« L’être c’est une grande, noble et incommensurable invention de l’Occident, et en particulier de la philosophie grecque. La définition de l’être va très vite, dans l’histoire occidentale, déboucher sur toutes sortes de sectarismes, d’absolus métaphysiques, de fondamentalismes, dont on voit aujourd’hui les effets catastrophiques. Je crois qu’il faut dire qu’il n’y a plus que l’étant, c’est-à-dire des existences particulières qui correspondent, qui entrent en conflit, et qu’il faut abandonner la prétention à la définition de l’être » (Glissant, p. 31). Le Collège des Bernardins associé aux Beaux-Arts de Paris a proposé une « exposition en devenir », du 9 mars au 8 juillet 2018, dans la sacristie des Bernardins. À l’instar de Glissant, cette exposition remet en question « la prétention à la définition de l’être », à plusieurs niveaux.
Dix jeunes artistes des Beaux-Arts ont travaillé à partir du mot, de l’idée de devenir, principe qui a été mis en abyme dans le dispositif même de l’exposition. En effet, celle-ci, pour penser le devenir, décompose le temps en trois périodes : « le passé » présenté du 9 au 31 mars, « le présent » du 3 avril au 1er juillet, et « le futur » du 5 au 8 juillet. La première période a donné à voir l’exposition collective des artistes qui se sont intéressés à la fixité du passé ; puis, pendant les trois mois suivants, dans un mouvement à rebours, il s’est agi de mettre en lumière le processus de création dans une approche là encore collective puisque les artistes ont été invités à collaborer entre eux. La sacristie transformée en atelier a plongé le public dans le devenir de la production : le présent, tel un intempestif nietzschéen, devient ce temps où tout peut arriver. Enfin, les premiers jours de juillet ont porté sur la genèse des œuvres, analysée lors de rencontres et tables rondes avec les artistes : ce temps où l’œuvre se pense au futur, cette période de conceptualisation relève d’un temps utopique où l’œuvre n’existe nulle part et où le champ des possibles reste à limiter.
Si l’on s’intéresse plus précisément au premier temps de l’exposition, « le passé », on remarque une grande diversité de propositions. La sculpture de Gabrielle Conilh de Beyssac, qui allie mouvement en puissance et massivité, côtoie la légèreté du trait miniaturiste de Charles-Henry de Pimondan ; le geste naturaliste de Kealan Lambert dans les Twelve Magnified Melting Jars, trouve une étrange résonnance avec la proximité de deux pièces de la série L’Oeil malade de Tiberghien : si Michel Foucault a souligné que l’œil était à l’origine du geste clinique, on perçoit ici combien par la collection, le classement, il coupe l’homme de la nature et de lui-même, dans un état figé et sclérosant. Les travaux de Jonas Delhaye, enregistreur, fixent aussi un état des choses par un savant dispositif photographique qu’il élabore lui-même pour les pièces Étant donné, chambre n°4 et Étant donné, chambre n° 7 : les clichés qui en résultent sont à la fois doux et troublants par le léger flouté et la rémanence/réminiscence d’autres photographies, d’un autre champ mémoriel, induits par le cadrage, la lumière et le motif (Fig2). Sarah Feuillas qui se définit comme une « souffleuse d’habitation » donne à sa réflexion une dimension éthique en travaillant, avec Babel Haus #6 et Paramount, un espace mythique pour habiter le monde. Enfin, Natalia Villanueva Linares et Jules Guissart recherchent, par leur exploration, une certaine poésie dans la matière, aussi bien par sa transformation que dans les effets que l’on en tire. Jean-Michel Alberola qui enseigne aux Beaux-Arts et expose parmi d’anciens élèves, a soutenu le projet en trouvant une articulation entre le thème, le lieu et l’actualité. Quant au dixième artiste, Alban Denuit, il occupe une place étonnante dans cette exposition, place à la fois centrale et en retrait. Ses travaux puisent leur inspiration dans la norme industrielle – il a soutenu une thèse de doctorat à l’université Bordeaux-Montaigne sur le sujet « Du canon artistique à la norme industrielle ». (Fig1) Dans Le Poids des couleurs, une série de feuilles suspendues voient leur poids s’élever et leur couleur se foncer avec un gramme de peinture vert cobalt ajouté pour chacune d’elle : le visiteur est happé par le vert céruléen profond si bien que le regard glisse rapidement, en pénétrant dans la sacristie, vers cette œuvre. Et cela n’est pas anodin lorsque l’on apprend de Didier Semin, enseignant aux Beaux-Arts, qu’Alban Denuit est « tombé sous les balles des assassins du Bataclan », le 13 novembre 2015 (// Devenir//, p. 9). Cependant il tient à préciser que « Cette manière de regagner contre la barbarie un peu de temps […] ne s’inscrit pas dans le cycle infernal des hommages, par quoi la société se tient pour quitte des drames dont, en réalité elle se nourrit » (ibid.). La présence de cet artiste relance le questionnement sur le devenir, thème de l’exposition. Si Alban Denuit n’est plus, son œuvre demeure et continue à devenir.
Du 6 juin au 1er juillet, son amie de cœur, Natalia Villanueva, a eu pour lourde tâche de s’exprimer « à la manière » d’Alban : « Seule Natalia est capable de créer une œuvre avec la pensée d’Alban », explique Sophie Monjaret, la commissaire d’exposition (ibid., p. 17). Cependant, ce geste ne résulte pas uniquement d’une démarche esthétique et porte une charge éthique : il est éthique parce que la réflexion esthétique prend en charge la mort de l’auteur. Si selon Barthes, le devenir de l’œuvre effaçait le devenir de l’auteur, l’exposition pose la question de la permanence de l’artiste à côté de son œuvre. De même, si l’œuvre persiste et demeure – on peut avancer qu’elle ne cesse de devenir – comment appréhender le deuxième temps de l’exposition ? Comment envisager le devenir du processus de création d’un artiste mort ? Si cette deuxième phase se veut résolument collective, vécue comme un espace-temps de partage, le processus de création n’est-il pas singulier parce qu’individuel et subjectif ? Ce deuxième mouvement suscite des questions que relaie Sophie Monjaret : « cette pièce collective est-elle vraiment de moi ? Puis-je l’inclure dans mon portfolio ? Les questions du respect de l’autre, de la propriété intellectuelle se posent… » (ibid., p. 17).
Si l’œuvre continue de livrer de nouvelles interprétations, si elle trouve de nouvelles réceptions, c’est là le devenir essentiel que met en lumière cette exposition : il foudroie et échappe à ceux qui revendiquent « une prétention à la définition de l’être ». Face à l’illusoire permanence d’une culture pure, l’exposition « // Devenir// » pose la collaboration comme devenir-artiste, l’hybridité comme futur en construction. La créolisation de l’art en somme. « Le monde se créolise, toutes les cultures se créolisent à l’heure actuelle dans leurs contacts entre elles. Les ingrédients varient, mais le principe même est qu’aujourd’hui il n’y a plus une seule culture qui puisse prétendre à la pureté » (Glissant, p. 32).
Œuvres citées
// Devenir //, Fascicule de présentation de l’exposition.
Glissant, Édouard, 2010, L’Imaginaire des langues – Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard.