Vendredi 26 mars 2021, Vincent Duclert, président de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994), présente les résultats de deux années de travail. Les mots sont forts et le message clair : la France a des responsabilités « lourdes et accablantes » dans les événements rwandais mais rien ne prouve dans les archives consultées qu’elle puisse être accusée de complicité de génocide1.
Le 27 mai 2021, Emmanuel Macron appuie le discours qu’il prononce au Mémorial de Gisozi sur les conclusions du « rapport Duclert » : « […] la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda. Et elle a un devoir : celui de regarder l’histoire en face et de reconnaître la part de souffrance qu’elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l’examen de vérité2. »
Après vingt-sept années de polémiques et de controverses3, un président français reconnait officiellement les responsabilités de l’État français dans un génocide qui a conduit à la mort près d’un million de Tutsi, hommes, femmes et enfants (Piton, 2018).
Ces deux moments s’inscrivent dans une dynamique de rapprochement diplomatique initiée dès 2017 entre Paris et Kigali. Marquée par plusieurs rencontres entre les deux présidents, par le soutien français à la candidature de Louise Mushikiwabo et par la décision du président français d’instaurer la date du 7 avril comme journée de commémoration officielle, cette dynamique est longtemps restée incertaine puisque le gouvernement rwandais commandait en 2016 une enquête sur les responsabilités françaises. Cette commande a abouti à la présentation, à Kigali, le 19 avril 2021, d’un rapport titré A Foreseeable Genocide. The Role of the French Government in Connection with the Genocide Against the Tutsi in Rwanda4.
Au-delà des questions politiques et diplomatiques placées au cœur de ces deux commandes institutionnelles, quelle valeur accorder à ces rapports ? Quelle peut être leur utilité dans la recherche de la vérité historique et quelle est leur légitimité à faire, à dire et à écrire l’histoire ? Comment s’inscrivent ces productions dans les processus de fabrique des mémoires en France et au Rwanda ?
EN QUÊTE DE VÉRITÉ
La commission française et le cabinet d’avocats américains se sont vu confier la mission d’établir la vérité sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 19945. Pour autant, la composition, les méthodes de travail et les sources mobilisées distinguent assez nettement ces deux initiatives dans leur rapport à l’établissement de la vérité.
L’exécutif français missionne en 2019 une quinzaine de chercheurs dont les expertises, majoritairement ancrées dans la discipline historique, sont diverses (archives publiques de l’État, Shoah et génocide arménien, gaullisme et Cinquième République…) mais éloignées du terrain rwandais. La commande insiste sur l’objectif « d’analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda » et de « contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi […] ainsi que sur son déroulement, en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique et de sa meilleure prise en compte dans la mémoire collective, notamment par les jeunes générations6. »
Seul à porter une parole publique, Vincent Duclert insiste dès ses premières déclarations sur l’intégrité de sa démarche et sur la recherche d’une vérité présentée comme un combat scientifique7. Par la suite, ses déclarations publiques, tout comme la note intermédiaire du 5 avril 2020, puis la présentation de l’exposé méthodologique de la Commission8 traduisent le souci constant de légitimer la démarche adoptée. L’ampleur de la documentation archivistique exhumée et l’expertise critique historienne revendiquée permettent à la commission d’affirmer « qu’elle [est] était parvenue à un volume de sources et à une pluralité de fonds suffisants pour établir des faits de vérité et pour confier au débat public un savoir vérifié et véridique. » (Ibid., p. 12). Pour autant, les chercheurs français reconnaissent les failles possibles de leur documentation ainsi que quelques limites au travail accompli (ibid., p. 36-37).
Ces efforts de légitimation résultent pour partie des polémiques qui ont accompagné la mise en place de la commission. La mise à l’écart de deux spécialistes reconnus du génocide des Tutsi, Hélène Dumas et Stéphane Audoin-Rouzeau, est d’emblée médiatisée et suscite la mobilisation de certains chercheurs9 d’autant que les spécialistes français du Rwanda, de la région des Grands Lacs et des relations entre la France et l’Afrique se trouvent écartés de la commission. La polémique rebondit en novembre 2020 lorsque la presse révèle qu’une des membres choisie pour intégrer la commission, Julie d’Andurain, a été l’auteure, dès 2018, d’un texte tendancieux sur le génocide des Tutsi dans lequel elle défend la thèse du double génocide et livre un bilan très contestable scientifiquement de l’opération Turquoise (Robinet, 2021a).
Les autorités rwandaises privilégient quant à elles l’expertise juridique. Elles missionnent en novembre 2016 le cabinet d’avocats américains Cunningham Levy Muse afin d’« examiner et de faire état de la documentation existante dans le domaine public sur le rôle et les connaissances des fonctionnaires français concernant le Génocide contre les Tutsi »10. Leur démarche est d’instruire le sujet pour établir la vérité des faits dans la perspective de possibles poursuites judiciaires contre d’anciens hauts responsables politiques et militaires français. L’équipe est constituée d’une quarantaine de personnes qui s’emploient, au Rwanda, aux États-Unis, en France et dans d’autres pays européens à collecter l’ensemble des sources existantes. Il s’agit principalement de sources publiques déjà connues (articles de presse, publications scientifiques, rapports officiels ou d’ONG…) mais aussi de près de 250 témoignages d’officiels du FPR, de diplomates et de témoins.
