Publié en 2017 en France et en 2018 dans sa version allemande, rarement un livre a été autant plébiscité par une critique unanimement élogieuse. Journaliste franco-allemande, son auteure née en 1974 occupe la scène médiatique : recensions et entretiens filmés sont pléthore, surtout depuis que Les Amnésiques ont été distingués en 2018 par le « Prix du livre européen » décerné par le Parlement européen, dans la catégorie « roman ». Qu’est-ce qui a provoqué cet engouement pour un texte qui est tout sauf un « roman » et que l’indication générique de l’éditeur français, « récit », ne caractérise pas mieux – on se serait attendu à un minimum de travail sur la langue et la forme. L’intention de l’auteure est double : une grande partie de l’ouvrage est consacrée au « travail de mémoire » sur le Troisième Reich à partir de l’histoire familiale de la journaliste. À la suite de quoi elle étend la perspective et s’intéresse au rapport au passé de l’Autriche, de l’Italie et de la RDA, avant de dénoncer et de mettre en garde contre les mouvements populistes et d’extrême droite qui voient le jour partout en Europe et risquent de compromettre le travail sur le passé. Résumé ainsi, on comprend aisément le succès du livre : une histoire de famille allemande sur fond de Troisième Reich, un fervent appel pour que la confrontation au passé ne tombe pas aux oubliettes et un engagement sans faille pour l’Europe. Or, comme on dit, le diable se cache dans les détails. C’est en regardant le texte de près au lieu de se laisser entraîner par la vague médiatique qui le porte que l’on peut exprimer des réserves, éprouver un malaise.
Géraldine Schwarz raconte l’histoire de ses grands-parents paternels à Mannheim, notamment celle de son grand-père Karl Schwarz : elle découvre à partir de documents conservés à la cave qu’en 1938, il avait acheté à très bas prix une entreprise à une famille juive dont seul le père de famille devait survivre. Confronté après-guerre à une demande de réparations, le grand-père refuse de s’exécuter. La correspondance à ce sujet retrouvée par Schwarz témoigne de l’attitude de déni et d’autovictimisation de la plupart des Allemands après-guerre face aux crimes qu’ils ont tolérés ou auxquels ils ont participé. La journaliste introduit le terme de Mitläufer (ceux qui ont marché avec le courant), catégorie établie par les Alliés, sans lesquels « Hitler n’aurait pas été en mesure de commettre des crimes d’une telle ampleur » (Schwarz, p. 9). La découverte de l’aryanisation de l’entreprise par son grand-père fut donc à l’origine du livre. Jusque-là, la démarche est compréhensible, même si elle n’est ni nouvelle ni innovante. En effet, depuis les années 1970, la littérature allemande a connu plusieurs vagues éditoriales avec des ouvrages de tous genres s’interrogeant sur l’attitude de la génération des parents, puis des grands-parents, sous le Troisième Reich : on a d’abord parlé de Väterliteratur, la littérature sur les pères, avant que les années 2000 voient les petits-enfants enquêter sur leurs grands-pères. À ce niveau-là, Les Amnésiques sont tout sauf un événement exceptionnel. Sorti en septembre 2017, l’ouvrage paraît au bon moment, l’actualité politique de plus en plus alarmante se mettant à son service : un livre qui se dresse « contre l’oubli » dans une Allemagne soudain méconnaissable et une Europe qui se déglingue. Cela peut expliquer la réception enthousiaste du livre dont le manque de discernement critique est pourtant étonnant.
Car ce qui apparaît comme une évidence dès les premières pages, c’est le clivage entre l’intention de l’auteure et ce qu’elle nous raconte presque inconsciemment, entre son discours sur la nécessité d’une confrontation au passé et son évident aveuglement lorsqu’il s’agit de sa propre famille. On assiste régulièrement à des tentatives de disculpation du grand-père qui, à lire les nombreuses anecdotes racontées, était bien plus impliqué dans le national-socialisme que sa petite-fille veut bien le croire. Ainsi, Schwarz apprend par sa tante qu’« au début de la guerre le NSDAP avait envoyé des hommes chez eux pour aménager leur sous-sol en bunker privé », « un privilège » (p. 32) admet l’auteure, sans toutefois se demander pourquoi. Exempté du service militaire en faisant valoir l’importance de son entreprise, Karl Schwarz l’était en réalité pour avoir dénoncé son associé, enrôlé à sa place. Avec pour seul commentaire de la petite-fille : « Et c’est peut-être à ce moment-là qu’il avait glissé, juste en passant, que Max Schmidt n’avait pas la carte du parti, lui. » (p. 35) Après-guerre, le grand-père apparaît en véritable débrouillard au fait de tous les ressorts du marché noir. Privé du contrôle de sa société par les Alliés – société acquise, faut-il le rappeler, grâce à la spoliation d’une famille juive – il a gardé de la marchandise en cachette qu’il peut revendre. L’auteure semble admirative, la longue description du butin n’est accompagnée d’aucune condamnation morale, simplement d’un « Chacun faisait comme il pouvait dans cette Allemagne au fond de l’abîme. » (p. 47)
