Fenêtres sur la Syrie.

Matthieu ReyDirecteur des études contemporaines, Ifpo (UMIFRE 6-USR 3135) Associate Researcher - History Workshop -Wits University Chercheur associé - Collège de France
Paru le : 02.04.2024

Catherine Coquio, À quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, Paris, Sindbad Actes Sud, 2022, 268 pages.

Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey, (dir.) Syrie. Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021). Paris, Le Seuil, 2022, 827 pages

Collecter ce presque rien et tenter de le penser à l’aune de la catastrophe, telle serait l’ambition commune de ces deux ouvrages qui dialoguent autour de la Syrie et des Syriens. Depuis 2011, ce pays jusque-là à la marge des attentions médiatiques s’est, un temps, imposé par l’importance des violences déployées par le régime de Bashar al-Assad pour contrer toute forme alternative de pouvoir qui pourrait émerger de sa société. Ce gouvernement de l’horreur[1] (Ismael, 2018) a pu désarçonner conduisant une partie de la classe politique et de l’opinion publique à se détourner ou à rejeter la question syrienne du spectre des pensables. Suivant une tradition déjà analysée par François Furet, l’ « illusion[2]» assadienne a voilé au gré des années une catastrophe humaine interrogeant nos sociétés et leurs valeurs, alors même que les ponts qui les avaient liés, semblaient de plus en plus fragilisés par la montée des extrémismes. Prenant pleinement place dans la géographie des populismes, le non-lieu politique construit par la répression d’un régime sur sa société en vient progressivement à faire oublier et à masquer dix ans d’espoirs et de heurts, d’inventions et de luttes pour un idéal toujours reformulé d’une vie ordinaire.

Détail photographié sans éclairage de Voici mon coeur (2018-2022) de l’artiste syrien Khaled Dawwa. L’ensemble de l’oeuvre commémore la révolution arabe et la répression de Bachar al-Assad. Ici, il s’agit plus spécialement du quartier de la Ghoutta à Damas qui a notamment subi des bombardements au gaz sarin. L’oeuvre intégrale a été exposée aux Beaux-Arts de Lyon lors de l’exposition Formes de la ruine (1-12-2023/3-03-2024) ©Philippe Mesnard

La publication successive de ces deux opus majeurs ne peut qu’être saluée dans ce cadre : ils en viennent à ramener la lumière sur la Syrie et surtout à sceller un impossible oubli du presque rien de l’expérience traumatique vécue, amenant l’humanité une fois encore à regarder ses abymes. Catherine Cocquio, auteure, entre autres, du Mal de Vérité, spécialiste de la littérature testimoniale, et co-coordinatrice du Livre noir, définit d’emblée sa position : elle n’est pas arabisante, découvre tardivement la Syrie aux récits des exilés fuyant l’horreur, avant d’être saisie par la contradiction d’une génération qui assiste une fois encore aux déclenchements des pires atrocités et à une indifférence grandissante. Cette situation lui est bien familière pour la spécialiste littéraire des récits de survivantes et de survivants de l’horreur, qui des ghettos polonais, en passant par les contrées rwandaises, martèlent à notre mémoire ce que l’humanité peut et laisse faire. La Syrie s’impose alors pour tenter de restituer quelque chose de ce qui se passe, sans pour cela et à aucun moment se départir de son statut de témoin vigilant.  Elle entreprend le travail savant et citoyen de collecte, de croisement de l’information, de recueil de ces voix qui sinon resteraient tues.

Un dialogue entre les deux ouvrages s’instaure immédiatement : l’un documente ; l’autre montre les pensées « au bout du monde[3]», l’un enregistre les grandes respirations d’un régime qui dès années 1980 aux années 2010, ne cesse de renouveler son arsenal de mort, l’autre donne parole à ceux qui tentent de produire une philosophie de ce néant. L’effort d’affronter le nihilisme d’un monde devient la métaphore du combat citoyen pour ne pas laisser faire, laisser passer quelque chose qui définit d’ores et déjà notre histoire très contemporaine. Cette entreprise ne signifie pas pour autant écraser les aspérités et l’illogisme de ce devenir incertain : reprenant la voix des Syriennes et des Syriens, donnant place à des textes contemporains, au vif du moment, le livre noir restitue l’ordinaire conjoncturel de l’horreur. De même, si la désarticulation du monde se reflète dans les œuvres, d’Abu-l-Kaka en passant par les témoignages et trajectoires de 19 femmes, ceci n’empêche pas de reconstruire un presque rien pour le monde, le forçant à poursuivre son existence en dépit du voile indifférent jeté sur la Syrie.

