Le 2 décembre 2018 se sont tenues au Mémorial de la Shoah (Paris) deux tables rondes successives sur des questions d’actualités mémorielles en Pologne. La première, autour des publications en 2018 de La Survie des Juifs en Pologne d’Audrey Kichelewski et de Dalej jest noc. Losy Żydów w wybranych powiatach okupowanej Polski [La nuit continue. Le sort des Juifs dans différentes régions de la Pologne occupée] (dir. Barbara Engelking et Jan Grabowski), menée par Jean-Yves Potel, s’est attachée à présenter ces deux ouvrages qui, bien que traitant de sujets différents, permettent de donner un état des lieux de la connaissance et de la recherche en Pologne sur le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, avec la présence de Barbara Engelking, Jan Gradowski, Audrey Kichelewski et Jean-Charles Szurek.
Au-delà même de la présentation des thèses principales des deux monographies, c’est un aperçu des possibilités de travail d’archive en Pologne qui a été retracé, et notamment la fertilité, en ce sens, des collaborations entre l’Académie polonaise des sciences (Polska Akademia Nauk ou PAN) et les institutions de recherche à l’étranger. Ces coopérations, tout comme le dialogue scientifique entre enquêteurs locaux (basés dans neuf cantons polonais qui ont subi les grandes déportations de la Wehrmacht en 1943) et animateurs de séminaires de travail à la PAN ou à l’Université d’Ottawa, participent d’une internationalisation des champs de la mémoire, particulièrement intéressante si l’on considère le paradoxe sur lequel celle-ci repose dans un contexte marqué par une politique nationaliste, notamment sur les questions d’énonciation de l’Histoire polonaise. C’est en outre le dialogue entre deux approches dont les bornes temporelles d’analyse sont profondément différentes : Dalej jest noc se concentre autour des années 1942-1944, tandis que l’ouvrage d’Audrey Kichelewski court jusqu’à la fin des années 1980. La Survie des Juifs en Pologne retrace une Histoire « sur la longue durée », faisant apparaître des phases successives de tensions et de manifestations anti-juives depuis 1945, mais aussi la richesse d’une vie sociale, culturelle et politique des survivants et de leurs descendants. L’auteur insiste sur la pertinence de cette démarche diachronique pour redonner leur place aux Juifs en tant qu’acteurs. Il s’agissait, en faisant dialoguer les contextes, d’interroger le rôle de ces survivants dans la nouvelle Pologne, mais aussi une élaboration mémorielle souvent entravée ainsi que le long processus de reconstruction historique qui trouve un point d’orgue dans les choix législatifs en Pologne en février 2018. Malgré l’extrême spécialisation des intervenants, on notait une cohérence, proposée en filigrane : celle des difficultés pour les universitaires polonais ou travaillant sur les questions mémorielles polonaises aujourd’hui de se situer par rapport aux obstacles (politiques, institutionnelles, archivistiques) auxquels ils font face. À titre d’exemple, l’intervention de Barbara Engelking (accompagnée de Jan Grabowski) a permis de mettre en valeur la dimension politique que recouvrait la parution de leur ouvrage, dans le contexte actuel polonais. Publié en Pologne il y a quelques mois, à l’occasion de la commémoration de 1968, Dalej jest noc est un événement éditorial, à la fois par la diversité du public auquel il s’adresse, mais aussi parce qu’il porte sur un sujet devenu, selon les termes de Jean-Yves Potel, « interdit ». Barbara Engelking et Jan Grabowski contribuent à dessiner, dans le sillage de la publication des Voisins de Jan T. Gross et de nombreux travaux qui l’ont suivi, notamment ceux de Przemysław Czapliński, un contrepoint aux discours officiels, en indiquant que, contrairement au récit officiel prôné par le gouvernement et un certain nombre d’institutions, les Juifs n’ont, en majorité, pas été aidés par les Polonais