Évidemment, Géraldine Schwarz n’écrit pas ce livre pour dédouaner son grand-père, bien au contraire : son intention est de dénoncer son attitude et celle de nombreux autres Allemands qui ont personnellement profité de la persécution des Juifs et qui n’ont rien fait pour s’opposer au régime d’Hitler. Sauf que, de façon visiblement inconsciente, elle se raconte en parallèle son propre « roman familial ». Malgré tous les éléments qu’elle rassemble, elle est persuadée que « [s] on grand-père n’était pas un national-socialiste convaincu », « trop épris de liberté pour cela » (p. 16). S’il a pris la carte du parti national-socialiste, il « est improbable qu’il l’ait fait par conviction idéologique. Car Opa était un hédoniste […] » (p. 63). Karl Schwarz « n’étant pas un antisémite » non plus, « il y eut certainement bien pire profiteur que mon grand-père dans ce jeu de dupes » (p. 64). S’il n’a pas fait baisser davantage le prix de l’entreprise, « c’est peut-être par sympathie pour les juifs. » (p. 91) Enfin, l’attitude de ce « Opa » frôle le philanthropisme lorsqu’il est question de ses rapports avec l’entrepreneur juif spolié : « Néanmoins, si mon grand-père avait été un scélérat, je ne pense pas que Julius Löbmann aurait accepté pour 400 Reichsmarks mensuels de l’accompagner pendant plusieurs mois lors de ses déplacements d’affaires pour le présenter aux clients de la Löbmann & Co […]. Je pense que l’entente devait être assez bonne entre Karl et Julius pour rendre ces voyages possibles […]. » (p. 65) Quelle ignorance des conditions dans lesquelles les Juifs devaient survivre à cette époque-là ! Ils n’avaient aucune marge de manœuvre pour refuser quoi que ce soit. Les Amnésiques auraient-ils eux-mêmes perdu la mémoire ? Ils témoignent en tous les cas d’une étonnante inconscience historique. Ou encore ce passage évoquant la non-attribution d’un visa américain aux Löbmann : « Julius entrevoyait-il le lien entre le manque de solidarité des États-Unis et le sort de sa famille, prise au piège parce que privée de visa américain ? » (p. 82) La mort de la famille à Auschwitz, la faute aux Américains ?
« Grand-Père n’était pas un nazi » (Welzer et al.) fut le titre d’un ouvrage paru en Allemagne en 2002, expliquant à partir d’entretiens familiaux comment la mémoire du national-socialisme est transmise entre différentes générations. Les auteurs constatent le clivage entre un savoir historique transmis dans les manuels d’histoire et les « albums de famille » qui donnent la certitude notamment à la troisième génération que leurs grands-parents n’étaient pas des nazis. Alors que la deuxième génération est souvent plus critique, l’émotion et l’attachement sentimental l’emportent chez les plus jeunes. Phénomène auquel n’échappe pas notre auteure, convaincue que son grand-père n’est pas un véritable nazi. Chose étonnante toutefois : elle ne l’a même pas connu personnellement : « Je n’ai pas connu Opa. » (p. 217) Un chapitre est aussi consacré à la famille française, au grand-père maternel, gendarme sous Vichy. Là encore, le comportement du « papi » français est imaginé de façon bien édulcorée : « Je ne saurai jamais si mon grand-père français, gendarme sous Vichy, a arrêté des résistants ou des juifs sur la ligne de démarcation […], mais j’aurais tendance à penser que s’il l’a fait c’était à contrecœur et que, comme il le disait après la guerre, quand il le pouvait il fermait les yeux. » (p. 202) Certes, il n’est pas facile de s’imaginer ses grands-parents en bourreaux, mais lorsqu’on a la prétention de faire un travail de confrontation au passé tel que c’est le cas ici, il vaudrait mieux que l’histoire familiale ne devienne pas un écueil à la lucidité historique.
Le lecteur, quant à lui, rencontre d’autres obstacles qui se situent cette fois-ci au niveau de l’écriture. Le livre regorge d’expressions imagées, de clichés et de lieux communs dont l’accumulation devient vite insupportable, d’autant qu’ils trahissent un cruel manque de réflexion historique. La « guerre dévoreuse de soldats » (p. 34) est ainsi féminisée au lieu d’en dénoncer les responsables, et quand les soldats allemands « tombaient comme des mouches, décimés par les balles russes ou terrassés par le froid et la faim » (p. 41) on discerne mal la véritable cause de leur sort. Si les attaques aériennes des Alliés sont une « vengeance meurtrière » (p. 40), il aurait mieux valu indiquer la relation de cause à effet. Schwarz nous prodigue également une vision complètement ahistorique des dignitaires nazis : le grand-père évite de « servir de chair à canon à une bande de criminels nazis mégalomanes et suicidaires » (p. 35) et Hitler est représenté en « tyran aveuglé » (p. 42), « errant tel un lion en cage dans l’ambiance confinée de son bunker » (p. 44). Elle semble même s’apitoyer sur le destin des enfants Goebbels, « des anges tout blonds » (p. 45) assassinés par leurs parents. La politique raciale du Troisième Reich est un « délire [qui] outre le fait d’être immoral [sic], relevait de la pure mythologie » (p. 55) et les Juifs revenant en Allemagne après-guerre sont « trop abîmés à l’intérieur, trop laminés par la peur » (p. 189) pour prendre part aux débats publics. Évoquons encore « le monstre » Staline (p. 227) et le navire allemand Wilhelm Gustloff qui (transportant, soit dit en passant, également des troupes) était censé « tirer des griffes de l’Armée rouge les colonnes de réfugiés allemands de Prusse Orientale » (p. 229). Quelle vision de l’histoire nous est présentée ici ? Ces clichés et expressions toutes faites peuplent le livre du début jusqu’à la fin. S’ils sont de mauvais goût et gênants à la lecture, ils sont surtout un frein à la compréhension des événements, en en véhiculant une vision douteuse. Ils participent d’une émotionnalisation de l’histoire au lieu de permettre le « travail sur le passé » si cher à l’auteure.
