Historiographies subjectivantes et mémoires palpitantes
Le mercredi 21 novembre 2017, le groupe Europe-Écologie-Les-Verts au Conseil de Paris a formulé une proposition pour le moins symbolique : celle de rebaptiser les Journées européennes du Patrimoine en « Journées du Matrimoine et du Patrimoine ». La députée Joëlle Morel expliquait alors :
L’égalité entre femmes et hommes dans les arts et dans la culture passe par la revalorisation de l’héritage des femmes artistes et intellectuelles d’hier. Notre héritage culturel est composé de notre patrimoine, héritage des pères et de notre matrimoine, héritage des mères. Le matrimoine est constitué de la mémoire des créatrices du passé et de la transmission de leurs œuvres. En réhabilitant la notion de matrimoine et les femmes qui le composent, nous nous réapproprierons l’héritage culturel qu’on nous vole : autrices, peintres, photographes, chorégraphes ont toujours créé mais sont invisibilisées dans l’histoire de l’art1.
Les derniers mois de 2017, pendant lesquels les discussions houleuses concernant l’écriture inclusive ont été suivies d’intenses débats s’inscrivant dans le contexte de l’« affaire Weinstein », viennent clore une année parcourue par une vaste dynamique féministe (terme que l’on associera ici à l’ambition de lutter contre l’inégalité des sexes et d’œuvrer pour l’émancipation des femmes). Participant à la revalorisation du « matrimoine » prônée par le groupe EELV, deux événements éditoriaux ont ainsi marqué l’année passée : la parution du Dictionnaire des féministes, sous la direction des historiennes Christine Bard et Sylvie Chaperon, aux Presses universitaires de France (1 700 p.), et le recueil L’Europe des femmes, coordonné par les historiens Julie Le Gac et Fabrice Virgili, aux éditions Perrin (400 p.). Ces deux sommes inédites font entrer en jeu une conception spécifique de l’historiographie, dont émerge une mémoire collective d’autant plus vibrante et ouverte à l’avenir qu’elle reste à construire, selon un geste de décentrement extra-occidental en particulier.
DE L’IMPOSSIBLE DISSOCIATION DU PRIVÉ ET DU PUBLIC POUR L’HISTORIOGRAPHE (DES) FÉMINISTE(S)
Outre leur ampleur diachronique, d’emblée soulignée par la mention « XVIIIe-XXIe siècle » placée en sous-titre, une première caractéristique de la visée historiographique qui fonde les deux ouvrages consiste dans leur orientation biographique. Celle-ci est révélée par le choix de Christine Bard et Sylvie Chaperon de consacrer une grande partie des notices de leur Dictionnaire aux féministes – femmes mais aussi hommes, comme le montrent des entrées allant, pour les plus connus, de Léon Blum à René Viviani en passant par Charles Fourier ou Léon Richer, longtemps considéré comme le « père du féminisme ». Si l’ouvrage, unique en France, comporte par ailleurs des synthèses théoriques plus générales, qui font également une place aux mouvances antiféministes, l’écriture biographique s’affiche ainsi comme une démarche essentielle. Il en va de même dans L’Europe des femmes, lui aussi totalement inédit, comportant « des textes devenus classiques, comme ceux d’Olympe de Gouges, d’Alexandra Kollontaï et de Virginia Woolf, ou d’autres moins connus, tous f[aisant] entendre la diversité des expériences du peuple [européen] des femmes, de toutes conditions » (Le Gac/Virgili, quatrième de couverture) : de nombreux textes, dont on saluera la reproduction en traduction et en langue originale, sont ainsi précédés de notices biographiques, révélatrices d’une autre spécificité que partagent nos deux ouvrages.
Le Dictionnaire des féministes et L’Europe des femmes ont en effet pour deuxième grand point commun leur approche à la fois collective et subjective de l’histoire de l’émancipation féminine. Assumée par Christine Bard, l’exclusion du Dictionnaire d’auteures telles que Colette ou Marguerite Yourcenar, dont les parcours ne relèvent pas d’un engagement « extra-littéraire » et collectif en faveur d’une égalité des sexes, l’a amenée à souligner lors d’une récente conférence que « faire un dictionnaire féministe, c’est aussi une manière féministe de faire un dictionnaire, qui consiste à ne pas séparer vie privée et vie publique », ajoutant ensuite : « Le féminisme prend appui sur l’expérience, il est un “nous”, mais aussi un “je”. » (Bard, 2017a) Faisant écho au célèbre slogan « Le personnel est politique » popularisé en France par le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), cette intrication des engagements personnels et collectifs est justement permise par la perspective biographique dans laquelle s’inscrivent les deux ouvrages. À titre d’exemple, l’extrait de la Défense des droits de la femme de Mary Wollstonecraft (A Vindication of The Rights of Woman : With Structures on Political and Moral Subjects) parue à Londres en 1792 semble répondre à la notice le précédant, qui débute ainsi : « Révoltée par sa condition subalterne, Mary Wollstonecraft […] s’oppose très tôt à son père dépensier, violent et despotique » (Le Gac/Virgili, p. 26). L’intégration du personnel, du privé, de l’intime (tant de déclinaisons d’une historiographie que l’on peut qualifier de subjectivante) permet dès lors de présenter la part individuelle des combats féministes comme constitutive de leur histoire. Plus généralement, ce choix d’écriture fait émerger une mémoire collective indéniablement plurielle en raison de la myriade de parcours singuliers et parfois contradictoires dont elle procède.
