Publié dans le n° 2 de Mémoires en jeu, décembre 2016, p. 22-24.
IMRE KERTESZ
(Budapest, 9 novembre 1929-31 mars 2016)
Vivre et écrire le même roman » (Journal de galère, 1992), tel était le credo d’un écrivain qui ne se reconnaissait qu’une seule identité, celle qu’il créait en écrivant. « Medium d’Auschwitz », comme il le revendiqua dans son texte le plus autobiographique, Dossier K. (2006), Kertész médita dans ses œuvres sur la façon dont l’être humain qui vit en régime totalitaire s’adapte et se laisse dépouiller de son destin. Pour Kertész, l’écriture était une lutte par laquelle reconquérir sa personnalité et sa destinée face à la structure aliénante de la « dictature totale ». En se consacrant à partir de 1960 à ce qui devint son premier roman, Être sans destin, il puisa dans sa propre vie la matière de son œuvre littéraire.
Être sans destin, publié après treize ans d’écriture en 1975 en Hongrie où il passa plutôt inaperçu, s’inspire de l’histoire de la déportation de son auteur. Arrêté à l’âge de quatorze ans à l’été 1944 puis déporté à Auschwitz, Imre Kertész se vieillit de deux années, trompant le sort qui l’attendait sur la Rampe. Déporté à Buchenwald, il devint, après trois mois de travaux forcés à Zeitz, ce qu’en langue des camps on appelait un « musulman ». Mais comme son protagoniste dans Être sans destin, Kertész survécut.
Imre Kertész était né en 1929 dans une famille de la petite-bourgeoisie juive de Budapest. Ses parents s’étaient séparés lorsqu’il avait cinq ans. De cette enfance mal aimée, Kertész tira en partie la matière de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1989).
À son retour au pays, il ne retrouva que sa mère. L’adolescent s’efforça d’oublier ce qu’il avait vécu. Il rentrait dans une Hongrie vaincue, bientôt soumise au régime communiste. À seize ans, Kertész prit sa carte du Parti. En 1948, sorti du lycée, il travailla pour un quotidien communiste, Világosság [Clarté], expérience dont il s’inspira dans Le Drapeau anglais (1991). Mobilisé en 1951, l’ancien déporté se retrouva gardien dans une prison militaire. Cette expérience qui le mettait dans la situation du « bourreau » lui fit renoncer pour de bon au Parti et lui inspira, à partir de 1955, un premier roman qu’il n’acheva pas, Moi, le bourreau, mais pour lequel il refusa, alors que les frontières étaient ouvertes au moment de la révolution de 1956, de quitter le pays et la seule langue qu’il se sentait capable de maîtriser, le hongrois. Il utilisa plus tard un chapitre de ce roman dans Le Refus (1988), auquel il se consacra de 1976 à 1987.
Dans Dossier K. comme dans son discours de réception du Nobel, « Eurêka ! », Kertész mit en valeur le « réveil existentiel » qui le frappa en 1955 et lui fit sentir la nécessité de prendre une distance face aux masses sur lesquelles s’appuient les dictatures modernes pour devenir un romancier singulier. Ce moment existentiel se nourrissait de sa découverte de Thomas Mann, le premier d’une famille littéraire qu’il se choisit au fil de ses lectures. Kertész écrivait sous le régime Kádár, vivant aux côtés de celle qu’il épousa en 1960, Albina Vass (1920-1995). Le couple survivait en partie grâce aux droits d’auteur qu’il toucha des quelques comédies musicales qu’il écrivit au début des années 1960 puis, dans les années 1980, grâce à ses traductions de l’allemand.
À la chute du régime communiste en 1989, Kertész était l’auteur de quatre romans et trois nouvelles, et un écrivain connu d’une petite élite intellectuelle de Budapest. La traduction de ses œuvres en allemand à partir de 1992, ses conférences et articles (réunis pour partie en français dans L’Holocauste comme culture), rendirent à l’Europe cet écrivain nourri de littérature européenne (Mann, Camus, Sartre, Nietzsche, Kafka, James, Beckett, Borowski, Proust, Bernhard, Celan, Márai ou encore Améry). En 2002, il reçut le prix Nobel de littérature et s’installa à Berlin. Atteint de la maladie de Parkinson, Kertész, revenu à Budapest en 2013 avec sa seconde épouse Magda Ambrus (1942-2016), lutta avec l’écriture jusqu’au bout, publiant en 2014 un dernier roman, L’Ultime Auberge, et un mois avant sa mort ses journaux des années 1990, Le Spectateur (2016).