LA CONSOLIDATION DES CONNAISSANCES
SUR LES RESPONSABILITÉS FRANÇAISES
Les apports du « rapport Duclert » sont réels. Une décennie après les mots prononcés à Kigali par Nicolas Sarkozy11, une parole publique officielle assume avec force les responsabilités de l’État français. L’exploitation de près de 8 000 documents issus des archives publiques françaises permet une analyse clinique des choix, hésitations et engagements de l’appareil d’État au Rwanda. La reconduction systématique du soutien de l’exécutif à un régime commettant des massacres de masse est d’autant mieux identifiée que le rapport confronte les choix décisionnels aux différents niveaux d’information disponibles. Un chapitre particulièrement utile dissèque certains dysfonctionnements constitutionnels de la VIe République tels l’existence de « chaînes parallèles d’administration et même de commandement ». Si l’usage du terme « aveuglement » semble mal choisi au regard de la connaissance fine de la situation rwandaise par les autorités françaises et si la commission se prononce étrangement sur la question de la complicité qui semble dépasser ses compétences, le rapport a la vertu de ne rien céder aux discours négationnistes et de déconstruire la thèse du double génocide.
Une lecture historienne du rapport révèle cependant plusieurs limites. Celles-ci résident moins dans l’incapacité à accéder à certaines archives (papiers de Roland Dumas, Archives de la Mission d’information parlementaire de 1998…) que dans les choix contestables de ne pas mobiliser l’historiographie et de ne pas confronter les archives publiques à l’ensemble de la documentation existante. Ces choix aboutissent à passer sous silence des documents essentiels et bien connus des spécialistes (par exemple le rapport Rwabalinda). Ils aboutissent aussi à certaines failles dans la hiérarchisation des faits, dans les interprétations proposées ou dans la confrontation au savoir existant. Ils aboutissent enfin à ce que certaines des questions les plus controversées ne soient pas réellement investiguées12, quand d’autres (Bisesero) se trouvent noyées sous une multitude de détails qui entravent la bonne compréhension des faits13.
En revanche, le rapport rwandais décrit précisément le renforcement du soutien politique, diplomatique et militaire français en dépit des alertes renouvelées sur le non-respect des Droits de l’homme et sur les risques de génocide. Si l’usage indifférencié de sources de natures variées interroge l’historien, force est de constater que le rapport rwandais enquête sur toutes les formes prises par la présence militaire française avant 1994, de l’entrainement des Forces armées rwandaises (FAR) et des futurs miliciens aux contrôles d’identité des civils rwandais en passant par la poursuite des actions de conseil, de renseignement et d’entrainement après la signature des accords d’Arusha. Le rapport prouve également que, loin d’être de simples témoins, les acteurs français voient certains de leurs choix orienter les stratégies des acteurs rwandais pour finalement consolider les positions des plus extrémistes.
Le rapport rwandais fait en outre le choix de rapporter les voix de nombreux acteurs (cadres du Front patriotique rwandais, diplomates français et étrangers, témoins de l’époque…), y compris celles des rescapés. Tandis que dans « le rapport Duclert », les faits sont décrits au prisme exclusif du regard d’une catégorie d’acteurs français (les responsables politiques, militaires et les hauts-fonctionnaires), le « rapport Muse » intègre une plus grande diversité de points de vue ce qui lui permet de restituer les faits avec plus de force et de densité.
MATIÈRE ET MÉMOIRE
Évaluer les effets possibles de la publication de ces deux rapports sur la fabrique des mémoires en France et au Rwanda reste délicat. Au Rwanda, les conclusions présentées par le rapport Muse correspondent au récit déjà présent en 2008 dans le rapport Mucyo (Audoin-Rouzeau), dans certains discours officiels des autorités ou dans le narratif de certains musées (Gisozi, Murambi). Pour les Rwandais, la nouveauté réside plutôt dans la tentative d’examen de conscience faite par l’État français, certains appréciant une démarche présidentielle jugée sincère quand d’autres dénoncent les silences d’un rapport qui témoigneraient d’une forme de duplicité du pouvoir français capable de reconnaître certaines responsabilités et d’en occulter d’autres plus inavouables.
Le « rapport Duclert » apporte peu d’éléments nouveaux aux spécialistes. Il a cependant la vertu de proposer une matière de référence sur laquelle peuvent s’appuyer les acteurs (responsables politiques, journalistes, enseignants) pour assurer une circulation renforcée des savoirs sur le génocide. Force est aussi de constater que la présentation du rapport a permis d’ouvrir une séquence replaçant durant quelques semaines le génocide des Tutsi au cœur de l’attention médiatique. Cette séquence a pu permettre – comme la médiatisation des travaux de la commission Quilès en 1998 ou des commémorations de 2004 et 2014 – de mieux faire connaître au public certaines singularités du génocide. La parole présidentielle apporte en outre une reconnaissance officielle à la thèse des responsabilités françaises désormais plus difficile à contester. L’incapacité du président français à porter dans son discours une narration forte sur ces responsabilités – abordées presque exclusivement à travers la phrase citée en ouverture de ce texte – invite cependant à la prudence, les mots d’Emmanuel Macron semblant traduire le désir de clore le sujet sur la base du consensus proposé par un rapport qui préserve assez nettement l’armée française.