ENTRE ARCHIVAGE ET WORK IN PROGRESS : LA NÉCESSITÉ DE FAIRE DIALOGUER ÉTUDES FÉMINISTES ET ÉTUDES POSTCOLONIALES
Afin de mettre en perspective cet héritage culturel aussi disparate que trop longtemps négligé, les deux ouvrages relèvent à nouveau d’une même ambition : celle de constituer des archives. La structure anthologique de L’Europe des femmes permet ainsi de faire dialoguer « domestiques, paysannes, artistes, ouvrières, intellectuelles » (Le Gac/Virgili, quatrième de couverture), fidèlement à cette énumération mêlant les différentes catégories socioprofessionnelles tout en mettant l’accent sur celles qui ne possèdent généralement pas d’archives. De leur côté, les directrices et auteur·e·s du Dictionnaire des féministes ont travaillé en lien avec le Centre des archives du féminisme, créé en 2000 grâce à un partenariat entre l’association des Archives du féminisme (présidée par Christine Bard) et l’université d’Angers. Ce nécessaire travail d’archivage ne doit cependant pas être perçu comme une « muséification », comme un figement hagiographique : la présence de féministes vivantes dans les articles et notices, de même que l’insistance de Christine Bard sur le fait que le Dictionnaire sera bientôt accompagné d’un site internet en vue de le compléter au fur et à mesure (Bard, 2017a), font d’eux les « lieu[x] palpitant[s] » d’une mémoire ouverte à l’avenir. (Brun, 22:55 sq.)
Cette ambition prospective gagnerait à se conjuguer à une ouverture extra-occidentale. À l’évidence, nos deux ouvrages prennent trop peu en considération – voire pas du tout dans L’Europe des femmes – l’histoire féministe extra-occidentale. Certes, le Dictionnaire des féministes comporte la mention « France » en sous-titre, et on peut dès lors saluer la présence des entrées « Algérie », « Black Feminism », « Guadeloupe » ou « intersectionnalité ». De fait, l’une des clefs pour penser une mémoire collective véritablement intersectionnelle, qui intègre les apports des féministes des régions du Sud notamment, est le dialogue des études féministes et des études postcoloniales. À cet égard, les liens entre les problématiques qui les nourrissent ont été mis au jour depuis un certain temps dans le champ des études littéraires :
La littérature postcoloniale a connu deux inflexions majeures depuis [les années 1980] : l’apparition d’auteurs appartenant à des groupes négligés au moment des indépendances et le développement de […] la « World Fiction ». Deux groupes ont investi la scène de l’écriture postcoloniale (comme, d’ailleurs, la scène sociale) : les écrivains véritablement autochtones, premiers occupants d’une terre ensuite colonisée, et les femmes. (Moura, p. 191)
Si elle reste à intensifier, l’ouverture internationale qui se dessine dans le Dictionnaire des féministes et dans L’Europe des femmes souligne en tout cas qu’une perspective comparatiste, telle qu’elle se développe actuellement dans le cadre des études transatlantiques (Berger, Chaudet), est désormais indispensable à toute réflexion d’envergure sur la mémoire collective des luttes et des avancées féministes.
Bibliographie
Bard, Christine, 2017a, « A propos du Dictionnaire des féministes : histoire, bilan, perspectives », 12 janvier, séminaire « Genre et autorité », Frédéric Regard, Martine Reid, Danielle Perrot-Corpet & Anne Tomiche (dir.), Université Paris-Sorbonne.
Bard, Christine (dir.), avec la collaboration de Chaperon, Sylvie, 2017b, Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France.
Berger, Anne-Emmanuelle, 2013, Le Grand Théâtre du genre : Identités, sexualités et féminismes en Amérique, Paris, Belin.
Brun, Catherine, 2017, « Toucher l’ancien présent et le futur déjà là », 13 juillet, conférence prononcée dans le cadre du colloque « L’Algérie, traversées », Ghislain Lévy, Catherine Mazauric & Anne Roche (dir.), Centre Culturel International de Cerisy [en ligne], URL : <https://www.franceculture.fr/conferences/maison-de-la-recherche-ensciences-humaines/toucher-lancien-presentet-le-futur-deja-la>, consulté le 22/01/2018.
Chaudet, Chloé, 2017, « Circulations et reconfigurations transatlantiques de l’engagement littéraire féministe : les Caraïbes francophones, un espace emblématique », Revue de la Société d’étude de la Littérature de langue Française des XXe et XXIe siècles, n°6 (« À la lumière des études de genre », Nathalie Froloff & Ivanne Rialland [dir.]), 2017, p. 91-112.
Le Gac, Julie & Virgili, Fabrice (dir.), 2017, L’Europe des femmes. XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Perrin.
Matoux, Hadrien, 2017, « Journées du “Matrimoine” en plus de “Patrimoine” : la dernière trouvaille de féministes écolos », Marianne [en ligne], publié le 23 novembre. URL : <https://www.marianne.net/politique/ ecriture-inclusive-journees-du-matrimoineen-plus-de-patrimoine-la-dernieretrouvaille-de>, consulté le 22/01/2018.
Moura, Jean-Marc, 1998, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, Presses universitaires de France.
1 Le discours de Joëlle Morel peut être visionné dans la vidéo intégrée à l’article d’Hadrien Matoux.
Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 11-13