Arseni Roguinski (1946-2017)
Comme l’indique son lieu de naissance – Velsk, entre Vologda et Arkhangelsk, où son père, ingénieur de Leningrad, avait été déporté à perpétuité –, Arseni Roguinski a connu dès son enfance la violence des répressions staliniennes. En 1951, son père est arrêté une nouvelle fois sur son lieu d’exil et périt en prison. C’est seulement en 1955 que la famille est informée du décès (jusque-là, la mère continue d’envoyer des colis à celui qu’elle croit encore en vie) et peut regagner Leningrad. Roguinski fait ses études à l’université de Tartu, en Estonie, où Iouri Lotman a créé sa célèbre école de sémiotique, centre de contre-culture et de résistance au discours hégémonique dans les sciences humaines. Historien, il forge son sens critique vis-à-vis de l’histoire officielle en étudiant les révoltes politiques du XIXe siècle (décembristes et populistes) et fonde en 1976 Pamiat (mémoire), un almanach clandestin, dont les cinq numéros seront publiés à l’étranger. Il est arrêté pour cela en 1981 après avoir refusé l’émigration forcée en Israël. Il purge une peine de quatre ans dans les camps du grand nord (région de Mourmansk) et, une fois libéré, crée l’association Memorial, spécialisée dans l’étude des répressions politiques, dont il restera président jusqu’à sa mort. Le nom de « Pamiat » est alors usurpé par un mouvement nationaliste qui, dans les années de la Perestroïka, promeut des idées monarchistes et antisémites.
Memorial comprend, outre ses sièges principaux de Moscou et Pétersbourg, plusieurs dizaines de filiales à travers le pays, particulièrement actives sur les lieux plus fortement marqués par les répressions staliniennes. Parmi ses cibles prioritaires, la création d’une base de données regroupant les noms de toutes les victimes du stalinisme et éventuellement leur réhabilitation, la collecte de documents d’archives les concernant et de témoignages. Les archives et le centre de documentation de Memorial ont ainsi rassemblé un fonds de manuscrits, d’artefacts, d’œuvres d’art réalisés dans les camps qui font de l’association un partenaire essentiel pour tout chercheur travaillant sur le Goulag. Toutefois, les programmes de Memorial se sont considérablement diversifiés au cours des années. Construction de traces des répressions dans le paysage urbain, programmes touristiques et pédagogiques russes et internationaux, organisation d’événements commémoratifs, colloques et conférences, publications et expositions : à travers ces engagements multiples, l’association offre une réflexion sur tous les aspects de la mémoire des répressions, y compris les plus complexes et les plus conflictuels. Cette mémoire ne s’est donc pas rangée dans les voies qui lui étaient assignées par le discours officiel. Celui-ci, sans aucunement nier les violences staliniennes, cherche aujourd’hui à leur donner un sens dans les nouvelles constructions mémorielles totalisantes qui privilégient l’idée d’une continuité de l’État russe à travers les époques et en dépit de changements de régime. L’étude et la présence dans les expositions des résistances à cet État devient dès lors l’une des sources de conflit avec les autorités (et conduira, par exemple, à la fermeture du complexe muséal Perm-36 en 2015). Les travaux des historiens de Memorial mettent en effet à mal, entre autres, la vision officielle de la Grande Guerre patriotique (nom donné en Russie à la Seconde Guerre mondiale, présentée uniquement dans son aspect national de lutte contre l’occupant fasciste), constituée en mythe fondateur de l’État russe actuel. Par ailleurs, Memorial a élargi ses activités à la défense des Droits de l’Homme dans la Russie actuelle. Pour toutes ces raisons, l’association – et en particulier ses antennes en province – est, depuis quelques années, la cible privilégiée des actions entreprises contre les ONG. Aux perquisitions, contrôles récurrents et arrestations (notamment, celle de Iouri Dmitriev, cf. Mémoires en Jeu n° 4) s’ajoute l’injonction d’apparaître sur la liste des agents étrangers ainsi que des amendes considérables pour le refus d’y obtempérer.
Arseni Roguinski disparaît à un moment où Memorial a acquis une visibilité internationale, avec des partenaires en Allemagne, en Italie, en république Tchèque, en Biélorussie, en Ukraine, en France, mais en même temps est menacé par des politiques mémorielles et identitaires qui tendent à limiter les libertés d’une société civile embryonnaire. Menace à laquelle devra faire face son successeur.
Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 23