« C’est un film plutôt ouvert. Tout ce que je fais est dans cet esprit-là*. »

Aurélie BarjonetUniversité Versailles Saint-Quentin (Centre d’Histoire culturelle des Sociétés contemporaines)
Paru le : 19.04.2018

Wrong Elements de Jonathan Littell

 

Geofrey et Nighty à la fin du film © Veilleur de nuit - Zero One Film Wrong Men, 2016Dans notre dernier numéro, Luba Jurgenson et Philippe Mesnard consacraient chacun un texte au documentaire de Jonathan Littell. Wrong Elements (sorti en France le 22 mars 2017) suit quatre anciens enfants soldats de l’Ouganda, quatre parmi les 60 000 kidnappés en vingt-cinq ans par la LRA (Armée de Résistance du Seigneur), dont moins de la moitié ont pu sortir vivants du bush. Les deux textes, chacun à sa manière, reprochaient au romancier devenu réalisateur d’aller dans le sens du pardon, de la réconciliation et de faire un usage cathartique de la caméra. Or, à mes yeux, c’est précisément l’impossibilité du pardon, et de la catharsis, qui est la marque de cette œuvre, au croisement du film artistique et du documentaire par l’exposition constante de l’artifice.

Revenons d’emblée sur la scène finale, celle du « pardon ». Geofrey, l’ex-enfant soldat, notre guide principal dans le film, se tient aux côtés de la mère d’enfants assassinés. La femme raconte, Geofrey écoute et donne même des précisions : les têtes ont été coupées à la hache. Nous ne comprenons pas immédiatement que Geofrey a participé au massacre – on ne le comprend qu’après le récit de la femme, quand Geofrey raconte, seul, l’après-massacre et que le réalisateur lui demande clairement s’il a participé  à ce massacre-là. Au début, on a même le sentiment que Geofrey et la mère partagent une expérience commune : ils font tous les deux le geste de trancher des têtes. A-t-elle vraiment compris qu’il a participé à ce massacre précis ? En tout cas, elle ne ressent pas de haine pour Geofrey. À ses yeux, il est « comme ses enfants1 ». À l’issue de cette scène ambigüe, la voix de Littell s’adresse à Geofrey, et ce dernier apparaît seul, frontalement, à l’écran :

JL : And you participated ?

G : mh ?

JL : you participated ?

G : Yeah, definitely. The order was given, so… a soldier should have to follow the order.

JL : How old were you ?

G : mh ?

JL : How old were you ?

G : I think I was around fifteen. It was my first time to come and kill people here…

JL : But it wasn’t your first time for killing people ?

G : Yeah, definitely. [Pause] So this was that. It is, it is… It’s really very painful to come to these places, it’s where… we  did a lot of mess. This  is painful.

JL : Why did you accept to come back here ?

G : [profond soupir] I can’t live my entire life without coming back here. It affects memory, so badly. So at least I have to come… and say sorry… for the people in pain.

[Apparaît alors la mère meurtrie, filmée à terre, regardant tristement la caméra, elle est là, elle écoute la confession, mais sans la comprendre puisqu’elle ne parle certainement pas anglais. La phrase suivante du réalisateur est superposée à ces images.]

JL : She has forgiven you ?

G : [La caméra revient sur Geofrey, ce qui permet de comprendre qu’il se tient toujours debout, à ses côtés.] That is what she has said to me. [Pause]

JL : What does that mean ?

G : It means there is nothing we can do because it has happened. The only way is to forgive, and start normal life again.

[La caméra revient doucement sur la femme à terre, qui attend et qui semble s’interroger. Puis Geofrey est filmé marchant dans la savane alentour, se frayant un chemin derrière des branchages. Entre lui et la caméra, quelques arbres, une mince forêt. Puis l’entretien entre le réalisateur toujours invisible et Geofrey reprend.]

JL : Geofrey… Can I ask you a question ?

G : Yeah.

JL : If you don’t want to answer, you don’t have to. All these people you killed, do you feel their… their presence, something like their cen ?

G : Presence ? In which way ?

JL : Like their cen.

G : Cen ! (visiblement, JL prononçait mal ce mot).

JL : Yeah.

G : [soupir] Yeah… They used to disturb me through dreams when Yeah. They used to disturb me, but nowadays, no. I’m free.

[Littell filme le ciel d’orage qui tonne au-dessus des forêts et des prés verts, la nature bruisse violemment dans le vent, tandis que la pluie tombe. Puis c’est la nuit, des éclairs font voir un grand arbre qui bouge dans le vent. La séquence finale montre ensuite trois des quatre anciens enfants soldats : ils filent vers l’avant, chevauchant deux motos, certainement filmés depuis un véhicule mouvant. En fond sonore, une musique baroque.]

