Le film d’Alejandro Amenábar, Mientras dure la guerra [Tant que durera la guerre], traduit dans sa version française par Lettre à Franco, atteste l’intérêt renouvelé pour la figure du grand intellectuel espagnol, Miguel de Unamuno. En 2018, Luis Gómez et Carl Fillion ont mis en scène un monologue du philosophe dans une pièce de théâtre intitulée Unamuno : venceréis pero no convenceréis (Unamuno : vous vaincrez mais ne convaincrez pas). La même année, Manuel Menchón réalisa un long métrage, La isla del viento (L’île du vent) qui dramatisait le célèbre épisode du 12 octobre 1936 au cours duquel Unamuno s’éleva contre le cri du légionnaire Milan Astray : « À bas l’intellectualité ! Vive la mort ! ». L’université de Salamanque immortalisa à son tour la réponse du philosophe lors d’un récent anniversaire. La mairie de Paris a fait poser une plaque sur l’hôtel de la rue de La Pérouse où Unamuno vécut en exil en 1924. En 2015, une exposition fut consacrée au plus célèbre représentant de la « génération de 1898 » à la Bibliothèque nationale d’Espagne. Ces manifestations s’accompagnent d’un renouveau des études unamuniennes mené en particulier par les hispanistes français, Jean-Claude et Colette Rabaté qui publièrent en 2009 une magistrale biographie de l’intellectuel puis, en 2018, un ouvrage de référence sur les derniers mois si polémiques de son existence (En el torbellino. Unamuno en la guerra civil, Marcial Pons).
Depuis longtemps, Unamuno est devenu mythe : l’écrivain l’était déjà avant sa mort survenue le 31 décembre 1936, même si son étoile avait pali aux regards de la jeunesse espagnole tant de droite que de gauche ; sa figure fut aussi l’objet d’une intense propagande tant du côté républicain que du côté franquiste : adulé par une République dont le philosophe avait souhaité l’avènement, il fut ensuite récupéré activement par les militaires rebelles en tant que caution intellectuelle du coup d’État du 18 juillet 1936, qu’Unamuno appuya explicitement. Le film d’Alejandro Amenábar se situe dans le droit fil de cette tradition mythique, quelque peu réductrice, en mettant l’accent sur le fameux discours prononcé le 12 octobre (en général résumé par la formule « Vous vaincrez mais ne convaincrez pas ») face à un public de phalangistes hostiles, comme symbole de la résistance de la raison face à la force, voire de la résistance républicaine face au fascisme.
Formellement, Lettre à Franco est d’un académisme et d’une platitude déconcertantes : le film est une fiction avec des acteurs professionnels qui reconstitue les événements qui se déroulèrent à Salamanque du jour de la prise de pouvoir des rebelles, le 19 juillet, jusqu’au discours de l’amphithéâtre de l’Université (paraninfo), le 12 octobre. L’unité d’action, de temps et de lieu est ici strictement respectée pour que le drame unamunien se déploie avec efficacité. L’épisode du paraninfo est érigé en acmé dramatique concluant le film, et fait délibérément l’impasse sur les quelques mois qui séparent le discours de la mort du protagoniste, pourtant si capitaux pour comprendre la logique intellectuelle du philosophe.
Le film sert en fait à évoquer le face-à-face de deux hommes aux destins croisés : Unamuno en proie aux doutes et Franco dans son irrésistible ascension au sein de la Junte de Burgos. Entre les deux, Milan Astray est une figure charnière dans la mesure où il apparaît à la fois comme le principal contradicteur d’Unamuno et l’artificier de la carrière de Franco. À la chute du recteur de l’université de Salamanque, répudié non seulement par les autorités républicaines dès le mois d’août 1936, mais aussi par les généraux rebelles au lendemain du discours du 12 octobre, répond le triomphe du généralissime. Mais la rencontre entre les deux tourne au dialogue de sourds, même si Amenábar suggère, sans preuve convaincante, que la défense de la civilisation occidentale et chrétienne, si chère au dictateur, serait inspirée par le philosophe.
