L’exposition « Afriques. Artistes d’hier et d’aujourd’hui », conçue par la Fondation Dapper, s’est tenue de janvier à mai 2018 à la Fondation Clément (Le François, Martinique) afin d’« ouvrir ses portes à l’exceptionnelle créativité d’artistes qui, hier comme aujourd’hui, témoignent de la richesse d’une Afrique plurielle » (Falgayrettes-Leveau, p. 1). Trois pièces, deux étages, deux volets de l’exposition : artistes d’hier, artistes d’aujourd’hui. Une partition chronologique qui recouvre en réalité un réseau de problématiques abordées de manière dichotomique : sacré et profane, construction et déconstruction d’une identité « africaine », territoires et diasporas.
« PRENDRE LIEU »
La première partie de l’exposition offre une collection riche et variée de masques et statuettes des différentes régions du continent africain, invitant le visiteur à repenser l’inscription de ces objets dans la vie des sociétés. Les rôles qui leur sont dévolus, variés et complexes, sont mis en perspective, et l’extrême diversité de ces objets, issus d’un continent pluriel, semble occuper un espace homogène. Les objets sont présentés, dans la scénographie de Corinne Marchand, dans des vitrines à la même hauteur de regard, et la lumière ainsi que la disposition des deux pièces qui concernent d’une part l’Afrique de l’Ouest et d’autre part l’Afrique centrale, l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe sont sensiblement identiques, donnant à penser une unité dans la diversité, et la tentative de construire une identité esthétique à ces masques et statuettes aux rôles sociaux aussi divers que les régions dont ils sont issus. C’est dans ce contraste, sans doute, que se construit l’approche paradoxale que l’exposition propose, se dessinant dans les tensions entre pluralité et identité, permettant dès lors de réfléchir à la possibilité d’une identité plurielle et à celle du passage des frontières. Exils, traumas, mais aussi héritages et traditions : entre ruptures et continuités, ce sont ces mécanismes d’élaborations mémorielles qui sont questionnés.
Cet espace ouvert, tamisé, contraste avec le niveau 0, consacré aux artistes d’aujourd’hui. Cette « image figée », unifiée, d’une Afrique parfois essentialisée dans ses vécus traumatiques, est déconstruite dans un espace labyrinthique, salle ouverte, au plafond haut, traversée par des ouvertures vers le reste du bâtiment. Ouvrir, déconstruire, le choix même de cet espace est au service de ce que les différents artistes nous invitent à produire en termes de renouvellement du regard sur cet espace composite.
« Prendre lieu ». Il s’agit de penser l’inscription spatio-temporelle d’Afriques traversées par le sentiment de dépossession de leur propre territoire. On circule dans cette exposition comme dans ces géographies plurielles, sans véritablement suivre un ordre précis. La pluralité des regards à porter sur les œuvres, métaphore d’une invitation à concevoir une telle pluralité sur les « Afriques », est symbolisée par les larges ouvertures architecturales : des balcons et baies vitrées permettent de voir la salle des œuvres contemporaines depuis le premier étage, n’en distinguant majoritairement que les pans de murs qui déstructurent l’espace. Multiplier les points de vue, mais aussi faire acte d’une circulation mémorielle complexe qui ne peut se jouer que dans les méandres d’un travail de déconstruction.
HISTOIRE, MÉMOIRE
C’est cette déconstruction que les artistes contemporains invitent à entreprendre, en relevant un double défi : « d’une part, inscrire dans l’histoire mondiale de façon pérenne le destin d’un homme, d’un peuple, voire d’une nation, et d’autre part, affirmer une esthétique originale et efficace » (Dispositif textuel de l’exposition). Samuel Fosso, dans « Le Chef (qui a vendu l’Afrique aux colons) », propose un autoportrait affublé des accessoires typiques des dictateurs tels que Mobutu Sese Seko (République démocratique du Congo – Zaïre).
