On a beaucoup dit et écrit que le dernier long métrage du cinéaste américain James Gray était son film le plus personnel. C’est incontestable dans la mesure où Armageddon Time met en scène un jeune garçon, Paul Graff, qui n’est autre que l’alter ego du cinéaste. Le film nous plonge dans l’enfance du réalisateur et permet ainsi de sonder une période doublement charnière : dans la vie du personnage et dans l’histoire de l’Amérique contemporaine. L’automne 1980 est en effet source de bouleversements pour le jeune Paul mais aussi pour sa famille et pour son pays (et donc aussi pour le monde entier). Loin d’être un film simplement autobiographique, Armageddon Time nous offre le regard d’un enfant sur sa vie quotidienne et sa famille mais aussi sur la société américaine et sur un pays en train de changer puisqu’il va prendre un tournant conservateur et néo-libéral. Or c’est précisément à hauteur d’enfant, à partir d’une réalité intime que James Gray nous donne à voir et à comprendre tout un contexte qui innerve encore le monde d’aujourd’hui. La grande force du film réside dans cet art de conjuguer l’individuel et le collectif, l’intime et le social car ce regard rétrospec- tif est aussi un regard éminemment politique.
Le film explore ainsi trois strates mémorielles : d’abord une mémoire familiale qui s’articule à une mémoire historique ; ensuite une mémoire sociale et politique liée au contexte de 1980 et sa pérennité jusqu’à aujourd’hui et enfin une mémoire cinématographique qui embrasse les deux précédentes.
LE DEVENIR D’UNE FAMILLE
Paul est le fils d’Esther et d’Irving Graff ainsi que le petit fils d’Aaron Rabinowitz, le père d’Esther. Ce der- nier explique d’abord à Paul comment il a fallu fuir l’Ukraine et ses pogroms pour sauver sa vie et préserver l’avenir. Cette révélation se fait dans la chambre du jeune garçon au moment du coucher de celui-ci, le grand-père (joué par Anthony Hopkins) s’offrant ainsi le rôle du raconteur d’histoires vespérales. Loin d’être une berceuse, il s’agit de la première entaille dans l’insouciance de Paul. Insouciance et non innocence, tant Paul peut se montrer cruel, insupportable et ingrat envers sa mère ou ses professeurs. Lors d’un repas de famille, le même Aaron Rabinowitz explique la difficulté pour les Juifs de se faire une place à l’Université et plus tard dans la société. L’ascension sociale ne dépend pas seulement de ses facultés, de son travail ou de son talent mais aussi de son nom et de ses ascendances.
Ce grand-père occupe une place particulière dans l’itinéraire du jeune Paul. Il installe certes la première balise mémorielle afin de préserver le passé pour sauvegarder le futur mais il sait aussi encourager son petit-fils dans ses aspirations artistiques encore confuses. Figure tutélaire, Aaron Rabinowitz est aussi – entre passé, présent et avenir – une incarnation du temps à l’œuvre. Sa disparition correspondra à une première mise à l’épreuve de Paul qui découvre la finitude en même temps que l’importance de la mémoire. S’il faut se souvenir, c’est parce que les êtres, mêmes les plus chers, meurent. Mais d’où vient cet attachement ? Qu’est-ce qui le nourrit ? Il vient bien évidemment de l’attention et de l’amour dont on est l’objet. Dans le cas de Paul, il vient également de ce que lui transmet son grand-père, à savoir l’intransigeance envers toutes les formes de discrimination, de rejet et de racisme dont l’antisémitisme est l’une des formes. Cette transmission intervient dans ce qui est l’une des séquences les plus réussies. Dans un parc, Paul a rendez-vous avec son grand-père pour lancer une fusée. En effet, outre les arts visuels, Paul s’intéresse également à l’espace. Or la fusée est ici un objet transitionnel car le spectateur sait que le grand-père est déjà malade et qu’il va mourir. Paul l’ignore encore mais le lancement de cette fusée symbolise la disparition du grand-père en même temps qu’une forme d’intégrité, de fidélité à soi- même pour aller de l’avant. Cela passe par le refus de toutes les compromissions et la nécessité de défendre les plus faibles que soi.
LE TOURNANT D’UNE SOCIÉTÉ
Cette figure du grand-père n’est pourtant pas dépourvue d’ambivalence dans la mesure où c’est lui qui paie la scolarité de Paul dans un collège privé huppé. Faut-il y voir une contradiction ? Plutôt un principe de réalité qui entretient l’espoir de changer les choses… plus tard.