Clara Royer, Eur’ORBEM/ Paris-IV/CEFRES
SEMION VILENSKI
(Moscou, 13 juin 1928-23 avril 2016)
Disparu cette année, Semion Vilenski (1928-2016), survivant du Goulag et fondateur de la maison d’édition moscovite Vozvrachtchenié (le Retour) fut, parmi les grands acteurs de la mémoire du Goulag, celui qui s’attacha à restituer spécifiquement celle de la Kolyma où il purgea la majeure partie de sa peine de camp. Arrêté en 1948 pour un poème critiquant Staline et inculpé pour propagande antisoviétique et projet terroriste, il se consacra, à son retour du Berlag, un des camps, en 1955, à la constitution d’archives de souvenirs recueillis auprès de survivants. En 1963, il créa notamment avec d’anciens compagnons de détention, un groupe d’écrivains ayant connu les camps de la Kolyma, initiative sans précédent à l’époque (comparable à celle de Soljenitsyne rassemblant clandestinement des témoignages pour son Archipel du Goulag), groupe officiellement enregistré en 1990, devenu alors l’association « Le Retour ». Son travail de journaliste au sein de la Literatournaïa Gazeta lui avait permis de retourner à la Kolyma dès les années 1960 et de garder un lien vivant avec la région. Éditeur de plus d’une centaine de livres, organisateur de plusieurs colloques internationaux sur le Goulag (le dernier s’étant tenu en mars 2016, un mois avant sa mort), dont quatre portaient sur la résistance dans les camps (1992-2002), thème qui tend à devenir tabou en Russie aujourd’hui, Semion Vilenski a fait découvrir quelques écrits testimoniaux majeurs (ceux de Gueorgui Demidov, par exemple). Il a également contribué à une prise de conscience de la situation des femmes dans les camps staliniens, doublement victimes en tant que détenues et en tant que femmes, en publiant le recueil traduit en français sous le titre L’Aujourd’hui blessé (Verdier, 1997). Titre éloquent, d’ailleurs, les éditions Vozvrachtchenié et Vilenski lui-même dans ses écrits personnels ayant toujours abordé le passé au prisme du présent, attentifs aux piétinements d’une mémoire toujours entravée en Russie et à la lenteur des procédures de réhabilitation d’anciens détenus, ainsi qu’aux questionnements qu’elles suscitent lorsque sont réhabilités des « bourreaux » devenus à leur tour « victimes ». L’association Vozvrachtchenié n’est pas seulement un espace de réflexion sur ce que fut le retour pour les survivants, mais un groupe militant pour un « retour » de la mémoire du Goulag dans l’espace public.
Luba Jurgenson, Eur’ORBEM/ Paris-IV
ELIE WIESEL
(Sighetu, Roumanie, 30 septembre 1928 – New York, 2 juillet 2016)
Elie Wiesel, qui naquit le 30 septembre 1928 à Sighet (Sighetu Marmatiei) en Transylvanie (Roumanie), région qui a subi les crises de folie de l’histoire contemporaine, est mort à New York, le 2 juillet 2016 à l’âge de 87 ans. Déporté à 15 ans, en mai 1944, à Birkenau avec sa famille et toute sa communauté, il reviendra orphelin l’année suivante, de Buchenwald, où il avait été interné avec son père après les marches de la mort. Son père, à l’agonie, fut pratiquement achevé sous ses yeux au camp de Buchenwald.
À la libération des camps, il est recueilli parmi 300 orphelins juifs de Buchenwald par la France du général de Gaulle. Une nouvelle vie commence. En 1948, Eliezer Wiesel s’embarque pour Tel Aviv, découvrir Israël : il en revient correspondant à Paris du Yedioth Ahronot. Le monde s’ouvre à lui. En 1955, sa vie est bouleversée par sa rencontre avec François Mauriac qui l’encourage à écrire et préface son livre premier La Nuit, dont il prédit le succès. Traduit en 30 langues depuis cinquante ans, le livre s’est déjà vendu à au moins 8 millions d’exemplaires uniquement aux États-Unis pour seulement 150 mille vendus en France depuis 1958 ! Pourquoi la France méconnaît-elle à ce point le plus grand écrivain juif de la Shoah d’expression française – hormis les honneurs reçus ? Lui qui a préféré le français au yiddish, sa langue maternelle, et à l’anglais, sa langue quotidienne depuis plus d’un demi siècle ?