Qu’est-ce qui, dans cette scène, permet de parler de pardon « extorqué » ? Alors que le gouvernement ougandais a fait le choix d’aider ces anciens « rebelles », de faciliter leur réinsertion dans la vie normale2, le réalisateur pose les questions qui dérangent et ne cherche pas à excuser Geofrey. De plus, la victime devenue bourreau est confrontée à la victime, qui donc reconnaît en lui et la victime et le bourreau. Le pardon n’est pas verbalisé, ni même montré comme désiré, ni d’un côté ni de l’autre : il ne changerait rien. Les choses ont eu lieu, il faut vivre avec cela. Les anciens enfants soldats se sont échappés ou ont retrouvé la vie normale, mais leur vécu reste impénétrable (c’est pour cela que Littell filme Geofrey de loin, à travers un paysage encombré). La pluie a beau tomber et laver le sol, la savane bouge encore, le tonnerre gronde. La dernière image toutefois est optimiste : les jeunes adultes filent vers l’avenir, au son d’un morceau enjoué, ils se tiennent droit, ils ont l’air libres. Mais on peut aussi les trouver figés, raides, sous le poids du souvenir, contrastant avec la musique de Bach. Cette ambivalence se retrouve à tous les niveaux. Geofrey raconte ainsi deux fois comment il fut kidnappé à treize ans : d’abord en présence de ses parents, puis avec son ami Mike. La première fois, il apparaît encore traumatisé, la seconde il est hilare.

Luba Jurgenson se demande : quelle place pour l’autre ? Une certaine liberté, quand même ! Littell n’apparaît pas comme le grand ordonnateur. Il donne à voir des moments de vraie liberté, comme cet échange entre anciens enfants soldats, autour de photos de l’époque du bush. Mike avoue qu’il rejoindrait Kony si celui-ci le sollicitait et Nighty de le prévenir à voix basse que la caméra tourne : « They’re filming your stupid words. » Ce à quoi il répond : « Let them film ! If he said go back, I’d go back. » La même Nighty qui avouait précédemment regretter presque d’être revenue du bush, au vu de sa grande précarité actuelle. Il y a aussi cet échange entre Geofrey, Mike et Nighty, à l’arrière d’un véhicule ; tous trois trouvent normal qu’un camarade, au temps de la LRA, ait été tué pour avoir pratiqué la sodomie. Ici et là, dans le film, il y a aussi des moments d’intimité, de complicité, des blagues et des allusions sexuelles : Littell a réussi à capter des moments d’authenticité.

Le réalisateur a choisi ces jeunes adultes qui ne sont pas tous résilients car ils lui semblaient pouvoir exprimer quelque chose, malgré tout. Être filmés leur donne l’occasion de s’exprimer individuellement et d’échanger collectivement entre eux. Ils jouent et rient – surtout quand ils sont réunis – mais ils ne jouent pas vraiment, puisqu’ils jouent à une guerre qu’ils ont connue et qu’ils sont désormais des adultes. Leur rire n’est pas un rire de soulagement, ce n’est pas un rire cathartique, mais un rire de gêne. Littell les a emmenés sur le plateau de Djebelin, dans le Soudan du Sud, où ils ont appris à tuer, et ils rejouent pour nous la vie en ce temps-là. Les garçons s’amusent avec un fusil trouvé, rongé par les termites, Nighty fait à manger. C’est dans cette séquence qu’ils ressemblent le plus à des enfants. Ils racontent les à-côtés, les « bons » souvenirs, évoquent leur amitié, chantent des chansons, et ils parlent aussi des rites, des interdits, des blessures, ou encore de la manière dont les esprits « donnaient des ordres » à Kony. D’une part ils sont tristes car les souvenirs des massacres remontent (surtout chez la jeune femme, Nighty), de l’autre ils sont contents de jouer, de s’amuser et esquissent même des pas de danse (surtout les « bush boys », Mike et Geofrey). On constate qu’ils sont encore en train de se reconstruire et de comprendre ce qu’ils ont fait. Ces jeunes adultes ne tentent de nous convaincre de rien, ils ont eux-mêmes bien peu de certitudes. Sont-ils même vraiment des « repentis » ?

Geofrey à Djebelin © Veilleur de nuit - Zero One Film Wrong Men, 2016D’un côté, deux hommes et deux femmes, mais aussi deux anciens enfants soldats plus ambigus que les deux autres, ou du moins qui expriment encore de l’admiration pour Joseph Kony, l’ancien mari (Nighty) et le désir, un jour, de rejoindre les « rebelles » (Mike). De l’autre, des personnes davantage brisées, peut-être, ou du moins persécutées : Geofrey est recherché par des proches d’anciennes victimes, Lapisa est menacée de dépression, voire de folie. Elle a des cauchemars et des hallucinations, se sent menacée et se défend en rêve, frappant par mégarde son propre enfant. Alors elle se fait exorciser ; qu’importe que Littell ait ou non acheté la chèvre du rituel, ou qu’il ait créé un fonds de soutien pour Geofrey. Ces jeunes adultes ont réintégré le monde civilisé, sont parfois passés par un « rehabilitation center », mais pour autant, rien n’est simple ni accompli.

