Depuis sa sortie en salle durant l’été 2017, Dunkerque a été l’objet de nombreuses critiques et louanges. Les premières ont mis l’accent sur une série d’absences liées principalement au contexte (politique, militaire et culturel), alors que les secondes insistaient sur la façon dont un environnement immersif est donné à ressentir au spectateur. Ce texte propose un point de vue quelque peu différent en considérant le film de Christopher Nolan comme une mise en scène de la présence du passé dans nos sociétés actuelles. Il s’agit d’interroger la place de cette bataille dans l’imaginaire collectif, la façon dont le film joue avec cet imaginaire, les conséquences politiques de ses choix narratifs et formels.
La bataille, rappelons-le, opposa le Reich aux Alliés entre fin mai et début juin 1940. L’opération Dynamo correspond, précisément, à l’évacuation par la mer de milliers de soldats alliés. Au Royaume-Uni, l’épisode est resté célèbre, car des bateaux de plaisance ont participé au sauvetage. Le discours d’accompagnement aussi bien de la part du réalisateur que du conseiller historique insiste sur l’authenticité de la représentation de l’événement. Ainsi, c’est moins l’aspect spectaculaire qui est mis en avant que la fidélité au passé. Joshua Levine, l’éditeur de Forgotten Voices of Dunkirk (2010), rappelle le travail d’histoire orale qu’il a mené et, par là même, la volonté de faire entendre la parole des acteurs de l’histoire (Levine). Nolan explique, lui, qu’il a souhaité tourner le film sur les lieux mêmes de la bataille et non en studio. Il a aussi privilégié l’usage de matériels d’époque, y compris pour ce qui a trait aux combats aériens et maritimes (Nolan). Pris dans cette perspective, il y aurait presque dans Dunkerque quelque chose qui relèverait d’une approche anthropologique de l’histoire (Audoin-Rouzeau), pourtant il faut le dire très clairement, il n’y a rien de tout cela dans Dunkerque.
Cela me conduit à proposer un autre point de vue, qui revient à considérer le film comme un reenactment, c’est-à-dire « une reconstitution historique participant à la re-création d’un événement authentifié [qui] informe non pas sur le passé lui-même, mais sur ses réemplois, ses usages, sur sa prégnance dans l’actualité » (Crivello, p. 70). Une telle interprétation nécessite que l’on prête attention à d’autres aspects de la représentation. Dès les premières secondes du film, si, détournant le regard du soldat qui court, on le porte sur l’arrière-plan, on s’aperçoit qu’il s’agit de Dunkerque aujourd’hui. Les rues ont été choisies de façon à donner une impression « années 40 » (Savignac), mais les façades sont intactes. Or, en juin 1940, la ville avait déjà subi de nombreux raids aériens. Ce n’est pas une erreur factuelle que je cherche ici à souligner, mais une piste vers une autre compréhension du film. Dès l’ouverture, un autre détail retient l’attention : les tracts de propagande déversés par l’aviation allemande semblent tout juste sortis d’une imprimante laser. Le papier un peu brillant n’est aucunement froissé et les couleurs sont très nettes. Ce détail n’aurait pas une grande signification s’il n’était représentatif de l’ensemble des décors, des costumes, du maquillage et des accessoires du film. Par exemple, l’uniforme du soldat qui court en direction de la plage semble à peine sorti du pressing, les barricades et le ponton sont impeccables, les parties boisées du bateau de croisière viennent d’être vernies. Bref, tout est trop neuf, tout est trop propre pour que l’on se croie un seul instant devant une représentation réaliste de la bataille. Dunkerque est une représentation de la guerre garantie sans poussière, sans tache, sans sudation et presque sans hémoglobine. Pour le dire dans les termes d’Audoin-Rouzeau, le film ne donne pas accès à la physicalité du combat (p. 274). Si le cadre interprétatif le mieux adapté à l’analyse de Dunkerque est celui d’une volonté d’immersion, les choix esthétiques susmentionnés conduisent à se demander : de quelle réalité parle-t-on ? Une hypothèse pourrait être que l’immersion nous projette moins dans le temps de l’événement (1940) que dans celui du tournage (2016). Cela reviendrait à dire que le film tend moins vers une représentation authentique du passé que vers la captation d’une reconstitution. C’est le spectacle de la mise en scène de la bataille que le réalisateur donne à voir.
