Entretien avec Stéphane Bou et Danny Trom, mené par Philippe Mesnard, en visioconférence le 27 janvier 2021
L’étonnement de voir un tel projet de revue se concrétiser est à l’origine de cet entretien. Quelles analyses de la situation des Juifs aujourd’hui ont bien pu mener à la création d’une revue qui se donne pour tâche d’ouvrir un espace où se rencontreront – en souhaitant qu’ils puissent longtemps dialoguer – Juifs et Europe. Ces termes et cette ambition paraissant énigmatiques, il était important d’aller trouver deux des fondateurs pour qu’ils s’en expliquent et présentent ce qu’il en est avec plus de détails que le petit texte de leur site (https://k-larevue.com).
La présentation en ligne de la revue met l’accent sur une « réalité inédite » ainsi que sur le « fait juif européen », pouvez-vous définir ces termes dans le cadre de ce projet ?
Stéphane Bou : Tout d’abord il faut préciser que nous voulons éditer une revue sur le fait juif, mais qui ne soit pas uniquement écrite par des Juifs à destination d’un lectorat juif, adossée à une quelconque institution ou une vie communautaire intra-juive. Cela doit se réaliser en parallèle du fait européen pour être une revue qui s’adresse à un lectorat moderne, curieux et cultivé comprenant que parler des Juifs, c’est aussi parler de l’Europe, et qu’en parlant de l’Europe, on en vient très souvent à parler des Juifs. D’amples développements critiques sont à envisager sur la crise européenne que nous traversons et qui englobe en son sein une crise qui atteint les Juifs, une sorte de champ contre-champ permanent entre ces deux réalités. Par ailleurs, il faut savoir que, aujourd’hui, il y a environ un million cinq cent mille Juifs en Europe et la tendance est toujours à la baisse, ce qui nous fait entrevoir la possibilité d’une déconnexion entre le fait juif et le fait européen. Une pensée inimaginable devient alors envisageable, comme dans un roman de science-fiction ou d’anticipation : le judaïsme européen n’existerait plus, ou alors seulement à un niveau local folklorique, pittoresque, et toute l’histoire de la modernité s’évanouirait dans ces poches de résistance locales.
Danny Trom : Ce qui est inédit dans la situation actuelle, c’est la crise, nous sommes dans une situation de crise. On peut l’observer de deux manières différentes : à partir de l’Europe et à partir des Juifs, et ces deux points de vue se croisent. Si on la regarde à partir de l’Europe, la crise tient en ceci que l’on a pris conscience depuis une quinzaine d’années qu’on ne veut, ni ne peut, avancer ou reculer. On ne peut retourner aux États-nations souverains tels qu’ils existaient avant la construction de l’Europe et surtout avant la Seconde Guerre mondiale, puisque nous avons désormais une conscience aiguë de la catastrophe à laquelle ont mené leurs potentialités belligènes. Et en même temps il apparaît clairement aujourd’hui que l’on ne veut pas non plus se diriger vers une potentielle avancée politique de l’Europe, parce que l’on refuse d’abandonner ce qui a été pourtant largement discrédité. On se trouve en quelque sorte dans une nasse : on ne peut ni avancer ni reculer. Voilà la crise telle qu’elle est décrite du côté de l’Europe.
Quelle en est alors la conséquence pour le monde juif ? Depuis l’émancipation, l’histoire des Juifs correspond à celle de leur nationalisation, c’est-à-dire leur intégration dans les États-nations dont ils étaient membres. Cette nationalisation s’est trouvée doublement affectée par la crise des États nations puisque c’est précisément cette crise qui a conduit à la fois au pire, c’est-à-dire le nazisme, mais aussi, après-guerre, à la collaboration entre les peuples à l’échelle de l’Europe. Si on regarde de plus près la situation actuelle des Juifs, ils sont donc toujours nationalisés mais mal nationalisés ou partiellement dénationalisés à cause des catastrophes passées et, de toute manière, s’ils voulaient être à nouveau renationalisés ils ne le pourraient pas, de la même manière que l’Europe ne peut pas revenir aux États-nations d’antan. Tout ce qui pousse vers une plus grande intégration européenne, un projet politique plus consistant pour l’Europe, se retourne également contre eux puisque la globalisation de l’Europe entraîne l’entrée de forces qui d’une manière ou d’une autre, même de manière partielle, créé un climat d’hostilité à l’égard des Juifs. Si bien que les Juifs sont pris dans la même nasse que l’Europe et chacun devient l’analyseur de l’autre. Voilà pourquoi la revue a pour but de les associer de manière très étroite. Il nous faut donc ouvrir un espace public juif de discussion à l’échelle européenne.