Ici s’articule un double tournant dans la vie de Paul et dans la société américaine. Le film narre en effet la rentrée des classes en 1980 qui va voir Paul quitter son collège public dans le Queens, où il vit, pour intégrer le collège privé Kew Forest dans le quartier de Forest Hills (qui se trouve également dans le Queens mais dans une zone beaucoup plus cossue). En quittant son école publique, Paul quitte également Johnny, l’ami noir qu’il s’était fait et avec qui il partageait des découvertes musicales et un goût commun pour l’aventure spatiale. L’amitié quelque peu bohême qui lie les deux garçons se terminera dans un poste de police. L’un en sortira, l’autre pas. Le discours tenu par Irving à son fils dans la voiture après l’avoir récupéré sera implacable de lucidité quant à la réelle égalité des chances dans un pays où les différences sociales impliquent également des facteurs raciaux. James Gray s’en explique dans le dossier de presse : « En tant que blanc, je n’avais pas conscience que ma race et ma classe sociale m’octroyaient le bénéfice du doute, me donnaient droit à une deuxième chance, voire une troisième. Le fait de ne pas se rendre compte, de ne pas relever, est un luxe et un privilège immérité. J’ai voulu que mon film scrute les lignes de fracture de classes et de races dans mon pays et les aborde en toute honnêteté. »
Tout comme le jeune James Gray, le personnage de Paul va croiser à Kew Forest Fred Trump, le père du 45ème président des États-Unis, qui était un donateur important de l’école. Paul découvre alors un environnement très différent en côtoyant des enfants issus de milieux privilégiés qui colportent largement des préjugés de classe et de race, en particulier envers les « niggers ». C’est aussi ce qui fait l’importance du film de James Gray que de donner à voir, à hauteur d’enfant, la réalité des inégalités sociales. Or cette réalité est et a été largement occultée par le cinéma américain. Armageddon Time se présente comme le récit d’expériences formatrices et révélatrices irriguant la mémoire d’un cinéaste relatant la prise de conscience du fait que, finalement, il n’y a pas de parcours individuel. La réussite (ou l’échec) individuelle est un leurre dans la mesure où elle sert de caution à une société fondamentalement inégalitaire. Les déterminismes pèsent de tout leur poids dans le devenir des individus. James Gray y revient dans un entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire culturel français Télérama : « Le parcours de mes parents, enfants d’immigrés, m’a appris qu’on pouvait être à la fois l’opprimé et l’oppresseur. Une partie de leurs efforts pour réussir à tout prix à s’intégrer et à gagner plus d’argent entretenait le système d’exclusion dont mon camarade afro-américain de l’école publique, issu d’un milieu défavorisé, a été la victime. Je suis effectivement hanté par les inégalités sociales et, à mon sens, le cinéma américain d’aujourd’hui ne s’en empare pas assez. Les Américains, dans leur ensemble, méconnaissent les rapports de classe1 ».
L’année 1980 ne correspond pas seulement à un bouleversement dans la vie intime de Paul Graff/James Gray, elle coïncide également avec un tournant dans la société américaine puisqu’elle élit à la Maison Blanche Ronald Reagan, inaugurant ainsi une révolution conservatrice et néo-libérale.
LA FIN D’UN CERTAIN CINÉMA
Ce retour à l’ordre et aux valeurs américaines va également s’exprimer dans le domaine cinématographique. En novembre 1980 sort Heaven’s Gate (La Porte du paradis) de Michael Cimino sur les écrans américains. Le film connut un échec retentissant et marqua la fin de ce que la critique appela le « nouvel Hollywood ». Cette tendance qui s’épanouit dans l’Amérique des années 1960-1970 a permis l’éclosion de nombreux talents (Spielberg, Coppola, Scorcese…) en conférant à ces derniers une plus grande liberté dans le traitement de thèmes parfois polémiques. Cela passe notamment par un regard éminemment plus critique sur des faits historiques ou des évolutions sociales.
Mais pourquoi s’intéresser au film de Cimino pour réfléchir à Armageddon Time et en quoi l’échec public et critique du premier nous dit quelque chose du second ? Heaven’s Gate est un western donnant à voir ce qui n’avait jamais été montré jusque-là : une guerre des classes au sens propre où de riches éleveurs engagent des tueurs professionnels pour exterminer des migrants venus d’Europe de l’Est. Ces faits se sont déroulés dans le Wyoming en 1892. Or que raconte Aaron Rabinowitz à son petit-fils sinon un western familial avec une migration d’Est en Ouest pour trouver de meilleures conditions de vie ? Quel constat fait-il lors d’un repas de famille ? Que les Juifs venus d’Europe n’étaient pas les bienvenus dans l’Amérique du début du XXe siècle (même s’il est vrai qu’ils ne sont pas abattus). Dans une moindre mesure, les ressorts de l’exclusion sont donc toujours à l’œuvre.
Assassiné par la critique, mutilé par les studios et boudé par le public, le film de Cimino explorait une part sombre de l’histoire américaine. Mais l’Amérique de 1980 n’était pas disposée à l’introspection ou à la méditation critique. La réception calamiteuse de Heaven’s Gate est révélatrice de l’état d’une société qui veut à nouveau des héros capables de promouvoir des succès individuels susceptibles de venir à bout de tous les déterminismes. Or, cette société, c’est celle d’Armageddon Time, ce temps de l’Apocalypse qui dit moins une fin qu’un commencement, celui de l’accroissement des inégalités et de l’intolérance. Nous n’en sommes toujours pas sortis aujourd’hui. ❚
1 https://www.telerama.fr/cinema/james-gray-je-suis-hante-par-les-inegalites-sociales-7012931.php, consulté le 22 décembre 2022.