Les liens entre pratiques artistiques et pouvoir sont questionnés, permettant de saisir la fois la douloureuse inscription de l’art zaïrois dans une « authenticité1 » problématique, négociant entre recherche d’une « esthétique » et allégeance au pouvoir. Mais cette œuvre, par des procédés de subversion, met en perspective également la légitimité de ce pouvoir (et des différents régimes dictatoriaux sur le continent africain). Le dictateur est accompagné d’accessoires proprement contemporains, mettant alors en perspective l’articulation entre passé et présent, et interrogeant à la fois l’idée d’une continuité historique des politiques dictatoriales et la légitimité même de ces pouvoirs, les lunettes de soleil et le tournesol devenant les instruments d’une carnavalisation.
D’autres œuvres posent la question des liens entre mémoire et histoire, à l’instar de la série d’Omar Victor Diop, « Diaspora » qui examine les phénomènes de diaspora, mais aussi l’articulation entre figures majeures et figures mineures d’une identité collective complexe.
Mais la clé de l’exposition peut sans doute se situer autour de l’œuvre de Chéri Samba, « Hommage aux anciens créateurs », qui, dans une esthétique proche de la publicité et de la bande dessinée, pose la question du statut des statuettes et masques traditionnels en République démocratique du Congo, objets ayant suscité des réactions ambivalentes des Occidentaux, méprisés, détruits, puis collectionnés avec fascination, et qu’aujourd’hui « les Afriques » tentent de se réapproprier en tant qu’éléments de leur histoire, dans un contexte hypermédiatisé et inscrit dans une approche instantanée du temps.
Notons la place donnée à la réflexion sur la place des femmes dans cette histoire traumatique. Si Corinne Mencé-Caster, dans Mythologies du vivre-femme. Essai sur les postures et impostures féminines, discute les rôles symboliques des femmes dans le vécu colonial et post-colonial, en démontrant leur invisibilité (leur combat social, sexué, étant délégitimé au regard des luttes pour la décolonisation et pour l’émergence identitaire des groupes minoritaires), la présentation, au terme de l’exposition, de plusieurs œuvres d’artistes femmes, ou d’œuvres proposant des hommages aux femmes, invite à revisiter l’histoire d’un point de vue sexué. Freddy Tsimba honore, dans une sculpture de buste féminin fait de douilles de balles collectées à Kisangani (lieu d’affrontements lors de la guerre civile en République démocratique du Congo entre 1996 et 1998), ces femmes qui, malgré la guerre et la violence, maintenaient, selon l’artiste, « les valeurs de la famille et de la communauté » – valeurs que la scénographie muséographique de l’exposition, dans ses mises en perspectives et dans les vis-à-vis esthétiques qu’elle crée, permet de questionner.
Au-delà même du contenu de l’exposition et de sa muséographie, cet événement pose de véritables questions sur les engagements symboliques qu’elle suppose. Proposer un agencement esthétique d’œuvres des « Afriques » d’une telle ampleur en Martinique, à la Fondation Clément, lieu où des pratiques d’esclavagisme ont eu lieu, espace donc « Béké » dans une société martiniquaise fragmentée autour des questions identitaires et de pouvoir, cherchant encore aujourd’hui à construire la mémoire complexe d’un passé colonisé et de traite négrière, pose question. Comprendre la réalité anthropologique d’une « africanité » des Martiniquais, selon la rhétorique césairienne, passe sans doute par de telles prises d’initiative, mettant en perspective alors les rapports de pouvoir, les complexités identitaires, et les relations ambiguës qui lient la contemporanéité d’une île divisée (Zander) aux méandres de son histoire.
Avec la collaboration d’Edwin Fardini, CNSMD, Paris
Œuvres citées
Falgayrettes-Leveau, Christiane (dir.), 2018, Afriques – Artistes d’hier et d’aujourd’hui, communiqué de presse, Le François, Fondation Clément, Paris, HC Éditions.
Mencé-Caster, Corinne, 2015, Mythologies du vivre-femme. Essai sur les postures et impostures féminines, Paris, Éditions Persée.
Zander, Ulrike, 2010, Conscience nationale et identité en Martinique, thèse de doctorat en ethnologie et anthropologie sociale, École des hautes études en sciences sociales, Paris.
1 Cette expression est utilisée au sens de la « politique de l’authenticité » promue par Mobutu Sese Seko.