L’exposition est belle, clairement agencée, sans détours ni omissions. Elle offre aux visiteurs suffisamment de matière pour qu’ils s’y attardent et qu’ils lui accordent toute l’attention qu’elle mérite. Les éléments de contexte sont en effet nombreux et fournissent de précieuses indications quant aux événements historiques, artistiques, culturels et biographiques qui ont informé les créations de Pablo Picasso entre le milieu des années 1890, tandis qu’il est encore adolescent, et 1972, date de la dernière toile exposée, l’année précédant celle de sa mort à 91 ans. Le musée de l’Armée et le musée national Picasso, auquel revient l’initiative de ce projet, sont parvenus à rassembler une centaine d’œuvres qui montrent combien la guerre traverse l’art de l’auteur de Guernica bien avant et longtemps après la réalisation de cette célèbre peinture d’histoire.
La guerre, pourtant, n’est pas véritablement un thème ni un motif, moins encore un sujet, dans l’œuvre de Picasso. Non qu’elle en soit absente, ou que l’on puisse réduire Guernica, comme a voulu le faire accroire récemment un universitaire espagnol, à l’égocentrisme et à l’opportunisme de l’artiste, plus soucieux, selon lui, d’exprimer ses conflits familiaux et érotiques que de donner forme à l’horreur (Juarranz), version évidemment battue en brèche (s’il en était besoin) par l’exposition que le musée de Paris a consacré au tableau à l’automne dernier (Bouvard & Mercier). C’est qu’au contraire Picasso a entretenu avec la guerre une forme d’intimité imprégnant toute son œuvre, tantôt à bas bruit tantôt avec fracas, mais toujours par des voies détournées ; d’où les confusions possibles, et les mésinter-prétations tendant à évider les œuvres en question de leur teneur politique, voire même de leur genèse historique.
L’exposition « Picasso et la guerre » donne à voir cette intimité, ce compa- gnonnage de l’artiste avec la dizaine de guerres qui lui furent contemporaines. Pour la première fois, elle le fait en s’intéressant à toutes les guerres qu’il a connues de près ou de loin, et non seulement à la guerre civile espagnole ou à la Seconde Guerre mondiale comme l’avait proposé, il y a un peu plus de vingt ans maintenant, l’exposition du musée des beaux-arts de San Francisco et du Guggenheim Museum de New York : « Picasso and the War Years, 1937-1945 » (Nash).
Dans sa contribution, intitulée « Les conflits de jeunesse », Vincent Giraudier rappelle par exemple que cette œuvre fut marquée de manière précoce par la guerre d’indépendance cubaine de 1895-1898, qui constitue un tournant dans l’histoire de l’Espagne, mais aussi dans celle des guerres coloniales. L’invention des camps de « reconcentración » par le général Valeriano Weyler sera notamment reprise par son homologue anglais, Lord Kitchener, en Afrique du Sud lors de la Seconde Guerre des Boers (1899-1902), avec la postérité que l’on sait (Picasso et la guerre, p. 35-38 ; Becker). De même, il n’est pas anodin que Laëtitia Desserrières, co-commissaire de l’exposition, rappelle (Picasso et la guerre, p. 33) que l’oncle du peintre, le général Juan Picasso González, fut l’auteur d’un rapport célèbre mettant en cause la stratégie des commandants espagnols dans la répression du soulèvement du Rif marocain en 1921 ; stratégie qui conduisit au désastre d’Anoual au cours duquel dix mille soldats de l’armée d’Espagne périrent. Défaite sanglante, qui précipita le coup d’État de Primo de Rivera en 1923 et l’intervention française dans la guerre du Rif jusqu’en 1926, et contre laquelle seuls les communistes et les surréalistes s’élevèrent alors ; premier indice pos- sible du cheminement futur de l’artiste avec les deux groupes.
Malgré cela, il est rare que l’on puisse repérer des références à des conflits précis dans l’œuvre de Picasso, ainsi que l’a fait Olivier Cosson pour la guerre des Balkans de 1912-1913, prémices à la Première Guerre mondiale, à partir des coupures de presse collées alors dans ses tableaux cubistes (p. 57-58). Qu’il s’agisse de morceaux choisis à dessein, comme dans le cas des analyses politiques pro-anarchistes que mentionne Patricia Leighten (p. 39-45), ne serait-ce qu’en raison des affinités du peintre avec ces milieux dès sa jeunesse barcelonaise, ainsi qu’avec leur antimilitarisme farouche, cela ne fait pas de doute. Seulement l’imprégnation, voire l’obsession de la guerre se loge de manière bien plus diffuse dans l’œuvre de Picasso.