Si une grande partie de l’ouvrage est consacrée à l’histoire familiale, puis à la mémoire exemplaire de la République fédérale, Schwarz termine son livre en évoquant la RDA et son travail de mémoire « négligé ». Jamais chapitre sur le sujet n’aura été aussi caricatural. Alors qu’au début des années 1990, son père travaille pour la Treuhand, cette agence fiduciaire chargée de la privatisation des entreprises est-allemandes et dont on commence tout juste à critiquer démarche et bilan, Géraldine Schwarz découvre l’Est. Peu encline à la nuance historique, elle décrit donc le « régime totalitaire » (p. 297) de la RDA, avec la Stasi telle une « pieuvre aux innombrables tentacules prêts à vous happer à chaque instant » (p. 298) et où la police politique voulait « créer une lignée d’un nouveau genre, une dynastie d’espions » (p. 303). Lors de sa visite de Berlin, l’auteure a « peur de [s]e perdre et de mourir de froid seule dans cette ville fantôme », croisant de jeunes Allemands de l’Est qu’elle voyait « comme des rescapés du pire » (p. 309) ! Plus loin, on apprend que les Allemands de l’Est « vivaient dans une bulle, où aucune des richesses intellectuelles et culturelles du monde ne pénétrait. » (p. 330) Comment peut-on écrire aujourd’hui de telles énormités ? À cette nouvelle accumulation de clichés s’ajoutent de nombreuses inexactitudes historiques, l’auteure n’a pas dû mettre souvent les pieds à Berlin-Est ni s’intéresser de près à l’histoire de la RDA et de l’après-1989.
Tout cela n’est pourtant qu’un prélude pour dénoncer la recrudescence d’exactions xénophobes après la chute du Mur, qu’elle attribue à un travail sur le passé non accompli. Et apparemment à ce climat totalitaire hostile à tout geste humain… Dans le chapitre suivant, consacré à la montée de l’AfD dans les nouveaux Länder et aux expressions de haine contre les réfugiés, Schwarz montre clairement son aversion contre ces Allemands de l’Est qui, en 2015, « n’avaient plus d’alibi économique à leur indécence comme dans les années quatre-vingt-dix ». (p. 328) Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : il va de soi que cette évolution, touchant en grande partie les nouveaux Länder, est absolument condamnable. Mais l’auteure part de tellement loin dans la (non-)compréhension de cette partie de l’Allemagne qu’il vaudrait mieux mesurer ses propos, d’autant que sa diatribe risque de provoquer l’effet inverse et de bloquer le débat, au lieu de l’ouvrir. Si elle évoque les raisons économiques pour expliquer l’attitude xénophobe des Allemands de l’Est, celle-ci serait aussi, voire davantage, la conséquence du « déni de l’Histoire dans lequel la RDA a maintenu son peuple » (p. 329). C’est une thèse souvent avancée dans ce contexte. Mais renvoyer, trente ans après la chute du Mur, à la seule responsabilité de la RDA, n’est-ce pas détourner le regard des incapacités de nos sociétés démocratiques à résoudre ces problèmes ? L’Allemagne n’étant pas la seule à enregistrer une recrudescence du racisme et de l’antisémitisme malgré la sophistication des politiques de la mémoire mises en œuvre depuis une quarantaine d’années.
Décidément, l’auteure des Amnésiques se trouve du bon côté de l’histoire. Elle se voit en représentante de cette République fédérale aujourd’hui disparue et de son exemplaire travail de mémoire. Simplement, la lecture de son livre montre que la meilleure éducation ne prémunit pas contre les non-pensés. On peut exhorter à se confronter au passé et continuer à penser que « Opa war kein Nazi ». La bonne conscience de cette Européenne, héritière des lumières franco-(ouest)allemandes et de l’immeuble de ses grands-parents (p. 239), est sans bornes. Ce livre sera bientôt traduit dans huit langues européennes. L’Europe mérite mieux !
Œuvres citées
Schwarz, Géraldine, 2017, Les Amnésiques, Paris, Flammarion.
Welzer, Harald, Moller, Sabine & Tschuggnall, Karoline, 2013, « Grand-Père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale [2002], traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Gallimard.