Ces anciens enfants soldats ne  peuvent être jugés, c’est le constat du film, et c’est un constat difficilement soutenable, car nous sommes de surcroit confrontés à une culture autre et à une cruauté qui est dite mais jamais montrée. La compréhension historique, politique3, et le confort du jugement moral nous sont refusés. Littell filme le transfert juridique d’Ongwen, un chef « rebelle » aux autorités de La Haye, où tout sonne faux, joué. C’es une cérémonie qui ne convainc pas  plus des yeux européens que celle de l’exorcisme.

Ce film documentaire a bien été tourné par l’auteur des Bienveillantes, on y retrouve la même longueur pesante, un usage symbolique de la musique baroque4, et surtout la même obsession pour le mal insondable et la même posture d’artiste-questionneur, avec les mêmes réponses en forme de non-réponses, le même genre d’aporie (voir Barjonet 2012 et 2013) : une œuvre  construite avec du vrai, mais basée sur une impossibilité (un nazi invraisemblable mais qui dit la vérité côté Bienveillantes, des ex-enfants soldats invités à rejouer leur vécu sur les lieux des événements dans le documentaire). Le même goût de l’artifice, du jeu, la même imposture dévoilée comme telle, dans un prologue : un narrateur infâme dans Les Bienveillantes, une reconstitution donnée comme telle dans Wrong Elements (un kidnapping et l’adoubement forcé dans les rangs de la LRA). Passer par la fiction pour tenter de toucher du doigt le vrai, dans toute sa complexité.

Max Aue et ces jeunes adultes sont différents, et Philippe Mesnard a raison de souligner que Max Aue est à jamais coupable. Pour ces ex-enfants  soldats, rien de tel. Ils ont été kidnappés à un jeune âge, soumis à une idéologie mystique et sommés de tuer. Puis ils l’ont fait de plus en plus facilement, comme l’admet Geofrey, qui à cet instant ne parvient pas à fixer la caméra. Alors, comment les juger ? Comment parvenir à la juste somme des crimes vécus et infligés ? déterminer la part de liberté dans leur cruauté ? Littell ne répond pas, et filme la nature – belle et cruelle à la fois.

 

(*) Voir l’entretien de Littell avec Jaulmes.

 

Bibliographie

Barjonet, Aurélie, 2012, « Manufacturing Memories : Textual and Mnemonic Weaving in The Kindly Ones », in Aurélie Barjonet et Liran Razinsky (dir.), Writing the Holocaust Today : Critical Perspectives on Jonathan Littell’s “The Kindly Ones”, Amsterdam, Rodopi, p. 111-130.

Barjonet, Aurélie, 2013, « Lire avec et contre les salauds nazis (Borges, Hilsenrath, Littell) », in Luc Rasson (dir.), Paroles de salaud. Max Aue et cie, Amsterdam/New York, Rodopi, CRIN, p. 61-79.

Erner, Guillaume, « Jonathan Littell : son “film-mémoire” sur les ex-enfants soldats en Ouganda ». L’Invité des Matins, 22 mars 2017, France culture. https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/jonathanlittell-son-film-memoire-sur-les-ex-enfantssoldats-en-ouganda. Consulté le 6 mai 2017.

Jaulmes, Adrien, 2017, « Jonathan Littell : Pourquoi devient-on un tueur ?  », Le Figaro, 12 avril 2017.

Löser, Claus, 2017, « Gewalt in Uganda. Der Schriftsteller Jonathan Littell über seinen Film Wrong Elements », Berliner Zeitung, 4 mai 2017. http://www.berliner-zeitung. de/26843100. Consulté le 7 mai 2017.

1 G : « I told you I was also in the bush. How do you feel about my coming to your home ?  » La femme : « When I see you like this, it is all right. You’re like my child. You were just abducted, it was not in your interest. You were just abducted and taken to the bush. Isn’t it ? I don’t think badly of you now that you are home. I am happy that you are home, that is all. »

2 Un carton, dans le film, explique que seule la moitié des enfants soldats ont pu sortir vivants du bush et qu’alors ils sont « considered victims rather than perpetrators, they have received amnesty and been sent home to resume their interrupted lives. »

3 Dans le Berliner Zeitung, Littell a expliqué Vouloir faire un film sur la mémoire, non sur l’histoire. « Wir wollten einen Film über Erinnerung machen, nicht über Geschichte » (Löser).

4 Littell a expliqué : « la musique baroque, occidentale, que j’ai utilisée sert à marquer ma position qui est celle d’un Blanc occidental qui vient en Afrique et qui observe ces phénomènes sans en faire partie […] ». Cette musique omniprésente a plusieurs fonctions dans le film et d’ailleurs le réalisateur ne contredit pas Guillaume Erner quand ce dernier avance que Bach sert aussi à universaliser les images et la question posée, celle de la barbarie, et ce au-delà du théâtre ougandais (Erner).

Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 6-8