Colloque à la Maison de la Recherche de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 (23 et 24 mars 2017)
Le colloque organisé par Elara Bertho, Catherine Brun et Xavier Garnier de l’unité de recherche THALIM (Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité) a réuni des chercheurs autour d’une interrogation commune sur la représentation littéraire des acteurs terroristes. En réaction à l’actualité récente autant qu’à une profusion, dans le paysage médiatique et politique contemporain, de l’image et du nom de terroriste, brandis comme des écrans à la pensée, il s’est agi de questionner, dans les textes, ces représentations dominantes, mais aussi de les contourner pour en révéler de nouvelles. Ainsi la perspective du colloque a-t-elle été de considérer les textes littéraires comme des lieux de fabrique de figures en faisant crédit au potentiel critique ou contestataire des écrivains.
DES LITTÉRATURES FACE AU PHÉNOMÈNE TERRORISTE
Aborder le terrorisme à partir de la littérature conduit à poser les problèmes suivants : la littérature est-elle capable d’investir ces figures ? Le terroriste, par son mode d’action violente qui le rendrait a priori singulier, pose-t-il une difficulté spécifique au travail d’imagination et de figuration ? Et si la violence fait obstacle à la pensée, quelle écriture est-elle à même de transfigurer sans le trahir le phénomène du terrorisme ? En somme, il est question de la spécificité et de la légitimité du travail littéraire face à l’actualité de cette violence extrême : à quel point les œuvres peuvent-elles aider à comprendre les trajectoires de ces acteurs (ou agents) terroristes, à éclairer les raisons de leur conversion et de leur passage à l’acte, à approcher leur intimité ou même à dire leur drame intérieur ? Avec quels préjugés, à l’appui de quelle documentation, suivant quelles émotions, et enfin depuis quels espaces, les écrivains appréhendent-ils ces figures incandescentes, parfois légendaires, investies par la peur et les fantasmes ? Ces interrogations sont traversées par une autre, plus générale : de quel savoir sont porteuses les œuvres littéraires, en particulier de fiction, quand elles abordent le champ politique qui leur est contemporain et les plus radicaux de ses protagonistes ?
UNE VARIÉTÉ DE FIGURES
Loin de ramener les acteurs terroristes à une essence ou à un principe commun, les intervenants ont déployé, dans leurs études successives, un éventail de figures. Du « meurtrier délicat » à l’Amok, des militants anticoloniaux antillo-guyanais aux jeunes marginalisés des banlieues urbaines françaises ou encore du nationaliste basque à l’Américain musulman d’origine syrienne, ce furent autant de figures inassimilables, issues d’aires géopolitiques distinctes et attachées à des problématiques spécifiques. Pour autant, le terroriste est toujours désigné au sein d’un rapport de force. L’approche postcoloniale a ainsi permis de révéler cette relation de pouvoir et les gestes de minorisation et de délégitimation qui aboutissent à sa désignation.
NOMMER, DÉSIGNER
Les enjeux de la nomination du terroriste, dont on sait qu’elle est réversible – les « terroristes » des uns étant le plus souvent les « libérateurs » ou les héros des autres –, ont pu ainsi être abordés à partir des intériorités des personnages terroristes. Que ce soit dans le cas du terrorisme basque qui occupe le roman Etxemendi (1990) et pour lequel la romancière Florence Delay traite conjointement les actes d’engagement, les gestes d’accusation et les représentations médiatiques, ou dans celui d’une défense portée de l’action violente, par le poète Sonny Rupaire pour combattre le néocolonialisme français en Guyane, il s’agit de faire entendre ce qui est par ailleurs tu. La littérature est bien le lieu d’expression des voix. Dans cette perspective, l’édition de poèmes issus de Guantanamo (Poems from Guantánamo: The Detainees Speak, 2007), également abordée dans ce colloque, a confirmé la volonté de donner un espace littéraire à des figures maintenues dans le mutisme.
« DEVENIR-TERRORISTE »
De tels textes tendent à dépasser la sidération induite par le phénomène terroriste et pérennisée dans les discours politiques et médiatiques pour aller dans le sens d’une compréhension. La figure du terroriste cristallise dans son parcours individuel des tensions collectives. La mise en récit du « devenir-terroriste » permet donc à la fois de critiquer le système social, religieux et politique dans lequel de telles trajectoires s’inscrivent, et d’exposer un drame individuel. Plusieurs œuvres inspirées de faits terroristes réels, telles que Xavier : Le drame d’un émigré antillais (1981) de Tony Delsham et Soldats d’Allah (2014) de Christian Autier, ont investi les figures terroristes dans une même tentative de comprendre et d’exposer les déterminismes et les choix qui ont conduit aux actes criminels. De même, à côté d’une littérature du traumatisme qui s’était popularisée aux États-Unis après le 11 septembre 2001, une autre littérature a émergé pour orienter le regard vers les acteurs terroristes et terroristes présumés. Des œuvres inscrites dans le champ littéraire états-unien, comme Home Boy (2010) de H. M. Naqvi et The Reluctant Fundamentalist (2007) de Mohsin Hamid, se sont attachées à déconstruire la binarité induite par la « guerre contre le terrorisme » pour exposer, à l’échelle individuelle, les conséquences de ces mécanismes et se donner les moyens d’interpréter le « devenir-terroriste ».
APPRÉHENSIONS ET IMMERSIONS
De la forme romanesque à la forme théâtrale, c’est souvent l’immersion qui est privilégiée pour constituer la figure terroriste. Les Justes (1950) d’Albert Camus donne aux terroristes le moyen d’exprimer leurs raisons et les doutes qui les rendent familiers au spectateur-lecteur, tandis qu’Alaa el-Aswany dans L’Immeuble Yacoubian (1957) expose les drames dont le personnage terroriste est victime et qui le conduisent à la radicalisation. Les deux perspectives humanistes restituent au terroriste son intelligibilité et rendent même une identification possible. Mais d’autres auteurs choisissent d’affirmer une séparation et reconduisent l’inintelligibilité naturellement attachée à la figure terroriste. Dans À quoi rêvent les loups (1955), Yasmina Khadra met ainsi à mal l’immersion qui conduit son récit, en faisant achopper le protagoniste à sa propre violence, dès lors définitivement incompréhensible. Une pédagogie du terrorisme, allant dans certains cas jusqu’à une véritable analyse, motive une partie des œuvres invoquées (Hans Magnus Enzensberger, 2006 ; Salman Rushdie, 1983). Les interventions du colloque ont permis de mettre l’accent sur des approches distinctes, économiques ou culturelles, individuelles ou collectives. Pour autant, il ne s’est pas agi de faire de l’écrivain un expert, mais plutôt de mettre en lumière les héritages qui travaillent ses figurations littéraires et, si possible à travers elles, les représentations populaires et dominantes.
LA RÉCEPTION DES ŒUVRES
Enfin, les interventions ont insisté sur les différents lieux d’énonciation depuis lesquels se constituent les figures. L’écrivain, tantôt spectateur, tantôt partie prenante, entretient avec ses figures des rapports d’étrangeté ou d’empathie, qui sont reconduits dans la relation au lecteur. Dans cette perspective, il a été intéressant de relever la réception qu’ont connue les œuvres étudiées. Invisibilisée dans le cas du roman de Florence Delay, médiatisée à l’excès pour Boualem Sansal (2084, 2015) ou encore destinée à entrer dans le champ de la littérature populaire (Allah Superstar, 2003), l’œuvre prend place, peu ou prou, dans le spectre des représentations collectives.
Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 29-30