Quand vous parlez d’Europe, est-ce celle de l’Union européenne actuelle ? Ou bien l’Europe culturelle avec ses zones d’influence.
T. : C’est pour cela que dans le graphisme même de la revue vous verrez qu’il n’y a pas de délimitation d’une Europe politique ou communautaire, ce sera quelque chose qui ressemblera à un continent et c’est peut-être cela que nous visons : l’idée de l’Europe plutôt que sa géographie à proprement parler, et certainement pas la géographie politique imposée par l’Union européenne.
B. : On peut penser l’Europe comme un espace mental. Le Birobidjan, par exemple, qui est aux confins de l’Asie, appartient à l’histoire de l’Europe. Le Birobidjan est une histoire européenne quand bien même il jouxte l’océan Pacifique et la Chine. La manière avec laquelle on décide de créer, dans les années trente, un oblast – une région administrative – autonome juif avec son centre à Birobidjan, c’est aussi ça qu’il faut retenir de l’idée d’une histoire juive européenne.
T. : Toutes les projections politiques dans l’histoire, y compris la projection sioniste, qui pendant longtemps n’a pas eu de lieu de prédilection ou plutôt n’a pas eu de certitudes ou de choix arrêtés quant à ce lieu, toutes ces projections font partie de l’Europe. Celles qui se sont concrétisées doivent être perçues comme une version réussie de toutes celles qui ont échoué avant elle. C’est pour ça que, d’une certaine manière, l’État d’Israël se trouve en Europe puisqu’il est la version aboutie d’un projet européen, sa réalité concrète.
B. : Mais c’est vrai que dans cet espace mental il faut déterminer différentes régions : il y a l’Union européenne, l’Europe de l’Ouest, l’Europe Centrale, l’ex-Empire austro-hongrois, l’Europe de l’Est. Dans une certaine mesure Israël est l’une de ces régions. Et il y a cette espèce de paradoxe fou dans lequel se trouve le face à face entre Israël et l’Europe politique et qui participe de la nasse dans laquelle les Juifs d’Europe se retrouvent. Beaucoup vivent dans un état de schizophrénie invraisemblable où ils peuvent défendre Israël le lundi et le critiquer le mardi en fonction de l’interlocuteur et du contexte.
Quels types de textes allez-vous publier ?
B. : Il y a un vrai désir journalistique de reportages, d’enquêtes, de témoignages, de portraits. On a envie de voir des visages et des lieux, de comprendre des situations locales. Ces éléments qui relèvent de l’information, de la localisation, seront pris en dialectique avec des textes d’analyses, des contributions réactives à l’actualité et des retours historiques qui sont parfois nécessaires. Nous voulons aussi intégrer des textes littéraires, faire en sorte qu’il y ait régulièrement des nouvelles de fictions que nous allons commander à des écrivains afin de toucher également par ce moyen la réalité que l’on veut décrire et analyser. J’ajouterai que l’on va, autant que faire se peut, proposer des traductions de textes. Ainsi, Rachel Ertel va, par exemple, dans un des premiers numéros traduire des poèmes inédits de Sutzkever sur l’Europe. On aimerait beaucoup pouvoir traduire des textes du yiddish, notamment des essais, jusque-là peu traduits, issus du Yiddishland, ce pays mental européen qu’il faut faire vivre.
T. : J’ajouterai simplement que le monde du passé, le monde qui est derrière nous, l’idée n’est pas simplement de le faire vivre, dans le sens de ne pas l’oublier, mais on voudrait faire un pas de plus. Le faire vivre, certes, mais en vue de quoi, étant donné la crise dans laquelle nous nous trouvons ? C’est un rapport au passé où ce que l’on exhume du monde passé doit nous aider à établir le diagnostic historique de notre moment, c’est ça l’état d’esprit de la revue. Ce n’est pas une revue d’historiens, ce n’est pas une revue nostalgique. C’est une revue qui veut prendre pied dans l’actualité et en dire quelque chose d’autre que des idées trop convenues.
Y a-t-il historiquement des initiatives dont vous vous sentiez proches, dans le tracé desquels vous vous inscriviez ?
T. : C’est une question difficile. On peut dire que la revue s’inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans ces tentatives de créer un espace public élargi. Mais comme le côté juif vient se surajouter à notre affaire, je dirais que la filiation serait celle de tous les appels et toutes les tentatives de penser la chose juive politiquement et dans sa globalité, et non dans sa dimension nationalisée. La question est : qu’est-ce que serait un appel actuel ?
Le choix de K, est-ce une référence explicite à Kafka ? Ou bien pouvons-nous y entendre les résonances de « Kasher », voire « Kiddouch » ou « Kabbale » ?
B. : K, c’est un choix d’abord négatif pendant longtemps on a parlé de la revue en l’appelant « La Question Juive » et, en fait, c’est devenu très vite impossible de la nommer ainsi.
T. : C’est une expression intraduisible, le terme mute beaucoup trop quand il passe d’une langue à l’autre.
B. : Il nécessite aussi une culture extrêmement affutée pour renvoyer à autre chose que le Commissariat aux questions juives, mais à une tradition de questionnement qui vient en fait de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. Le nom est légitime à l’intérieur de ce cadre-là, mais il ne l’est plus à partir d’un certain moment de l’histoire.
On s’est mis à réfléchir à d’autres noms et finalement le choix est vite tombé sur K, Joseph K, le personnage de Kafka. K c’était aussi intéressant parce que ça peut être effectivement Kasher, ou Kiddouch. Un terme énigmatique, traduisible dans toutes les langues. Mais fondamentalement c’est bien le Joseph K de Kafka évoquant des questions liées à son œuvre, par exemple : est-ce que Le Château, ce ne serait pas l’Europe ?
Il y a cette phrase de Kafka, dans sa correspondance avec Felice Bauer, le 7 octobre 1916, qui résonne de manière fondamentale. Kafka lui fait part de son sentiment à l’égard de deux critiques distinctes de La Métamorphose, l’une considérant le récit comme un parangon de la littérature allemande, l’autre y voyant un exemple parfait de littérature juive. Alors il s’amuse de cette dualité et lui écrit : « Suis-je un écuyer de cirque monté sur deux chevaux ? Malheureusement, je n’ai rien d’un écuyer, je gis par terre » (Kafka, p. 779). Les contradictions qu’évoque Danny s’expriment de façon subtile dans cette phrase, même si la situation n’est évidemment pas la même. On retrouve dans la revue quelque chose de cette coappartenance à un judaïsme devenu problématique en Europe, et à l’Europe elle-même.
Quand vous citez Kafka « gisant par terre », ne s’agit-il pas plutôt, avec cette revue, de relever la question, de la remettre en selle, de relever ce défi et de ne pas subir le fait d’être au carrefour de ces contradictions… ?
B. : Sur ce point, la rédaction est très clivée, je crois que l’on est d’accord sur ce constat de crise, un constat de chagrin, avec tout ce que ce terme peut avoir de pathétique et de grandiose. Il y a parmi nous des gens qui pensent que viscéralement c’est un peu foutu mais qu’il faut quand même faire quelque chose, d’autres que c’est impossible de lâcher l’affaire.
N’est-ce pas un peu la situation du yiddish, langue à la fois en perdition et qui, depuis quelques décennies, bénéficie d’un regain d’intérêt, entraînant avec elle un renouveau de la culture qui lui est attachée ?
B. : Mais ce renouveau aussi est clivé. Rachel Ertel dit ainsi : « Tout est perdu, gardons la perte » (Ertel, p. 211). Sa tâche à elle, c’est de garder la perte. Mais à l’intérieur même du monde yiddish de nombreuses personnes ne sont pas d’accord avec une telle phrase. Ceux-là disent plutôt : « c’est mal barré, il ne faut pas que tout soit perdu ».
Il y a une extrême diversité des tendances et des groupes de pensée qui caractérise le « fait juif », du bundisme au sionisme, du laïc au religieux rendant la culture juive contemporaine pleine de contradictions et de clivages. Comment intégrer toutes ces oppositions solidement implantées dans l’histoire – voire dans l’identité – juive ?
T. : Je crois que la réponse est dans la formulation de votre question. Les clivages sont normaux. Ce qui est anormal, c’est de ne pas avoir une conscience aiguë de la manière dont ils se forment, des enjeux qu’ils charrient qui ne sont pas toujours explicités. La revue est très à l’aise avec cela car si ce travail d’explicitation est fait, le but sera au moins pour partie atteint. Les clivages ne nous font pas peur du tout, l’essentiel étant de les mettre en scène de sorte qu’ils produisent quelque chose de nouveau. ❚
Œuvres citées
Ertel, Rachel, 2019, Mémoire du Yiddish. Transmettre une langue assassinée, entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Albin Michel.
Kafka, Franz, Œuvres complètes, vol. IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989.