Du mémoriel en temps de guerre

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 13.03.2022

« Dénazifier », « dénazification » : que nous disent ces mots que le discours de Vladimir Poutine a récemment actualisés pour justifier son agression de l’Ukraine ? Qu’y entendons-nous ? Que nous empêchent-ils d’entendre ? Cette utilisation, sur laquelle joue ici une double logique criminelle et propagandiste, repose sur une manipulation de l’histoire. Si l’Ukraine qu’il insulte, en s’émancipant progressivement de l’emprise soviétique et de son mode de fonctionnement, a opté pour un régime démocratique sans doute encore perfectible, celui-ci n’a rien à voir avec le nazisme. L’État et la société de quantité de nations éclairées et tolérantes laissent s’exprimer tout autant, sinon davantage que l’Ukraine, des groupuscules néonazis et ultranationalistes. Plaide aussi pour l’Ukraine le caractère loyal et démocratique des dernières élections présidentielles qui s’y sont tenues, en 2019, et ont conduit à l’élection de Volodymyr Zelensky, en lui accordant 73% des suffrages au 2e tour (30% au premier) contre trois autres candidats dont le président sortant. Que cet homme, dont le monde entier admire aujourd’hui le courage, soit un Juif, qu’une partie de sa famille ait péri durant la Shoah, ne fait que confirmer l’esprit démocratique qui règne dans ce pays. Un esprit qui fait peur à Poutine. De nombreuses analyses ont remis ces évidences en lumière, disqualifiant de facto le prétexte – on ne saurait parler d’argument – poutinien. A aussi été rappelé que ladite « dénazification » avait été une procédure mise en place par les Alliés en Allemagne et en Autriche pour repérer et neutraliser celles et ceux qui, après-guerre, auraient continué de cultiver la vision nazie du monde, ses modèles et ses stéréotypes. Mais pas seulement.

Car les mots « dénazifier » et « dénazification » appartiennent à une famille assez vaste de signes renvoyant au « IIIe Reich » qui font sens et fonctionnent suivant une référentialité culturelle dont la force tend à dépasser celle de la référentialité historique au passé. Les représentations qui sont associées à cette nébuleuse, qu’on l’appelle Seconde Guerre mondiale (1939-1945) ou Grande Guerre patriotique (1941-1945), restent, avec de nombreuses nuances, omniprésentes dans notre culture. Poutine, en parlant de nazis, n’a fait que nous servir un discours convenu que l’on était disposés à entendre pour l’avoir déjà maintes fois entendu. Qu’un adversaire, généralement politique ou considéré comme tel, soit traité d’Hitler, de nazi ou associé à une croix gammée est une pratique transnationale répandue aux États-Unis ou en Amérique du Sud, en France – Emmanuel Macron en a récemment été la cible sous la forme d’effigies grotesques, n’ayons pas la mémoire courte –, en Pologne ou en Israël où, très tôt dans l’histoire du pays, les joutes verbales à la Knesset, mais aussi dans l’espace public, recouraient à ces insultes (même si, tardivement en 2014, cela a soulevé un débat autour d’une loi pour en interdire l’usage). Alors, que cela nous dit-il ?

Cela nous dit que cette stigmatisation, à la fois négative et attirante, concentre un des grands emblèmes du « Mal », peut-être le plus grand, convoqués par les discours et nos imaginaires aussi politiques que mémoriels – autrement dit ce que nous avons en tête, sur quoi joue Poutine, mais qu’il a lui aussi en tête. Tout cela participe à et d’une même « culture » qui, enfermée dans les représentations de son histoire comme son propre miroir, a fait de la Seconde Guerre mondiale – ou de la Grande guerre patriotique – son principal pôle de réflexion. Il ne s’agit pas, entendons-nous, de reléguer la Seconde Guerre mondiale et ses mémoires à l’arrière-plan – ni, diraient de mauvais esprits, de relativiser la Shoah – ou d’en minorer l’impact sur notre actuelle modernité. Il s’agit de déconstruire les mots, signes, lieux communs et clichés qui, les uns après les autres, nous font, à tort, interpréter à partir de leurs prismes des événements dont nous sommes les contemporains et, notamment, les nouvelles formes d’autoritarisme et d’expansionnisme qui, couvrant dès à présent de plus en plus le monde, jouent sur des formes de domination à la fois archaïques et inédites qui nous déroutent. C’est là, pour les études mémorielles et les questions qu’elles prennent en charge, une tâche éthique à la mesure de la critique qu’elles doivent mener sans relâche sur ces symboles faussant notre appréhension du temps qui est le nôtre. Il faut entendre là une exigence de penser qui nous porte au-delà des clivages et cloisonnements disciplinaires, entraînant avec elle bien plus que les sphères académiques tout en se nourrissant de leurs apports.

PS: Tous mes remerciements à Catherine Brun, Olivier Penot-Lacassagne & Jean-Yves Potel pour leur relecture et les réajustements qu’ils m’ont suggérés

PPS: Pour ne pas saturer de pathos mon propos, je ne voulais pas ajouter cette photo de Grozny prise par Maryvonne Arnaud, que j’ai déjà présentée dans l’exposition “Paysages de mémoire”. Toutefois, avec les sièges de Marioupol, Odessa, Kiev et le sac général de l’Ukraine par les armées de Poutine, je cède à vous la montrer, avec tristesse et rage. Le 14 mars 2022.

Grozny. 2004. Maryvonne Arnaud