Un recul historique de l’accès aux archives contemporaines
« Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment » (Loi du 7 messidor, an II, art. 37). Le droit à consulter librement les archives publiques, proclamé en France à partir de la Révolution, est gravement entravé, depuis 2020, par l’application d’une instruction interministérielle qui bloque l’accès aux archives classifiées secret-défense postérieures à mars 1934. À la suite d’interpellations publiques1 et d’une pétition2, l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR), l’association Josette et Maurice Audin, l’Association des archivistes français et plusieurs personnalités ont déposé deux recours successifs devant le Conseil d’État, en septembre 2020 et janvier 2021, pour obtenir la réouverture des archives publiques contemporaines3. Cette restriction dans l’accès aux documents nécessaires à l’écriture de l’histoire française pose de réels problèmes démocratiques.
UN PROBLÈME JURIDIQUE
L’accès aux archives est aujourd’hui régi par le livre II du code du patrimoine, tel que modifié par la loi du 15 juillet 2008. Ce texte consacre le principe de libre communicabilité des archives publiques à toute personne qui en fait la demande4. Pour certains documents dont le contenu est considéré comme sensible, ce principe est modulé par des délais de 25 à 120 ans à compter de la date de production du document ou de la date de naissance de la personne concernée. Pour les procédures judiciaires par exemple, le délai est de 75 ans à compter de la date du document. Les seules archives publiques déclarées incommunicables sont celles comportant des informations permettant la fabrication, l’utilisation ou la localisation d’armes de destruction massive. La loi de 2008 a donc permis de définir des régimes de communicabilité clairs et, selon celle-ci, les documents portant atteinte au secret de la défense nationale sont communicables « de plein droit à l’expiration d’un délai de cinquante ans5 ». Depuis 2008, il était donc possible de consulter librement presque tous les documents classifiés de plus de 50 ans. Cette communication est définie comme « de plein droit », c’est-à- dire sans délai et sans aucune procédure de déclassification intermédiaire.
En 2011, une instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale (IGI 1300) est venue contredire ce principe. Son article 63 disposait en effet qu’un document classifié pouvait être communiqué à la seule condition d’avoir été déclassifié préalablement par l’autorité émettrice. Les documents classifiés passaient ainsi d’un régime de libre communicabilité à un régime de communicabilité sous condition. L’article 63 de l’IGI 1300 n’était toutefois pas de nature à inquiéter. D’après la hiérarchie des normes juridiques, le code du patrimoine, consacrant la libre communication des archives, doit en effet toujours primer sur les principes posés par une instruction interministérielle, de plus faible valeur juridique. En toute logique, pour les archives communicables de plein droit, l’article 63 devait rester lettre morte. D’ailleurs, de 2011 à 2019, son application a été inégale selon les centres d’archives, la majorité d’entre eux continuant d’appliquer le code du patrimoine.
Cependant, en décembre 2019, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), service rattaché au Premier ministre, impose aux services d’archives d’appliquer systématiquement l’IGI 1300 pour les documents postérieurs à 1939. Cette décision ferme d’un seul coup des fonds entiers d’archives publiques. C’est le cas en particulier aux Archives nationales (AN), où sont conservées entre autres les archives des présidents de la République, des gouvernements, des ministères de la Justice et de l’Intérieur, ainsi qu’au Service historique de la défense (SHD), qui conserve les archives du ministère des Armées. Les usagers des archives sont alors dans l’impossibilité d’accéder à des documents qu’ils pouvaient encore lire quelques semaines auparavant.
En novembre 2020, l’IGI 1300 est actualisée. La nouvelle version du texte présente des régressions supplémentaires par rapport à la précédente instruction. Alors que jusqu’à présent seuls les documents postérieurs à 1939 devaient être déclassifiés avant communication, la nouvelle IGI cible tous les documents depuis 1934. Surtout, elle accorde explicitement aux administrations un pouvoir discrétionnaire sur la communicabilité de l’ensemble de leurs archives. Elle dispose qu’un document demeure non communicable « en cas de refus explicite ou résultant du silence gardé par l’autorité émettrice sur la demande [de déclassification] ». À ce pouvoir s’ajoute la possibilité de classifier secret-défense a posteriori des documents d’archives qui n’étaient pas classifiés lors de leur production. Par ces deux dispositions, l’IGI 1300 rend potentiellement tout document non communicable alors que la loi sur les archives de 2008 limite très strictement la catégorie des archives publiques incommunicables.
