Comment dessiner et diviser en séquences narratives, pour le grand public, une catastrophe historique ? Si de nombreuses pages du sanglant XXe siècle sont déjà passées par l’universde la bande dessinée, au point de devenir une pratique systématique, celui-ci aborde pour la toute première fois l’histoire du siège de Leningrad, épisode tragique de la Seconde Guerre mondiale ayant entraîné la mort de près d’un million de civils, à travers deux parutions qui ont vu le jour presque simultanément en deux points du globe : La Route de la vie, fruit d’une collaboration entre une scénariste et un dessinateur italiens, publiée en France, et Sourvilo, paru en Russie, œuvre d’une jeune artiste pétersbourgeoise. Cette petite révolution historiographico-éditoriale invite à une réflexion sur la manière de donner à voir cette histoire et à une étude comparatiste entre pratiques occidentale et russe. De manière générale, celles-ci traitent le siège de Leningrad de façon très différente – aussi bien dans le monde de la recherche que dans la sphère médiatique et publique : en Russie, son histoire demeure très sensible et controversée, encore imprégnée de non-dits et souvent déformée au profit d’une héroïsation instaurée dès l’époque stalinienne (voir Gruszka) ; en Occident, il reste largement méconnu, tout en attirant de plus en plus l’attention des chercheurs auxquels on doit quelques études fondamentales sur la question.
La mise en images et en séquences de cet événement reflète-t-elle cet état des choses ?
Pour raconter cette histoire, les deux ouvrages ont adopté des styles et des approches distincts : format classique de bande dessinée pour le premier, qui a opté pour le mode fictionnel, fantastique et onirique ; roman graphique volumineux pour le second, en noir et blanc, qui relate une histoire de vie, celle de la grand-mère de l’auteur, dans laquelle le siège a occupé une place centrale.
« ÉVOQUER L’HORREUR DE LA GUERRE À TRAVERS LA DOUCEUR D’UN CONTE »
Le premier ouvrage inscrit l’événement, dès son titre, dans la terminologie canonique fixée à l’époque soviétique : « La Route de la vie », appellation de l’unique voie qui reliait Leningrad assiégé au reste du territoire soviétique non occupé. À travers des dessins réalistes et colorés qui mettent parfois en scène des figures historiques (Hitler, Goebbels, Staline…), il débute de façon classique, avec les différents topoi de tout récit sur le siège : l’invasion de l’URSS, le discours de Staline du 3 juillet 1941 (reproduit presque intégralement), les victoires militaires allemandes, l’évacuation d’une grande partie de l’industrie lourde soviétique à l’est, le départ des hommes au front, avec quelques scènes sur le champ de bataille. Mais ce n’est pas une leçon d’histoire que propose la bande dessinée : elle est centrée sur l’étrange destin d’une petite fille de huit ans, Olenka, qui joue du violon et écrit un journal intime. Elle va devenir l’un de ces milliers d’orphelins du blocus, en perdant son père au front, sa mère et sa sœur sous les bombes. Malgré quelques invraisemblances ou inexactitudes historiques mineures, les réalités infra-humaines de Leningrad assiégé sont représentées : la faim, les luges transportant les défunts, la consommation d’animaux domestiques, les queues pour obtenir un morceau de pain, les corps jonchant les rues. Mais en filigrane transparaît la rhétorique du discours dominant de l’époque soviétique puis poutinienne sur le siège de Leningrad : on y retrouve les notions incontournables du devoir accompli, de l’entraide, du sacrifice nécessaire, ainsi que la survalorisation de l’art (comme nourriture spirituelle et clé de la survie) et le happy end typique du roman soviétique (le héros meurt, certes, mais il a su sauver le collectif).
Le biais par lequel le siège de Leningrad est abordé pose question. L’ambition annoncée à la quatrième de couverture est d’ « évoquer l’horreur de la guerre à travers la douceur d’un conte ». Est-ce à dire que l’événement du blocus, par sa complexité et sa dimension cauchemardesque, n’est représentable qu’en convoquant l’univers du merveilleux – mythologie slave, magie, monstres, bestiaires… ? Bien vite en effet, le fantastique fait irruption, d’abord par une trame parallèle au quotidien dans la ville assiégée, celle de divinités qui personnifient la Vie, l’Hiver, la Mort, etc., et qui s’ai- ment, s’affrontent, se trahissent, puis par une fusion entre ces deux fils narratifs, puisque « Hiver » donne pour mission à Olenka de sauver Leningrad par sa musique. On se demande parfois si le siège n’est pas un prétexte pour donner libre cours au déploiement du surnaturel, tant ces séquences, qui ne diffèrent en rien des classiques de la bande dessinée fantasy, prennent une place assez déconcertante qui tend à éclipser l’objet de départ. Le paysage urbain de Leningrad assiégé, du reste bien reconstitué, est allègrement esthétisé, avec son architecture impériale, ses monuments et ses ponts légendaires, ses ruines et ses flammes, le fleuve gelé, etc. Plus problématique sans doute, la ligne fantastique n’apparaît pas seulement comme un choix ou un medium pour raconter une histoire tragique (comme dans les séquences où la Mort en habits de dandy arpente la ville en éteignant toute vie croisée), mais elle la simplifie drastiquement, voire la déforme. Ainsi, le sort de Leningrad assiégé n’est finalement dû qu’à une malédiction (p. 28), un sort jeté par un « mage noir » (p. 7), plutôt qu’à la logique d’anéantissement des nazis (qui n’apparaissent qu’au tout début, avant d’être totalement supplantés par des créatures incarnant le Mal) et encore moins aux erreurs politiques et militaires du commandement soviétique (inexistant).
