Conscience. Une vie révélée, à propos d’Une vie cachée de Terrence Malick

Vincent PetitjeanUCA / CELIS EA 4280
Paru le : 14.04.2021

Le dernier film du réalisateur américain Terrence Malick, cinéaste secret et exigeant, est sans aucun doute remarquable. Mais pour abouti qu’il soit, ce dixième long métrage d’un metteur en scène traducteur de Heidegger et ancien enseignant au MIT cultive une certaine ambiguïté. Malick s’inspire ici d’un fait divers authentique qui vit un paysan autrichien, Franz Jägerstätter (August Diehl), refuser de prêter allégeance à Hitler durant la guerre. Mis au ban de sa communauté villageoise avec sa famille, cet homme sera finalement exécuté à Berlin le 9 août 1943. Sorti sur les écrans français à la fin de l’année 2019, le film, intitulé Une vie cachée (A Hidden Life), figurait en com- pétition au dernier festival de Cannes où il reçut un excellent accueil.

Le film raconte ainsi l’épopée intime d’une conscience prise dans le tourbillon de la guerre. Le récit n’en oublie pas pour autant les conséquences pour l’entourage de celui qui, s’il fait un choix particulièrement courageux, n’est jamais présenté comme un héros. Comment le cinéaste s’est-il saisi de cette matière ? Que célèbre-t-il avec ce film ?

NATURE ET HISTOIRE

Le spectateur a tôt fait de com- prendre l’intérêt du cinéaste pour cette histoire. Celle-ci lui permet en effet de renouer avec ce qui est peut-être son grand thème, à savoir le rapport entre l’homme et la nature. Or, dans ce rapport, il y a un hiatus entre l’harmonie naturelle et le chaos humain. Au sein d’une sérénité quasi cosmique, l’humanité est facteur de violence et de désordre. Bref, ce que le cinéma de Terrence Malick explore à travers plusieurs films (y compris Une vie cachée), c’est une dichotomie entre la nature et l’histoire. Lorsque nous disons l’histoire, c’est bien sûr l’histoire humaine qu’il faut entendre avec son cortège de calamités : la violence, la volonté de conquête, la haine d’autrui, l’intolérance… Toutes ces tares et ces dérives qui tiennent en un mot : la guerre. La guerre pour Malick, c’est la manifestation à grande échelle du mal dans le monde. Et ce mal est toujours apporté par l’homme qui vient troubler l’ordonnancement d’une réalité naturelle sublime et atemporelle. Le début d’Une vie cachée est très significatif à cet égard puisqu’il commence avec des images empruntées au Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl mais aussi avec des images tirées des archives montrant l’accueil triomphal fait par la population autrichienne au moment de l’Anschluss, avant de faire voir l’extrême beauté des montagnes où un homme et une femme, Franz et son épouse Fani, fauchent l’herbe à la belle saison. Le film prend ainsi le temps d’installer un bonheur champêtre, une Arcadie alpestre où la nature sert d’écrin à l’amour de Franz et Fani. La guerre, si elle reste hors champ, est présente à l’état latent et finit par se manifester pour la première fois sous la forme de bruits d’avions qui font lever les yeux de Fani. Mais si la guerre est le fléau qui s’abat sur le monde, le mal est bel et bien personnifié par la figure hitlérienne que l’on découvre à plusieurs reprises, notamment à travers ces fameuses images de pro- pagande hallucinantes où l’on voit le Führer esquisser quelques pas de danse. Le décalage entre une nature souveraine et une histoire mortifère culmine dans ce passage, très fort il est vrai, où l’on contemple les montagnes au crépuscule tandis que l’on entend les aboiements radiophoniques du chef du Troisième Reich.

INDIVIDU ET COMMUNAUTÉ

Mais ce mal, pour être personni- fié, n’en est pas moins contagieux. Il s’étend ainsi jusqu’aux monts autrichiens et au village de St. Radegund où vivent paisiblement, au rythme des travaux et des saisons, Franz, Fani et leurs trois filles. Au nom d’une fierté retrouvée, c’est la peur et la haine qui s’installent dans le village. L’idéologie nazie soude alors la communauté villageoise dans un mirage identitaire dont Franz n’est pas dupe. Ce faisant, il s’isole, refusant de considérer les étrangers comme des ennemis ou de reconnaître les velléités expansionnistes comme légitimes. Jägerstätter se heurte à une hostilité croissante à son égard et cette solitude vient couper court au fantasme d’un village résistant.

Cette prise de conscience intervient surtout lors d’un stage militaire effectué par Franz au cours duquel lui et ses homologues doivent transpercer des épouvantails à la baïonnette. Le soir, ils applaudissent et acclament la Wehrmacht devant des images d’actualité, c’est-à-dire de propagande. Tous sauf Franz. C’est en rentrant qu’il décide que, s’il est appelé à combattre, il ne partira pas.