UNE ABSURDITÉ BUREAUCRATIQUE
L’application de l’IGI crée en outre une situation de blocage dans les centres d’archives. Cette fermeture des fonds ne concerne pas uniquement les documents classifiés. Ces derniers n’étant pas conservés à part, les archivistes n’ont d’autre choix que d’empêcher la communication de tout carton susceptible de contenir des documents secret-défense. Par exemple, la sous-série 1H consacrée à l’Algérie au SHD a été retirée de la consultation en janvier 2020. Aux Archives nationales, des fonds versés par le ministère de l’Intérieur ont connu le même sort. Désormais, lorsqu’un lecteur ou une lectrice demande à consulter un de ces cartons légalement librement communicables, le contenu de celui-ci doit être vérifié au préalable. Si le carton ne contient pas de document classifié, il redevient librement communicable. Si, au contraire, il comprend des documents classifiés, l’archiviste doit émettre des demandes de déclassification auprès des services émetteurs. Les documents en question sont alors placés dans des enveloppes kraft fermées pour en interdire la lecture, tout en permettant la consultation du reste du carton. Toutefois, dans de nombreux cas, ne disposant pas du temps nécessaire pour effectuer cette opération, les archivistes ne peuvent pas faire le tri et sont dans l’impossibilité de communiquer le carton dans son ensemble.
Quant aux procédures de déclassification, elles peuvent durer des années, voire ne pas aboutir. Le cas du carton 19910302/7/2 aux AN l’illustre bien. Conservant des archives aux sujets des réfugiés espagnols en France, il contient quelques papiers secret-défense, issus de plusieurs administrations émettrices. Des demandes de déclassification ont été formulées en 2015. Le SGDSN a déclassifié dès 2015 quelques feuilles. En 2016, la DGSI a déclassifié une note. En 2017, la préfecture des Pyrénées-Orientales et la DGPN ont déclassifié des rapports émanant de leurs services. En revanche, en 2020, cinq ans après l’ouverture des procédures de déclassification, les documents de la préfecture de la Haute-Garonne ne sont toujours pas déclassifiés.
Les services de l’État usant et, parfois, abusant depuis un siècle des mentions secret-défense, le volume des archives contemporaines concernées par l’IGI 1300 est des plus conséquents. Avec les procédures de vérification qu’elle implique, l’IGI 1300 est chronophage, tant pour les centres d’archives que pour les administrations émettrices. Elle fait reposer sur des services, souvent en sous-effectif, une charge de travail démesurée. L’IGI, à la manière d’une embolie, interdit tout fonctionnement fluide des centres d’archives. Dans la pratique, il est impossible d’accorder un accès large aux archives régaliennes de l’État tout en maintenant l’application de l’IGI.
Cette situation est d’autant plus regrettable qu’elle témoigne d’une sacralisation du secret. Dans l’immense majorité des cas, cinquante ans plus tard, les pages tamponnées secret-défense ne représentent plus aucun enjeu pour la sécurité nationale. Il serait illusoire de compter le nombre de notes sur l’état de l’opinion publique, classifiées secret, dans les archives des Renseignements Généraux.