Primo Levi écrivit en italien, Tadeusz Borowski en polonais, les plus saisissants journaux des camps et des ghettos sont écrits en yiddish, Appelfeld écrit en hébreu, Imre Kertész (prix Nobel) en hongrois, Nelly Sachs (prix Nobel) et Paul Celan en allemand. Wiesel, lui, a opté pour la langue française.
On ne peut ignorer sa reconnaissance littéraire en France depuis l’adoubement de François Mauriac, le prix Médicis (1963), le grand prix du roman de la Ville de Paris (1983), l’amitié féconde de douze années avec le Président François Mitterrand (avant leur brouille autour de l’affaire Bousquet en 1993), qui lui confia, sur le conseil de Jack Lang, la mission de créer et de présider l’Académie Universelle des cultures (1992). En 2001, l’écrivain est élevé à la dignité de Grand’ Croix de la Légion d’honneur à titre étranger.
Installé aux États-Unis depuis 1956, il en devient citoyen en 1963. Six ans plus tard, il se marie avec Marion Erster Rose et sa vie prend un nouvel envol. Quelque six ans plus tard, le voici titulaire à vie de la prestigieuse Chaire Andrew W. Mellon de Boston University.
D’où vient l’incroyable silence de ces nombreux universitaires qui oblitèrent son œuvre ? Auteur souvent paradoxal ou dérangeant (mais combien ne le sont-ils pas ? ), Elie Wiesel est non seulement bien moins lu et étudié dans l’Hexagone, qu’il ne l’est en Amérique du nord, mais il est surtout critiqué presque ontologiquement, au point d’être oublié. D’où cette grave méconnaissance qui frappe son œuvre aussi bien que son message. Certains historiens de la littérature concentrationnaire s’honorent de respecter à son égard un silence « religieux », mais plus troublant est le silence d’Elie Barnavi et Saul Friedländer dans leur dictionnaire critique Les Juifs et le XXe siècle (Calmann Lévy, 2001). Ils ne consacrent pas moins de 250 pages aux « Figures emblématiques » juives du siècle dernier en omettant simplement Wiesel ! Certains historiens se seraient-ils fixé pour objectif de « réviser » l’histoire de la Shoah en oblitérant ceux des Juifs qui seraient « trop-juifs », ou par trop religieux ou encore trop médiatisés ? Que lui reprochait-on finalement ? D’être « horripilant » avec « sa mèche, ses éternels reproches, son côté donneur de leçons ». Sans doute, mais comment oublier qu’il fut l’un des tout premiers à rendre leur dignité humaine aux rescapés de la Shoah, qui parfois n’osèrent, des décennies durant, évoquer ces années de déshumanisation et de déréliction totales ?
Sur un plan littéraire, on lui oppose bien sûr Primo Levi. Certains pensent très fort que Levi a su rester capable de distance, Wiesel, lui, est avant tout un Juif. C’est cette différence qu’il cultive. Par ailleurs, Levi a su mettre en avant l’être humain, il a entretenu sa curiosité scientifique de l’univers, des rapports humains. Wiesel, quant à lui, est resté tourné vers le passé et vers sa judéité, prisonnier d’une pensée. Ce genre de réaction fut une critique courante il y a dix ou vingt ans. Chez Wiesel, il y a quelque chose de prophétique et les historiens n’aiment pas les prophètes. Et puis son enracinement est religieux, mystique – il n’est qu’à lire La Nuit pour le comprendre – et cela passe mal dans une large frange de l’intelligentsia française. Dans les années 1970-1990, son rôle évident de porte-parole de la Shoah a pu exacerber les jalousies. « Pourquoi lui ? » Mais cela n’explique pas ces oublis intempestifs, cette sorte de chape de silence qui plombe son plus grand livre, son chef-d’œuvre, La Nuit – et au-delà, son œuvre entière.
Mauriac, dans sa préface, formait le vœu que ses lecteurs soient aussi nombreux que ceux du Journal d’Anne Frank, en ce que ce récit sur la déportation d’un jeune juif pieux de 15 ans a d’universel. Aux États-Unis, on le sait – en France, non. La Nuit, écrivait François Mauriac, est « une œuvre à laquelle aucune, il me semble, ne saurait être comparée ».
Il vient de nous quitter. Ne serait-il pas temps de découvrir une œuvre rare et injustement méconnue de la littérature française contemporaine – la sienne ?
Michaël de Saint-Cheron,
Écrivain et philosophe des religions