Les États rwandais et français restent deux acteurs majeurs de la fabrique des mémoires sur le génocide des Tutsi. Après un quart de siècle d’affrontements via la défense de récits divergents, les rapports Muse et Duclert semblent ouvrir la voie à la reconnaissance, sinon d’un récit commun, du moins de récits compatibles, jusqu’à un certain point.
Il est désormais de la responsabilité des recherches française et rwandaise de prendre le relais afin d’obtenir un réel accès aux archives sensibles concernant le rôle de la France et de se défaire des pressions et crispations politiques qui ont pu peser depuis 1994 sur les productions des chercheurs14 (Robinet, 2021b). Nul doute que la mise à l’épreuve des responsabilités françaises sur la scène judiciaire ouvrirait une nouvelle étape dans la reconnaissance du rôle joué par la France au Rwanda entre 1990 et 1994. ❚
Œuvres citées
Audoin-Rouzeau, Stéphane, 2010, « La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne », Esprit, 2010/5, p. 122-134.
Collectif, 2017, Rwanda 1994-2014 : Histoire, mémoires et récits, Dijon, Les Presses du Réel.
Robinet, François, 2021a, « La France, le Rwanda, et les historiennes : enjeux politiques, mémoriels et scientifique », Contretemps, 29 avril 2021,
https://www.contretemps.eu/france-genociderwanda-historiens-entretien-robinet/
Robinet, François, 2021b, « Le rôle de la France au Rwanda : l’Histoire piégée ? », Revue d’histoire culturelle, mis en ligne le 05 avril 2021,
http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=690.
Robinet, François, 2021c, « Rwanda 1994 : un rapport pour l’Histoire ? », Études, n°4284, 2021/7-8, p. 7-18.
Robinet, François, 2014, « L’empreinte des récits médiatiques : mémoires françaises du génocide des tutsi du Rwanda », Les Temps Modernes, n° 680-681, 2014/4-5, p. 166-188.
Piton, Florent, 2018, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte.
1 Le rapport se compose d’un volume principal de 992 pages, de 232 pages de notes, d’une annexe méthodologique et d’un état des sources : « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 », https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-lerwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994.
2 « Discours du Président Emmanuel Macron depuis le Mémorial du génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 », Kigali, 27 mai 2021, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/05/27/discours-dupresident-emmanuel-macron-depuis-le-memorialdu-genocide-perpetre-contre-les-tutsis-en-1994
3 Sur ces différentes dimensions : Collectif, Rwanda 1994-2014 : Histoire, mémoires et récits, 2017. Nous nous permettons de renvoyer également à notre texte « L’empreinte des récits médiatiques : mémoires françaises du génocide des tutsi du Rwanda » (2014), voir infra bibliographie.
4 Le rapport en anglais et ses annexes sont accessibles en ligne sur le site du gouvernement rwandais : https://www.gov.rw/musereport
5 Plus large, le mandat rwandais vise aussi à documenter la période post-génocide ainsi que les formes d’entrave à la recherche de la vérité et à la justice mises en place par l’État français depuis 1994.
6 « Lettre du Président de la République adressée, le 5 avril 2019, à M.Vincent Duclert », https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/lettre%20de%20mission/279186-lettre-mission.pdf
7 Voir notamment : Vincent Duclert, « La commission aura accès à toutes les archives françaises », Le Monde, 6 avril 2019.
8 « Exposé méthodologique de la Commission de recherche », 7 avril 2021, https://www.viepublique.fr/sites/default/files/rapports/fichiers_joints/279186_expose_methodologique.pf.
9 « Le courage de la vérité », 1er avril 2019, https://medium.com/@christianingrao/le-courage-de-lav%C3%A9rit%C3%A9-a50534b3d3bb.
10 « Report and recommendation to the Government of Rwanda on the role of French officials in the genocide against the Tutsi », Rapport intermédiaire, 11 décembre 2017, p. 4.
11 Nicolas Sarkozy avait reconnu, dès février 2010, de « graves erreurs d’appréciation ».
12 Citons ici le rôle des militaires français restés au Rwanda après décembre 1993, les responsabilités possibles d’acteurs français dans l’attentat du 6 avril 1994 ou encore la poursuite des livraison d’armes depuis la France durant le temps du génocide.
13 Pour une analyse plus détaillée du contenu du rapport, voir François Robinet (2021c).
14 Nous abordons cette question dans : « Le rôle de la France au Rwanda!: l’Histoire piégée ? », Revue d’histoire culturelle, mis en ligne le 05 avril 2021, http://revues.mshparisnord.fr/rhc/index.php?id=690.