Comme dans une reconstitution historique grandeur nature, une attention particulière a été accordée au respect du lieu exact de l’événement. Cependant, on n’a pas envisagé une seule seconde de détruire à nouveau la ville pour les besoins du film. Des efforts considérables ont été consentis pour retrouver les armes de l’époque, pour que les uniformes et les bateaux aient la même forme que ceux de l’époque. Or, personne n’a pensé à les user. Au contraire, tout le monde est venu avec les éléments les plus neufs, les plus beaux et les plus propres possible. Une même attention fiévreuse a été apportée à la reprise des paroles des soldats telles qu’elles ont été colligées par le conseiller historique. Cependant, personne n’a pensé à les mettre en perspective en croisant différentes approches historiographiques. Cela correspond bien à la façon dont, bien souvent, « les reconstitutions historiques sont perçues par leurs acteurs comme des commémorations en hommage aux morts, comme une épitaphe à leur mémoire » (Jerome De Groot cité par Cauvin, p. 193). Qu’est-ce que cela nous dit du rapport que l’équipe du film entretient avec le passé ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre que les reconstitutions historiques portent sur les événements que sont devenus ces batailles dans le temps de leur mise en mémoire. En fait, ce à quoi Dunkerque nous donne accès, c’est à la présence actuelle de la bataille dans l’imaginaire collectif. Cette formulation peut sembler absurde au lecteur francophone tant cet épisode de la Seconde Guerre mondiale lui reste peu connu. Elle l’est beaucoup moins en Angleterre où « l’esprit de Dunkerque » est une expression qui continue d’être utilisée pour signifier « une volonté farouche d’un groupe de personnes qui, se trouvant dans une mauvaise situation, vont s’entraider » (Cambridge Dictionary cité par Lewis). Nolan dit lui-même : « comme pour de nombreux Britanniques, Dunkerque est une histoire [story] avec laquelle j’ai grandi, appréhendée sous une forme mythique, quasiment comme une fable ». Le passé qui est représenté n’est ainsi pas celui des années 1940, mais un passé bien plus récent, celui de la période contemporaine du tournage. Cela ne revient pas à dire que le film perd de son intérêt pour l’historien. Au contraire, il s’agit d’un objet pour une histoire du temps présent. Une histoire, qui, dans ce cas, est moins attentive aux faits passés qu’à l’imaginaire produit à partir d’eux et à la façon dont il est possible de leur donner une forme audiovisuelle.
Pour résumer, le film n’est donc pas « authentique » comme voudrait le faire croire le discours d’accompagnement, il participe bien plus à la perpétuation « d’une mémoire historique stéréotypée partagée » (Crivello in Haffemayere et al., p. 203). Le rôle des bateaux de plaisance dans le sauvetage des soldats est symptomatique de cette tendance. Il est aussi exagéré dans le film qu’il a été amplifié dans la mémoire collective. Il s’agit là peut-être du plus grand succès du film, puisque Nolan réussit à donner une forme convaincante à cet imaginaire collectif. Le caractère immersif du film, qui fait que le spectateur se trouve pris au cœur d’un « festival d’affects » (Barthes, p. 104), est particulièrement bien adapté à cela. Pour le dire de manière plus critique, il y aurait donc comme un effet d’écho entre le mythe nationaliste porté par le film (la mise en scène du fameux « esprit de Dunkerque ») et sa forme, qui, elle-même, interdit toute prise de recul au spectateur, le réalisateur ayant eu par ailleurs l’intelligence de laisser une place aux signes renvoyant au présent de la réalisation. Et c’est ce présent, vers lequel le film est entièrement tourné, qui, entraperçu par le spectateur, permet quelque chose de l’ordre d’un jeu.
Bibliographie
Audoin-Rouzeau, Stéphane, 2008, Combattre, Paris, Seuil.
Barthes, Roland, 1975, « En sortant du cinéma », Communications, 23, p. 104-107.
Cauvin, Thomas, 2016, Public History, New York, Routledge.
Crivello, Maryline, 2000, « Comment on revit l’Histoire. Sur les reconstitutions historiques 1976-2000 », La Pensée de midi, 3/ 3, p. 69-74.
Haffemayer, Stéphane, Marpeau, Benoît & Verlaine, Julie (dir.), 2012, Spectacle de l’histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Levine, Joshua, 2017, « Dunkirk Rethinks the War Movie: Historian Joshua Levine Shares His Experiences Working With Director Christopher Nolan », Under the Radar, 21 juillet : https://undertheradar.military.com/2017/07/dunkirk-rethinks-war-moviehistorian-joshua-levine-shares-experiencesworking-director-christopher-nolan/.
Lewis, Rachel, 2017, « Why the British Still Talk About the Dunkerk Spirit », Times, 20 juillet: http://time.com/4860620/dunkirk-spiritphrase-history-world-war-2/.
Nolan, Christopher, 2017, « Christopher Nolan, Spitfires, flotillas of boats, rough seas and 1,000 extras », The Telegraph, 8 juillet : http://www.telegraph.co.uk/films/2017/07/08/spitfires-flotillas-boatsrough-seas-1000-extras-christopher/.
Savignac, Baptiste, 2017, « Dunkerque, cinq anecdotes du tournage racontées par Christopher Nolan », Le Figaro, 18 juillet : http://www.lefigaro.fr/cinema/2017/07/18/03002-20170718ARTFIG00199-dunkerque-cinqanecdotes-du-tournage-de-racontees-parchristopher-nolan.php.