Il est à ce titre dommage que les différents auteurs du catalogue se privent des remarques que formulait à ce sujet, en 1961, le marchand du peintre, Daniel-Henry Kahnweiler. Lorsque Francis Crémieux lui demanda si, à son avis, la guerre de 1939-1945 avait déterminé quelque changement dans la peinture de Picasso, celui-ci répondit négativement, mais il ajou- tait : « Chez Picasso, on a senti la guerre. […] la guerre est dans tous ses tableaux. La tour d’ivoire est une belle chose ; mais un peintre dans l’œuvre duquel une guerre comme celle de 1940-1945 ne se sentirait pas, non pas extérieurement mais par des choses presque imperceptibles, eh bien, ce ne serait pas un grand peintre » (Kahnweiler, p. 165). Sans le citer, Laurence Bertrand Dorléac abonde cependant dans ce sens dans l’entretien qu’elle a accordé à deux des commissaires, en ouverture du catalogue, lorsqu’elle déclare : « je crois que, pour Picasso, l’histoire (et la violence) sont partout, jusque dans les choses les plus banales » (Picasso et la guerre, p. 22).
De telles observations appellent donc à examiner plus minutieusement sans doute encore qu’on ne l’a fait jusqu’à présent les œuvres elles-mêmes ou, à tout le moins à réorienter le regard dans cette direction. Ce qui présente au passage l’énorme avantage d’épargner aux lecteurs les éternelles conjectures sur le degré d’engagement politique réel de Picasso à chaque conflit. En rappelant, par exemple, combien il fut, sous l’Occupation, « un point imaginaire de ralliement pour une société artistique décomposée » (p. 155), Émilie Bouvard trouve appa- remment l’expression qu’il convient afin de solder une bonne fois pour toute cette question. Elle est hélas rouverte deux contributions plus loin par Robert Gildea qui trouve quant à lui opportun de comparer l’ambiguïté politique supposée de Picasso au fait, bien réel cette fois, qu’il « accumulait secrètement les muses-maîtresses » (p. 161)…
D’une autre volée est l’hypothèse que ne fait malheureusement qu’es- quisser – puisqu’avec une moyenne de trois pages par texte et une vingtaine d’auteurs ceux-ci n’ont guère le loisir d’approfondir véritablement leurs démonstrations – Isabelle Limousin, elle aussi co-commissaire, à partir de la figure de l’Arlequin. Elle s’appuie pour cela sur une critique à charge d’un certain Jacques Basalque (dont l’absence dans le Dictionnaire de la critique d’art à Paris de Claude Schvalberg confirme qu’il s’agit probable- ment d’un pseudonyme) qui, dans le numéro d’avril 1933 de la revue Esprit, fait d’Arlequin « le symbole de l’éclectisme », « de cette obéissance à ce goût inhumain du discontinu et de la rupture systématique », dont Basalque constate cependant qu’elle est, dans l’« œuvre stratégiquement combinée » de Picasso, « la seule présence permanente » de sorte qu’elle « est l’homme même » (cité p. 74). Sans adhérer au sens que le critique entend donner à cette identification, il faut bien admettre que l’arlequinade peut être comprise comme l’un des ressorts véritables de l’art de Picasso, aussi bien d’un point de vue thématique (emprunts, citations, pastiches…) que matériel (réemplois, recyclage, techniques…), ce dont la présence de la figure même d’Arlequin à différents moments de son œuvre serait à la fois l’indice et la revendication. Cela à condition toutefois de reconnaître avec Isabelle Limousin que si Arlequin vient de la comédie et du cirque, il provient aussi du monde carnavalesque de l’enfer et de la mort (p. 79).