Chez Amenábar, enfin, la mise en scène du destin d’Unamuno s’accompagne de celle de deux de ses amis, Atilano Coco, un pasteur protestant de Salamanque, et Salvador Vila, un journaliste engagé du côté de la République : le trio prétend représenter le déchirement de l’Espagne de 1936 entre droite (Atilano Coco) et gauche (Salvador Vila) et la figure hésitante d’Unamuno oscillant d’une conviction l’autre. La détention puis l’exécution de Coco et de Vila sont censées déciller le philosophe. Le retournement dramatique final sonne comme le rachat du philosophe à l’orée de la mort. Si Amenábar contribue à l’édification du mythe unamunien, c’est qu’Unamuno est tout entier absorbé par ce dernier geste de rédemption qui en fait « l’homme qui ne cède jamais », en dépit de ses errements, pour ne pas dire de ses aveuglements. Le rendez-vous manqué d’Unamuno avec l’histoire semble se résoudre finalement à un rendez-vous post-mortem avec sa légende.
Au fur et à mesure que se déploie l’intrigue, le mythe prend nettement le pas sur ce que l’on sait de l’attitude d’Unamuno dans ces circonstances troublées. La scène finale du discours est consacrée à la célèbre prise de parole de l’intellectuel alors qu’elle n’est attestée par aucun document. Les formules proférées à cette occasion (« Mort à l’intelligence ! Vive la mort ! » versus « Vous vaincrez mais ne convaincrez pas ») sont en effet l’objet de discussions critiques de la part des spécialistes. D’un côté, un doute subsiste sur l’expression de Milan Astray qui, si l’on en croit le récit qu’Unamuno en fit après les faits, aurait plutôt lancé un « Mort à l’intellectualité ! ». De l’autre, l’étude des quelques mots jetés par Unamuno au revers d’une lettre pendant la session du jour de la Race confirme que les verbes « vaincre et convaincre » firent partie du discours improvisé mais pas sous leur forme canonisée (on peut d’ailleurs douter de ce que Unamuno tutoie son auditoire en utilisant la seconde personne du pluriel dans le fameux Venceréis pero no convenceréis). Surtout, ces mots se seraient insérés dans une démonstration plus ample qui change notablement le sens qu’on leur prête habituellement. De même, Amenábar surinterprète l’événement en y ajoutant des effets qui ne sont nullement attestés par la documentation ou les témoignages tardifs : Unamuno fut-il effectivement molesté, sifflé et insulté ? (Les rares photographies de l’événement ne vont pas dans ce sens). Carmen Polo, l’épouse de Franco, exfiltra-t-elle le philosophe du paraninfo pour le sauver ? Certes, ces détails dramatiques peuvent sembler insignifiants : ils le sont moins si l’on considère qu’Amenábar prétend épouser au plus près la réalité historique, conduisant ainsi le spectateur à commettre de fâcheux contre-sens sur l’attitude d’Unamuno et celle de son auditoire.
Au fond, l’interprétation qu’Amenábar fait de l’incident du 12 octobre 1936 procède d’un double contresens : d’une part, ce cinéaste a souvent consacré des héros positifs qui, par leur seule force de caractère, opposent leurs valeurs humanistes et leur savoir à des collectifs fanatisés. Il souhaite montrer le refus de l’individu face à la masse, de celui qui par son geste isolé sauve en quelque sorte le destin collectif, participant ainsi d’une vision christique plus naïve que véridique où l’intellectuel-résistant est censé s’ériger seul contre la dictature. A contrario, les sciences sociales soulignent plutôt l’efficacité des systèmes d’oppression contre les individus isolés, à moins que ces derniers ne s’appuient sur des collectifs suffisamment structurés pour offrir une résistance cohérente. Quand il ne fuit pas, l’individu ne peut que s’accommoder de la contrainte dictatoriale en ménageant des niches de liberté fragiles, mais jamais frontales. Derrière la figure de l’intellectuel Unamuno, on devine qu’Amenábar prête complaisamment au créateur (et à l’artiste qu’il est) une marge de manœuvre et un esprit frondeur largement surestimé.
