« Impies, dès que nous les négligeons, suspects, dès que nous les honorons » : c’est ainsi qu’Emmanuel Berl résume la posture malaisée de ceux qui dialoguent avec les disparus dans sa Présence des morts (1956, Paris, Gallimard, p. 71). S’entretenir avec les défunts, c’est prendre le risque de basculer de leur côté, on le savait déjà grâce à Henry James et son Autel des morts (1895). Emmanuel Berl s’en explique : « Toute évocation de morts a quelque chose d’inquiétant, de louche. Elle comporte des risques qu’il est difficile d’évaluer. Les limites qui, dans ce domaine confus, séparent l’impiété du sacrilège, et la religion de l’idolâtrie, sont floues, presque indiscernables » (ibid., p. 101). Le nom de Berl ne figure pas parmi ceux auquel Marc Delouze « doit beaucoup », regroupés à la fin de ses Chroniques du purin (p. 158-159), et son approche n’a rien de religieux ; s’il s’inscrit d’après nous dans cette lignée, celle-ci n’est pas revendiquée. La remarque de Berl qui, en 1956, choisit de décliner les va-et-vient de sa mémoire à l’aune de ses rencontres avec des fantômes, vaut ici de manière plus générale, comme un questionnement adressé à notre culture qui a fait la part belle aux fantômes. Chez Delouze, ils prennent leurs aises. « Ils s’installent autour de ma table. Ils s’assoient sur mon lit. Ils flottent dans le noir quand je ferme les yeux. Ils me parlent entre les lignes des livres que je lis. » (p. 14). Ils s’insinuent subrepticement dans la conscience ou entrent « dans sa tête par effraction » (p. 147) Il faut le reconnaître, les lectures que l’auteur partage avec nous leur ouvrent une voie royale : ses fantômes s’appellent en effet Varlam Chalamov, Robert Antelme, Margarete Buber Neumann, Yitskhok Katzenelson, pour ne citer que ceux-là, il y a parmi eux des « naufragés » et des « rescapés », tous témoins directs (ou indirects comme Vassili Grossman) de désastres. Le genre du dialogue avec les morts s’est renouvelé, il entraîne désormais non pas vers le cimetière du village (et l’enterrement d’un voisin est distancé comme par un écran d’étrangeté, il semble factice, vu au « cinéma du monde », p. 23-27), mais vers Auschwitz, Treblinka, la Kolyma, vers Mizocz, « un nom imprononçable que je n’ai pas envie d’apprendre à prononcer » (p. 55).
Ce n’est pas que les morts soient éloignés, n’étant plus ceux de la famille ou des amis (même si on a tellement envie de reconnaître la gouvernante de Proust dans l’apparition de la vieille Céleste p. 73, mais ce n’est pas elle, naturellement, tous ces morts nous ont brouillé la vue) ; c’est que ces lieux se sont terriblement rapprochés et démultipliés en des milliers de pages « de chevet » ou, autant le dire, « au chevet » des vivants veillés désormais par ces défunts, accompagnés par eux de si près que les écritures s’entrelacent et se confondent : il faut avoir repéré les italiques ou les caractères plus petits pour distinguer les lignes de Marc Delouze d’avec les citations. Les typographies différentes donnent à voir les voix qui composent ce livre mais surtout, elles paroxisent les présences qui le ponctuent, elles suggèrent qu’écrire – surtout sur ces thèmes là, mais peut-être écrire tout court – c’est mêler ses mots à ceux d’autrui. À ce jeu, le « je » risque à tout moment de devenir un « il », de s’extérioriser vers eux – ou de les assimiler en lui ? –, de leur donner une existence posthume ou d’étendre la sienne vers le passé : « et cette manière de dialogue commencé bien en amont de ma naissance m’oblige à puiser aux invisibles sources de ma mémoire. Elle [Etty Hillesum] morte (dit-on) moi vivant (paraît-il) je tente de nouer ma parole à la sienne » (p. 53-54). C’est donc une solitude très peuplée que vit le narrateur – ou son double – dans une maison de campagne qu’il faut reconquérir sur les rats, les chats, les araignées et autres habitants « légitimes », et qui met ce flâneur champêtre, arpenteur de territoires littéraires de l’extrême, face à sa propre étrangeté, à sa propre altérité. Chroniques du purin, court récit ou long poème en prose brisé en plusieurs fragments, alterne entre les odeurs familières de la campagne perçues au prisme d’une « l’infra-histoire » et les incursions hallucinées vers des destins engloutis.
Ces dérives vont jusqu’à faire émerger les corps derrière la parole des témoins, corps sensuels ou corps souffrants, jusqu’au malaise lorsqu’elles donnent à voir la féminité d’Etty Hillesum ou son entrée dans la chambre à gaz. Sacrilège ou idolâtrie ? L’auteur refuse d’assigner des limites à l’imaginaire, livrant la vérité impudique d’une expérience de lecture qui n’a pas intégré l’interdit de l’image. Une foule d’images non pas « malgré tout » mais parfaitement assumées défile à travers les fissures de cet édifice poétique : Marc Delouze déroule son propre cinéma mental né au contact de ses fantômes. Ce faisant, il nous rappelle combien ce compagnonnage nous est devenu naturel : « Sont toujours là les en-allés. Pas question d’en “faire son deuil”. Jamais. Sont toujours là. Ils ne “revivent pas”. Ils vivent en nous, en vous, en moi… » (p. 25). Vous et moi, c’est plus que « je » et « il », c’est tout une culture mémorielle qui se trame non seulement dans les musées et à travers des commémorations, mais également dans le retranchement d’un projet poétique qui, aussi solitaire soit-il, n’en est pas moins un projet de « communauté inavouable ».
Bibliographie
Berl, Emmanuel, 1956, Présence des morts, Paris, Gallimard.
Delouze, Marc, 2016, Chroniques du purin, Paris, L’Amourier.