèlera à demi-mot son mensonge, Gaby étant effectivement une enfant de disparue.
Alicia rencontre d’autres femmes, pour la plupart des grand-mères à la recherche de leurs petits-enfants, et commence à les côtoyer en leur laissant croire qu’elle est elle-même une victime de la dictature. Une scène joue particulièrement de ce travestissement : Alicia, sachant dans quel hôpital est née Gaby, demande à ces femmes si elles disposent des données anatomiques des enfants enlevés (taille du crâne, du thorax, etc.) enregistrées à la naissance. Elle a ainsi l’espoir de retrouver là un profil qui pourrait être celui de sa fille. Étonnées, celles-ci lui expliquent que ces données, en plus d’être inaccessibles, n’auraient aucun intérêt, personne ne sachant où se trouvent actuellement les enfants en question. Devant le regard troublé d’Alicia, l’une d’elles lui demande immédiatement si elle ne dispose pas d’un élément de comparaison, autrement dit si elle ne détient pas un des enfants volés. Les rôles s’inversent brutalement et, en l’espace d’une seconde, Alicia devient suspecte ; si cette accusation portée à son encontre peut sembler parfaitement anecdotique dans le récit, elle révèle une certaine collusion que la société totalitaire ferait naître entre victime et bourreau, comme si l’un et l’autre devenaient interchangeables, soumis à la même violence répressive. Alicia finira par être démasquée et rencontrera celle qui affirme être la grand-mère de sa fille adoptive. L’irruption dans la famille de cette femme révèlera au grand jour les non-dits, faisant s’écrouler en quelques instants le récit familial que le père avait savamment orchestré.
Si l’œuvre peine quelque peu à convaincre aujourd’hui, c’est probablement à cause du personnage principal et de son étonnante naïveté : curieuse ironie narrative de la part du réalisateur que d’avoir fait de son héroïne une enseignante d’histoire dont les élèves apparaissent nettement mieux renseignés et politisés qu’elle. Son discours de rentrée, où elle affirme que « comprendre l’histoire nous aide à comprendre le monde [car] l’histoire est la mémoire des peuples » rend difficile l’identification du spectateur à son combat, tant son manque de discernement (pour ne pas dire son idiotie) semble profond. La différence fondamentale entre les manières d’aborder la question mémorielle par les deux films repose sur leur dénouement : L’Histoire officielle s’achève sur une séparation, une impasse sans autre résolution possible que le délitement des liens qui unissaient les personnages. Au contraire, chez Solanas, la fin laisse entrevoir la possibilité d’un dépassement du traumatisme. L’un conçoit le passé comme un péché originel qui entraînera nécessairement la destruction dans son sillage ; l’autre, dans une logique plus politique et militante, considère l’épisode totalitaire comme une période dépressive dans un pays qui doit retrouver son énergie ; ode à l’espoir et à la légèreté, Le Sud nous invite à quitter le sérieux et la gravité du drame pour oser réinventer un réel plus désirable.