De l’autre côté, Amenabar crée un mythe pour la démocratie espagnole actuelle. La dernière phrase du film rappelle que les Espagnols durent attendre juin 1977 pour voter à nouveau librement : ce qui ne devait durer que le temps de la guerre (« mientras dure la guerra ») se prolongea près de 40 ans… La démocratie actuelle serait-elle alors l’héritière des mots d’Unamuno ?
Le conte pourrait séduire s’il ne se méprenait pas sur la figure même d’Unamuno dont les positionnements successifs ont de quoi dérouter (les critiques en retiennent en général l’homme des contradictions). En mettant en scène l’évolution de l’opinion d’Unamuno en l’espace de quelques semaines, Amenábar fait du grand intellectuel un démocrate du lendemain, ce qu’il ne fut pas. En fait, Unamuno est parfaitement représentatif du libéralisme espagnol de son époque : résolument anti-carliste (la branche espagnole du légitimisme), catholique, conservateur, antimarxiste et centraliste. Ce sont d’ailleurs les orientations laïque et décentralisatrice de la Seconde République espagnole qui expliquent le détachement d’Unamuno du régime qu’il avait défendu en 1931. Comme tous les libéraux espagnols, farouches défenseurs des libertés individuelles, Unamuno n’a pas compris cette partie des masses qui souhaitaient une démocratisation. Il est la parfaite illustration de la fragilité congénitale de l’union libérale-démocratique en Espagne, celle-là même qui, par deux fois (en 1873 et en 1936), ne sut résister aux à-coups des conservateurs contre l’expérience républicaine. Lorsque l’ordre parut en danger, Unamuno, comme beaucoup de ses congénères libéraux nés au XIXe siècle, choisit d’appuyer la solution forte d’un pronunciamiento, sans même comprendre que cette fois-ci, il s’agissait de tout autre chose. De le comprendre trop tard, il tenta de se justifier, en vain : la dynamique guerrière lamina un positionnement devenu intenable, celui de la neutralité entre « les huns » (les républicains) et « les hautres » (les franquistes), selon l’expression même du recteur, comme si les deux camps pouvaient être renvoyés dos-à-dos. Pris en otage, disait-il, c’est la faillite du libéralisme espagnol que son geste entérina. Paroles d’un homme d’un autre âge qui ne comprenait plus son temps.
Finalement, sous couvert d’une fidèle reconstitution historique, Amenábar a maladroitement tenté de raviver une version positive du mythe unamunien. L’effort concorde avec celui d’une jeune génération d’Espagnols qui cherche dans l’expérience démocratique des années 1930 les racines du régime actuel, à rebours de ce que fit la génération qui présida aux destinées de l’Espagne pendant la transition. Sur un plan politique, cette entreprise mémorielle est peut-être louable, ce dont témoigne l’accueil très positif reçu par le film en Espagne (dont cinq Goya, les César espagnols) ; sur un plan historique, elle n’en est pas moins problématique. La lecture des travaux des Rabaté n’en paraît que plus incontournable.
Le film développe une double narration : celle des doutes grandissants d’Unamuno d’une part, celle de l’ascension de Franco au sein de la Junte de Burgos d’autre part. Entre les deux, Milan Astray est une figure charnière dans la mesure où il apparaît à la fois comme le principal contradicteur d’Unamuno et l’artificier de la carrière de Franco. Le titre du film déplace l’accent sur la nomination de Franco comme généralissime et chef du nouvel État nationaliste, « tant que la guerre durera ». Ainsi, la chute d’Unamuno, répudié non seulement par les autorités républicaines dès le mois d’août 1936 mais aussi par les généraux rebelles au lendemain du discours du 12 octobre, est traitée en parallèle de l’inexorable ascension du dictateur. ❚
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Alejandro Amenábar, 2019, Lettre à Franco [Mientras dure la guerra], Haut et Court, 107 min.