UNE MENACE POUR LA RECHERCHE HISTORIQUE
Ce choix de mettre fin au principe de libre communicabilité des archives publiques a notamment été justifié par Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées. Elle a expliqué que cette fermeture des archives avait pour but de protéger « la sécurité juridique » des usagers des archives en leur évitant de consulter des documents non déclassifiés, même s’ils avaient plus de 50 ans6. Elle fait ici référence au code pénal qui punit de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende le fait de consulter un document classifié. Les historiennes et historiens doivent-ils craindre d’être poursuivis pour compromission du secret de la défense nationale s’ils continuent de travailler sur des documents non déclassifiés ? Le code pénal dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires7 ». Le code du patrimoine autorisant la communication de plein droit des archives publiques classifiées secret défense après un délai de 50 ans, le problème de la « sécurité juridique » des usagers des archives ne se pose pas. À ce titre, de nombreux livres d’histoire, parfois publiés avec le soutien du ministère des Armées, reproduisent des documents secret-défense non déclassifiés. Jusqu’à présent, personne ne semble avoir été inquiété pour cela. Au-delà d’une entrave au libre accès à l’information, doit-on voir dans l’IGI 1300 une atteinte directe au principe, constitutionnellement protégé, de libre expression et d’indépendance des chercheurs et des chercheuses ?
L’application stricte de l’IGI 1300 est d’autant plus surprenante qu’elle représente un tournant dans l’évolution des rapports du politique à l’accessibilité des archives. En 2015, l’accès aux archives publiques avait progressé avec la dérogation générale permettant l’ouverture complète des archives de la Seconde Guerre mondiale, signée par François Hollande. Aujourd’hui, l’IGI entre en contradiction avec les promesses réitérées du président de la République, Emmanuel Macron, d’une ouverture des archives sur tous les disparus de la guerre d’Algérie. Plus largement, elle rend actuellement difficile l’écriture d’une histoire politique française depuis les années 1930, d’une histoire de l’État et de ses décisions, d’une histoire des mouvements politiques et sociaux, d’une histoire des crises et des guerres… Certaines périodes et certains événements sont particulièrement touchés : Seconde Guerre mondiale, guerres d’Indochine et d’Algérie, histoire diplomatique et histoire coloniale dans leur ensemble. Sur ces sujets, la fermeture des archives a déjà de lourdes conséquences avec de nombreux renoncements à des projets ou à des recherches en cours. C’est en particulier le cas pour les masters ou les thèses, dont la durée limitée n’est pas compatible avec l’incertitude planant sur l’accès aux archives à cause de l’IGI. Comment prendre le risque de s’engager sur des sujets dont la réalisation pourrait se voir bloquée de manière soudaine et arbitraire ? Le coup d’arrêt est énorme. Les prochaines années le feront sentir par le creux historiographique qui se dessine déjà aujourd’hui.
LA FAUSSE OUVERTURE DE MARS 2021
L’annonce par l’Élysée d’une facilitation de l’accès aux archives, le 9 mars 2021, est à relativiser. Pour réduire les délais de communication, une déclassification au carton, et non au document, est autorisée pour les archives antérieures à 1970. Cependant, cette procédure, qui est possible dans certains centres d’archives, ne concerne pas les AN8. Par ailleurs, les administrations peuvent toujours refuser de déclassifier des documents communicables de plein droit. Surtout, une réforme législative est annoncée : le code du patrimoine sera-t-il alors modifié pour restreindre, cette fois légalement, l’accès aux archives publiques ? ❚
Victor Delaporte & Manon Walin,
Université Paris Nanterre, ISP
1 Notamment : « Nous dénonçons une restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines de la nation », Le Monde, 13 février 2020 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/02/13/nous-denoncons-unerestriction-sans-precedent-de-l-acces-aux-archivescontemporaines-de-la-nation_6029398_3232.html)
2 https://www.change.org/p/emmanuel-macronnous-d%C3%A9non%C3%A7ons-une-restrictionsans-pr%C3%A9c%C3%A9dent-de-l-acc%C3%A8saux-archives-contemporaines
3 Voir : https://ahcesr.hypotheses.org/2135 et https://ahcesr.hypotheses.org/2117
4 Article L. 213-1 du code du patrimoine.
5 Art. L. 213-2 du code du patrimoine.
6 Questions au gouvernement, JO Sénat du 27/05/2020, page 4398.
7 Art. 122-4 du code pénal.
8 Voir : https://ahcesr.hypotheses.org/2203