L’exposition des Invalides rend compte de cette origine et elle permet de mesurer l’ampleur qu’a conféré Picasso à la circulation des motifs et des formes aussi bien en puisant dans son œuvre propre qu’à l’intérieur du gigantesque répertoire de la mémoire picturale du monde qu’il s’était composé à travers elle, précisément. En se concentrant sur quelques œuvres de l’exposition et en tâchant de suivre la succession chronologique à laquelle l’artiste lui-même tenait beaucoup, on pourrait par exemple reconstituer « l’arlequinade » visuelle suivante : sa Scène de bataille de 1895-1896 reprend notamment du Deux mai 1808 (1814) de Francisco Goya, la figure centrale du majo piquant le flanc d’un cheval à la renverse que l’on retrouve isolé dans un croquis de 1917, Étude pour un cheval éventré, dont la position prépare celle du cheval de Guernica peint vingt ans plus tard, tandis que le bras et la lampe de son œuvre maîtresse se trouvent déjà dans une Nature morte à la lampe, datée quant à elle du 29 décembre 1936. De Goya, il reprend également sa Nature morte avec des côtes et une tête d’agneau (ca. 1808-1812) dans son Crâne de mouton, peint à Royan pendant la Drôle de guerre, le 1er octobre 1939, mais restreinte cette fois à l’huile et à un lavis d’encre de Chine qui lui donnent une tonalité et une surface très proches de son Pigeon du 4 décembre 1942, appelé quant à lui à devenir tout au long de la Guerre froide la colombe symbole de paix reprise dans le monde entier.
Cela sans rien dire de l’extraordinaire petit croquis réalisé, comme son titre l’indique, Pour le centenaire de la Commune, et qui reprend moins L’Exécution de Maximilien (1868-1869) d’Édouard Manet, comme le suggère la notice du catalogue, que la lithographie qu’il en tira effectivement pour sa Barricade de 1871, possible témoignage de la Semaine sanglante, justement, et où se mêle encore cette fois le souvenir du Trois mai 1808 (1814) que l’on retrouve dans le célèbre Massacre en Corée que peignit Picasso en 1951. Début 1915, Picasso proposait d’ailleurs à Apollinaire de prendre l’Arlequin comme modèle pour les techniques nouvelles de camouflage qui, par hasard, allaient être officiellement instituées quelques jours après cette suggestion malicieuse ; lui-même, comme le relève Isabelle Limousin (p. 74), s’inspirant sans doute du camouflage de la marine anglaise pour son Arlequin et femme au collier de 1917, et peignant le cadre d’un pointillisme monochrome qui rappelle autant les habitudes de Georges Seurat que les motifs de camouflage, justement.
Mais ce qui reste peut-être plus troublant encore, dans cette sorte de mnémotechnie de la violence guerrière propre à Picasso et à son siècle, c’est qu’une figure presque noyée dans l’encre d’imprimerie, celle d’un visage de déporté qu’offre le peintre en 1955 à l’Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie pour leur brochure intitulée Auschwitz, 10 ans après…, que cette figure en buste d’homme au crâne rasé, au visage émacié, dont d’épaisses bandes noires évoquent aussitôt la tenue rayée des déportés, que cette figure, donc, s’apparente encore à ses arlequins de la période bleue. À côté de l’épreuve, est exposé, aux Invalides, le plomb de cette gravure ayant servi à l’impression du numéro de L’Humanité où elle fut également reproduite. Le visiteur découvre une énorme masse noire rectangulaire informe, crevée de quelques trous d’où le métal paraît dégouliner, et là, cette fois, dans cet envers de l’art, il ne reconnaît plus rien qu’un lourd et obscur néant. ❚
Œuvres citées
Catalogue d’exposition, 2019, Picasso et la guerre, Paris, Gallimard, musée de l’Armée.
Becker, Annette, 2008, « La genèse des camps de concentration : Cuba, la Guerre des Boers, la Grande Guerre. De 1896 aux années vingt », Revue d’Histoire de la Shoah, n° 189, juillet- décembre, p. 101-129.
Bouvard, Émilie & Mercier, Géraldine (dir.), 2018, Guernica, Paris, Gallimard, musée national Pablo Picasso.
Juarranz de la Fuente, José María, 2018, Guernica: La obra maestra desconocida, Madrid, Rodrigo Juarranz Galería de arte.
Kahnweiler, Daniel-Henry & Crémieux, Francis, 1998, Mes galeries et mes peintres. Entretiens (1961), Paris, Gallimard.
Nash, Steven A. (dir.), 1998, Picasso and the War Years, 1937-1945, Londres, Thames et Hudson.
Schvalberg, Claude (dir.), 2014, Dictionnaire de la critique d’art à Paris, Rennes, PUR.