Mais comment justifier cette prise de distance avec une idéologie qui est devenue un credo ? Franz commence par refuser de participer à une collecte pour soutenir l’effort de guerre, il refuse même les allocations familiales allouées par l’État. Le maire vient le voir, inquiet, et le réfractaire devient une anomalie dans une communauté qui confirme les analyses de Christopher Browning dans son ouvrage Des hommes ordinaires. À savoir que c’est la pression collective qui entraîne l’adhésion, que le groupe balaie les individus qui, par conformisme et goût de la norme, adhèrent au pire sans se poser de questions. Il faut alors une force morale peu commune pour résister à l’emprise de la meute.

© Iris Production Inc.

Le visage de Franz devient alors celui d’un homme révolté au sens d’Albert Camus. En effet, au-delà de ce « non », c’est un « oui » à la vie. Sa révolte n’est pas mue par une passion négative comme le ressentiment ou la haine mais par une affirmation intrinsèquement positive qui donne à la vie, la sienne et celle des autres, tout son prix. Dans la pensée de Camus, cette affirmation n’est pas individuelle, d’abord parce qu’elle n’est pas égoïste (contrairement à ce que semblent penser les villageois qui y voient plutôt une fierté mal placée) et ensuite parce qu’elle est universalisable. De fait, la révolte de Franz, si elle le sépare de la majorité de ses compatriotes, le rattache, l’ancre, du côté de l’humanité. De ce point de vue, il est important de souligner ici à quel point les interlocuteurs de Jägerstätter cherchent à faire valoir la vanité de sa démarche au motif que son geste demeurera confiné dans l’oubli. Soixante-seize ans plus tard, le film est évidemment un éclatant démenti de cet argument fallacieux. Hormis la femme de Franz, personne ne comprend que le refus de ce dernier sauve une communauté de l’opprobre et de la honte. Surtout pas cet officier qui s’entretient avec Franz à la prison militaire et qui lui dit que la conscience transforme les hommes en lâches. Or pour Camus, la conscience est consubstantielle à la révolte. Mais les autorités religieuses que consulte Franz Jägersträtter ont-elles une conscience ?

UNE FIGURE CHRISTIQUE

Le prêtre consulté vacille car il perçoit clairement le mal nazi. C’est pourquoi il accompagnera Fani à Berlin pour une ultime visite à son mari condamné à mort et qui refusera jusqu’au bout tout aménagement et tout compromis. Mais il préfère s’en remettre à l’évêque qui confirmera à Franz qu’il doit se soumettre aux autorités et qu’il doit faire son devoir envers sa patrie. Mais si le paysan de St. Radegund désobéit à son évêque, il n’en conserve pas moins de profondes convictions religieuses qui vont prendre un relief particulier dans cette partie du film consacrée à sa détention, notamment dans les lettres qu’il écrit à sa femme ou dans les prières entendues en voix off au cœur de l’enfer carcéral.

Ce faisant, Franz Jägerstätter cessed’être une figure camusienne. Le révolté pour Camus ne peut parler au nom du sacré dans la mesure où il revendique un ordre intégralement humain. C’est ici qu’achoppe le film qui certes, respecte le personnage historique, mais qui fait aussi de son personnage central une figure christique qui accepterait de prendre la charge du mal sur ses épaules pour sauver l’humanité. Dans ces conditions, la perspective est moins morale que chrétienne et surtout, elle est de moins en moins historique. Le problème d’Une vie cachée, c’est de minorer l’histoire. Cette dernière n’est évidemment pas absente du film mais l’enfermement progressif du personnage dans une bulle de conviction, pour le coup essentiellement chrétienne, le soustrait à un devenir historique pour le hisser au rang d’une figure rédemptrice.

Enfin, si ce film, qui ne peut pas se voir sur un écran autre que celui d’un cinéma, impose des choix esthétiques très forts, il échappe à notre avis difficilement à une forme de maniérisme. L’abus des travellings et des plans en grand angle (le film dure 2h53) pour mieux faire ressortir l’intériorité des personnages sur fond de paysages grandioses contribue puissamment à l’instauration d’une esthétique qui privilégie clairement l’émotion à la réflexion et à la suggestion. Que les choses soient claires. Il ne fait aucun doute que Terrence Malick est un très grand cinéaste et peut-être qu’Une vie cachée est un grand film mais ce dernier ne saurait faire oublier que l’histoire y est finalement minorée au nom d’une vocation christique. ❚

Œuvres citées

Browning, Christopher, 2007, Des hommes ordinaires [1992], Paris, Tallandier.

Camus, Albert, 2018, L’Homme révolté [1951], Paris, Gallimard.

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Terrence Malick, 2019, Une vie cachée [A Hidden Life], Studio Babelsberg, Elisabeth Bay Productions, 2h53.