À moins que cette déréalisation ne soit une stratégie de résistance (consciente, imaginaire ou onirique) de la petite Olenka affaiblie et mourante ? Toujours est-il qu’à la fin, le pouvoir de la musique suffit à libérer la ville du « nouvel ordre » et à « enflammer le cœur des habitants » (p. 68), et c’est ainsi qu’après la courte parenthèse effroyable de l’hiver 1941-1942, la vie reprend le dessus, les habitants continuent de « résister » et de « combattre » (p. 69) et non de mourir et de se débattre désespérément dans des conditions qui restent catastrophiques jusqu’à la levée du siège en 1944.
UNE HISTOIRE DE VIE : FENÊTRE SUR LE VÉCU INTÉRIEUR DE LA CATASTROPHE
Le roman graphique russe Sourvilo (nom de famille de l’héroïne) est, à l’inverse, résolument ancré dans le réel. Basé sur le témoignage oral d’une survivante, il relate la trajectoire d’une Soviétique née en 1925, plongée dans la tourmente des années staliniennes – aussi bien la période de la Grande Terreur que la guerre contre les nazis. Le siège de Leningrad n’y apparaît pas comme un épisode isolé, clos sur lui- même : il est inscrit dans la continuité d’une époque de violence, de précarité, d’arbitraire, de privations, de deuils, de luttes permanentes. Le fil conducteur de la vie du personnage principal est précisément le sentiment de peur, cette « peur éternelle », ce « pressentiment du malheur » (p. 275), qui l’anime depuis l’arrestation de son père communiste en 1937 jusqu’à ses vieux jours, en passant par toutes ces années où elle fut marginalisée pro fessionnellement et socialement par le stigmate d’« enfant d’ennemi du peuple », y compris pendant la guerre. Individualisée, imprimée dans la chair – parfois encore à vif – de l’expérience vécue, la narration de cet événement laisse entrevoir un tableau vivant, nuancé, à échelle humaine, du siège de Leningrad, délesté totalement des poncifs : il n’y sera pas question d’héroïsme, de résistance, de glorification du labeur dévoué, de la conservation salvatrice de l’intellect et de la culture, mais essentiellement d’un âpre combat quotidien pour la survie. Les pages les plus sombres et les plus tabouisées de cette histoire ne sont pas en reste : permanence des répressions menées par la police politique y compris au plus fort de la famine, travail aux cadences éreintantes et aux conditions spartiates, manifestations concrètes de la mort de masse, ampleur des pénuries en tout, impossibilité de suivre les règles élémentaires d’hygiène, conséquences psychiques de l’obses- sion du pain, etc. La parole du témoin est dépourvue de sentimentalisme, de l’idée de survivant-martyr ennobli par ses souffrances, elle ne cherche pas à transcender les sentiments humains non héroïques, comme l’effroi ou le désespoir – indésirables dans le discours canonique sur le siège. Bien sûr, on y trouve quelques assertions historiquement erronées, fruit du travail de reconstruction et de sélection de la mémoire (comme le fait que personne ne doutait de la victoire soviétique, ce que contredisent les sources de l’époque, tels que les journaux intimes des assiégés). Mais ni l’auteur ni le témoin ne prétendent à l’objectivité ni ne feignent d’ignorer les trous et les tours de la mémoire – ces derniers y sont assumés.
Si le choix du format du roman graphique pour raconter une histoire de vie sur fond historique est courant dans la culture occidentale, il ne va pas de soi en Russie, où ce genre est quasiment inexistant et n’en est qu’à ses balbutiements. On sent dans Sourvilo l’influence de Maus, notamment à travers les prolepses qui viennent rompre le fil narratif chronologique afin de mettre en scène le témoin en train de se raconter et son descendant en train de recueillir le témoignage. Cet entre-mêlement de plusieurs trames narratives (période soviétique, 1997, 2017) tisse un palimpseste de la mémoire du siège de Leningrad, à la fois entre les générations et les époques, qui s’inscrit pleinement dans les réflexions de Marianne Hirsch. Le graphisme à l’encre de chine est original et frappe par sa richesse et son pouvoir d’évocation ; les planches, les bandes et les vignettes n’observent pas un schéma préétabli, mais confèrent une impres- sion de débordements, d’instabilité, parfois de vertiges, comme pour refléter les remous de ces temps et les soubresauts de la mémoire.
Ainsi, ces deux parutions viennent en quelque sorte bousculer la tendance historiographique du siège de Leningrad : malgré son ambition créative, la bande dessinée franco-italienne aborde cet événement de façon peu convaincante, tandis que le roman graphique russe livre une histoire sensible, sans tabou, qui permet de pénétrer de façon singulière et accessible cette sombre page de la guerre, et que le lecteur français aura bientôt l’occasion de découvrir. ❚
Œuvres citées
Gruszka, Sarah, 2018-2019, « Le siège de Leningrad en quête de commémoration, 77 ans après », Mémoires en jeu, n° 8, hiver-printemps, p. 152-156.
Hirsch, Marianne, 1997, Family Frames: Photography, Narrative, and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press.