Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 8-9.
«Pour l’humanité » : c’est la thématique qu’affiche l’Opéra de Lyon avec son festival annuel de printemps. Benjamin dernière nuit, le premier opéra de Michel Tabachnik sur un livret de Régis Debray en fait l’ouverture.
En écrivant sa pièce de théâtre sur le philosophe Walter Benjamin – un texte en plusieurs langues avec des assonances et des rimes – Régis Debray vise une dimension expressionniste en mode cabaret. Michel Tabachnik, qui lui propose de remanier son texte en livret d’opéra, ne renie pas cette intention tout en la transgressant. Dans Benjamin dernière nuit, il opte pour une méthode de composition « pluraliste » où collages et « objets trouvés » (chansons de Charles Trenet, Lili Marleen, shofar hébraïque…) cohabitent avec les éléments d’une écriture plus personnelle et radicale dans un jeu virtuose de temporalités, entre onirisme et réalité.
25 septembre 1940 : le philosophe, historien de l’art et critique littéraire juif Walter Benjamin, fuyant le régime nazi, s’installe dans un petit hôtel de Port-Bou, village frontière des Pyrénées-Orientales d’où ils pourront gagner le Portugal et embarquer pour les États-Unis. L’homme, accablé et épuisé, sait qu’il n’ira pas plus loin. Sous l’effet de la morphine – sa « poudre d’escampette » – qui finira par l’emporter, sa dernière nuit se peuple de souvenirs, de rêves et d’hallucinations qui sont autant « d’échappées oniriques » au sein des quatorze scènes du livret. Pour opérer ces changements rapides d’espaces et de temporalités, que la mise en scène de l’américain Fulljames assume avec brio, toutes les scènes en temps réel sont parlées, la voix chantée et l’orchestre investissant les lieux de la mémoire. Le livret donne la parole aux plus grands esprits européens qu’a fréquentés Benjamin. Évoqués dans son souvenir, ils font surgir des contextes particuliers ou simplement des images via les lumières et les ressorts de la vidéo (le mur des lamentations de Jérusalem pour Gershom Sholem, l’intérieur d’un cabaret berlinois pour Bertolt Brecht…), le tout dans un même espace scénique favorisant la perméabilité entre monde réel et onirisme : passé et présent vont continuellement s’interpénétrer.
Ainsi Walter Benjamin le ténor (Jean-Noël Briend) a-t-il son double comédien (Sava Lolov), engendrant parfois des jeux de miroir assez troublants. Si la stratégie est pertinente, l’envergure théâtrale et le jeu des comédiens ne convainquent guère au regard des scènes chantées beaucoup plus réussies où le chœur – celui, superbe, de l’Opéra de Lyon – contribue à instaurer l’état de rêve suscité par le livret.
HUIT ÉCHAPPÉES ONIRIQUES
La première « échappée onirique », nous projette à Marseille, dans l’été 1940, où Benjamin rencontre Arthur Koestler – Charles Rice, baryton vaillant – qui a été interné au camp du Vernet, en Ariège, avant de s’engager dans la Légion étrangère. L’état de quasi saturation sonore dans lequel s’instaure le dialogue, voix parlées/ hurlées à peine audibles sur un orchestre éruptif aux textures denses et rêches, donne d’emblée le ton, celui du cauchemar et de la confusion qui habitent la tête du philosophe, nous entrainant dans son voyage intérieur. La vocalité toujours tendue et parfois systématique sera l’apanage du rôle titre, Jean-Noël Briand, ténor endurant, pour lequel le compositeur conçoit une partie vocale assez peu nuancée. Au personnage hystérique d’Asja Lucia (échappée 2), comédienne russe dont Benjamin était tombé amoureux, Tabachnik confie une partie de soprano colorature flamboyant – Michaela Kušteková vocalisante et irrésistible – dans une scène hallucinatoire et chauffée à blanc où chœur et orchestre contribuent à l’excitation générale. Dans la scène VII, Benjamin se souvient de sa rencontre à Jérusalem en 1938 avec Gershom Sholem – Scott Wilde, superbe basse profonde. C’est la sonnerie du shofar, instrument à vent du rituel hébraïque, qui débute et referme cette belle scène confiée au chœur d’hommes, soutenu par un orchestre musclé, aux sonorités acides et incisives. La voix parlée de Benjamin – Sava Lolov –, inscrite en mode mélodrame sur la partie orchestrale, acquiert ici une véritable dimension expressive. L’axe névralgique de l’œuvre est la scène VIII, Bertolt Brecht. Investissant la langue allemande, l’évocation du dramaturge est associée au cabaret berlinois, lieu où Tabachnik fait converger toutes es strates sonores de l’opéra (chansons, dialogues soutenus entre Brecht– Jeff Martin – et Benjamin, fanfare militaire…) en un grand mélange jubilatoire autant que chaotique. L’enchaînement cut avec la scène suivante où André Gide – Gilles Ragon –, devant son piano, bute sur un Nocturne de Chopin n’est pas sans humour. Défileront ensuite, dans la tête multiple de Benjamin, Max Horkheimer – Károly Szemerédy, baryton puissant et incarné –, ainsi que Hannah Arendt – Michaela Selinger, mezzo-soprano agile et joliment timbrée –, qui engage le dialogue avec Benjamin sur le profil d’une ligne psalmodique. Repris à la fin de l’opéra sous une salve de cloches, ce ton psalmodique prend des allures de rituel.
Dans la fosse, le chef allemand Bernard Kontarsky est à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dont les sonorités un brin agressives heurtent parfois. L’interlude orchestral précédant les deux dernières scènes charrie de grands aplats de sonorités compacts et massifs, relevant d’une écriture qui, certes, ne fait pas dans le détail. Mais on se laisse emporter par le flux dramaturgique et l’urgence du propos de cet « opéra d’histoire » qui réveille les consciences.
Lyon. Opéra. 22 mars 2016.
Michel Tabachnik (né en 1942) : Benjamin dernière nuit, opéra en quatorze scènes (CM) ; livret de Régis Debray ; mise en scène de John Fulljames ; décors de Michael Levine ; lumières, James Farncombe ; chorégraphie, Maxime Braham ; vidéo, Will Duke.