À quoi bon encore le Monde ? enchaîne des modes de pensées et d’expression autour de l’événement traumatique. C. Coquio réunit un premier corpus d’auteurs syriens dont l’œuvre dialogue avec les expériences historiques. Témoigner du changement, de son long cours, d’une alternative au monde dans le Douma libéré avant de voir sombrer cette espérance, donner ainsi à dire le politique dans l’intime et l’ordinaire, reprend les voix des disparues. Yassin Haj Saleh depuis l’exil se retrouve forcé de restituer ce moment et ses tournants. Le récit épistolaire fragmente ainsi un réel lui-même repensé à l’aune d’entreprises banales dans un bout du monde. Cette réflexion sur ce que la pensée peut saisir de l’arbitraire, de la contingence historique et de la violence, se prolonge dans l’analyse de ce que l’univers carcéral fait à la subjectivité et son rapport au monde. Enfin, par le biais de l’art, et sous le prisme du corps, les auteurs syriens se saisissent d’un presque rien qui, à un moment, condense le réel pour le penser. De moments singuliers et singularisés par orientalisme, C. Coquio donne à comprendre un rapport d’un « nous » au « monde » en train de se former qui hante les vivants des horreurs oubliées et pourtant pensées et énoncées.

Le Livre noir complète le dispositif. Il s’agit de peindre une grande fresque impressionniste des « Assad »[4], ce croisement de système ou de régime dont les principes de fonctionnement demeurent la recherche de solutions immédiates pour survivre jusqu’au lendemain, la prédation et l’usage des outils étatiques contre toute remise en cause. Impressionniste, le tableau d’ensemble se fragmente au gré des expériences individuelles, au gré des mécanismes concrets du pouvoir qui ne suivent pas un grand plan, ni quelque complot, mais bien une méthodique et quotidienne pratique de la survie contre la société syrienne, réduite par la violence à obtempérer. Reprenant en alternance textes d’époque et d’analyse, témoignage et mise en abime, les six grands mouvements de l’ouvrage tentent d’approcher au plus près des différentes facettes des appareils de cruauté des Assad.

Le premier temps revient sur l’expérience fondatrice des années 1970-1980, moment de constitution du pouvoir sous Hafez al-Assad. Au-delà de l’épisode de Hama, ce massacre de 20 à 40.000 Syriennes et Syriens en 1982, ce sont l’ensemble des essais qui trament une première décennie de pouvoir. Suit une seconde section sur l’univers concentrationnaire, ces lieux inexistants dans lesquels disparaissent des dizaines de milliers de Syriens. Dispersés dans le territoire, ils constituent l’ossature du régime, non sans être le lieu de rémunération par toute une série d’escroquerie aux proches. Au prix de ces techniques, les Assad invitent les acteurs étrangers à prendre place dans leur affrontement à leur société. La troisième séquence revient sur les différents motifs qui animent ces puissances, suivant une logique de militarisation et de confessionnalisation. La quatrième partie reprend les types dominants de la violence, depuis l’assassinat de masse, en passant par les agressions sexuelles. La cinquième partie montre comment sur ce terreau, un autre acteur impose son registre violent, l’ensemble des groupes se revendiquant du jihadisme. Enfin la démonstration se referme sur les traces des reconstructions autant de métaphores d’un effacement du passé encore vif d’une société détruite.

Le lecteur pourra difficilement refermer ces ouvrages avec indifférence. Sans verser dans un déversoir gratuit de moments et scènes douloureux, les pages infusent progressivement l’envers du décor syrien, déconstruisent les rouages d’une normalité trop souvent radotée dans les médias, pour restituer pleinement ce temps des Assad, celui de moments explosés pour la vie d’individus brisés au nom de la survie d’un régime, meurtris en masse dans le plus intime de leur chair pour sa pérennité. Complétant l’entreprise d’exposition, pensée et peinture des presques rien demeurant des expériences syriennes sont un gage pour notre temps de ne pas omettre ce qu’est notre monde.

[1] S. Ismael. The Rule of violence, Subjectivity, Memory and Government in Syria, Cambridge, Cambridge University Press, 2018

[2] François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Poche, 2003.

[3] Pour reprendre la métaphore de Majd el-Dik, À l’Est de Damas. Au bout du Monde, témoignage d’un révolutionnaire syrien. Paris, Don Quichotte, 2016.

[4] M. Rey, Histoire de la Syrie, XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2018.