L’enjeu de cette journée fut pluriel, articulant plusieurs grandes interrogations sur les modalités de construction mémorielle en Pologne. La deuxième table-ronde, menée par Anaïs Kien (de l’émission « La Fabrique de l’Histoire » sur France Culture) a été l’occasion de mettre en relation ces recherches scientifiques avec le contexte politique dans lequel elles sont produites ou avec lequel elles dialoguent. Comment la loi dite « sur la Shoah » (dans la presse internationale) se mêle-t-elle d’Histoire en Pologne aujourd’hui ? En quoi cet arsenal légal permet-il la création de réseaux et organise-t-il une pression sur les recherches historiques ? En présence de Constantis Gerbert, figure de l’opposition dans le débat public polonais actuel, Barbara Engelking, Jan. Grabowski – objet d’une polémique en 2018 –, Dariusz Stola, historien et directeur du musée Polin depuis son ouverture en 20131, et Serge Klarsfeld, qui a signé une tribune à ce sujet dans Le Monde du 20 février 2018, il a été question de réfléchir sur les modalités de cette loi et d’interroger ses implications aujourd’hui en Pologne dans le champ des études mémorielles, mais aussi dans le récit national qui se construit au sein du pays et à l’étranger. La « Loi sur l’Institut de la Mémoire Nationale » du 28 décembre 1998 a en effet fait l’objet, le 6 février 2018, d’une modification promulguée par le président de la République de Pologne, Andrzej Duda, puis d’une autre visant à sa dépénalisation le 27 juin 2018. Au-delà même de l’analyse des discours sous-tendus par le texte – Constantis Gerbert a rappelé que cette loi suppose une définition de la « nation polonaise », syntagme qui se heurte en fait à un flou juridique –, c’est le cadre législatif lui-même, mis en jeu à travers les différentes versions de la loi, qui a fait l’objet de discussions. Barbara Engelking a indiqué notamment le caractère paradoxal de cet appareil législatif et de l’Institut de la Mémoire nationale (IPN) qui, conçus au départ pour encadrer les universitaires, à la fois leur ont permis d’accéder à des archives inédites (les dossiers judiciaires des Polonais qui collaboraient avec les nazis) et ont pu compliquer leurs recherches. Ce dispositif n’a de réel pouvoir que sur les historiens qui travaillent au niveau local et n’appartiennent pas aux élites, celles-ci étant plutôt protégées par cette loi qui leur donne du crédit et une plus grande ouverture professionnelle à l’étranger. Dariusz Stola a expliqué que la réaction des Polonais à la loi va dans une autre direction que celle prévue au départ par le gouvernement, et a permis, par le truchement des jeux d’opposition, de développer tout un pan de l’éducation aux droits de l’homme dans les écoles. Serge Klarsfeld enfin a alerté sur les dérives nationalistes sous-tendues par cette loi. Si les questionnements soulevés lors de cette journée furent pluriels et particulièrement intéressants, notamment sur les questions de l’intervention du politique, mais aussi de l’institutionnalisation des formes de mémoire, ou encore d’un débat qui « blesserait » la société polonaise, nous pouvons regretter un certain défaut de contextualisation, par lequel il aurait été possible de saisir les multiples enjeux qui président à ces « dérives nationalistes » tant décriées, notamment autour de plusieurs problématiques : contextualisation du cas polonais dans les stratégies actuelles de « faire l’histoire » (Behr, 2014), récupération des discours de la frange nationaliste et antisémite de l’Église catholique polonaise par le pouvoir en place (Zawadzki, 1996), jeux économiques et financiers des institutions en lien ou en opposition au gouvernement (Mink, 2017), entre autres. Ces réflexions, et l’apport d’un échange pluridisciplinaire, auraient sans doute contribué à faire de cette journée un moment pour « faire le point sur la question », comme il a été indiqué dans les débats.
Bibliographie
Behr, Valentin, 2014, « Le ministère de la mémoire », La Vie des idées, 11 avril.
Mink, Georges, 2017, « Les historiens polonais face à l’expérience de la “démocratie illibérale” », Histoire@Politique, n° 31, p. 36-45.
Zawadzki, Paul, 1996, « Le nationalisme contre la citoyenneté », L’Année Sociologique, t. 46, n°1, p. 169-185.
Le dossier du numéro 9 de Mémoires en Jeu sera consacré à l’analyse des politiques mémorielles « illibérales », révisionnistes ou anti-progressistes.
1 Le musée Polin –Musée de l’Histoire des Juifs polonais – est financé par la ville de Varsovie, tenue par le parti d’opposition « Coalition civique ».