Je vois la pluie dans les tableaux de Séra, la pluie chaude de mousson qui détrempe et ruisselle[1]… Ainsi l’écrivaine Isabelle Jarry retrouve-t-elle dans l’œuvre picturale de l’artiste franco-khmer Séra un paysage raviné d’eau, animé de tous les éclats de vert et de lumière, qu’elle découvrit au Cambodge, sur le site d’Angkor, à la fin des années 1990. Pluies d’avril, pluie de mangues… Annonciatrices de la mousson, les petites pluies éparses, intermittentes, donnent la vie après la saison sèche. C’est le temps des sillons, des premières floraisons, de l’éclosion et du nouvel an khmer.
C’est aussi en plein cœur du mois d’avril 1975 que les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh, avant de plonger le pays, durant plus de quatre ans, dans un régime de terreur absolue. Genocide, hurle David Bowie en incipit du dernier récit graphique de Séra, L’Âme au bord des cheveux[2]. Avril… Un mois charnière, de bascule, un mois renversé.


L’Anarchiste[3] est l’une des toutes premières performances de l’artiste. Elle a lieu en 2005, au Théâtre Preah Suramarit, surnommé Théâtre Brulé, « sur les mots de Soth Polin » et sur la musique live du groupe de rock franco-khmer Véalsrè[4]. Elle est filmée par le réalisateur Rithy Panh. Depuis, Séra associe à la plupart de ses expositions un rendez-vous performatif, ce temps de la prise de risque, où l’artiste ne joue pas, où la performance picturale devient, selon ses termes, « le moment révélateur d’une création ouverte à l’autre, au public, au spectateur. » Chez Séra, l’expérience commence par l’installation d’un espace de silence, dans les volutes du tabac, rompu par le crissement des mines de crayon sur la toile, crayons tenus à pleine main, cherchant les accidents, les approximations, la première matrice. Dynamique. La couleur viendra après, apportant l’épaisseur de la matière, ses ravines, ses coulures, donnant naissance au tableau. Si la performance, vécue dans ce temps commun, conjoint, à l’artiste et au spectateur, demeure un acte de défi et d’exhibition franche, sans tricherie, sans mise en scène, Séra la considère surtout comme un acte de transmission. Transmission d’un savoir, d’une intimité et, peut-être avant tout, d’une mémoire. Affranchie des conventions et exposée.

En décembre 2023, dans la galerie du Studio Schnitzer& à Münich qui accueillit pour la première fois en Allemagne une exposition de Séra sous le titre Ici demeurent les absents (Übrig bleiben die Abwesenden), l’artiste fit de la performance le point d’orgue et de rencontre avec un public éloigné, sinon ignorant, de l’histoire du Cambodge, et de manière générale des traumas du Sud-est asiatique. Plus que jamais, cette forme de partage spectaculaire, en action, proche du langage de la danse, aura conduit le spectateur, à la fois médusé et décillé, sur un chemin de sensibilité extrême, forçant un passage vers l’altérité, vers la mémoire de l’autre. Puissance de l’image et révélation, sans discours[5].

Voir la vidéo : SERA. Ici demeurent les absents
Séra était un jeune adolescent phnom-penhois, fou de dessin et de bande dessinée, à la chute de la capitale aux mains des Khmers rouges, le 17 avril 1975. Cette date, marquée au fer rouge à partir de laquelle il aura construit son parcours et son identité artistique, l’artiste performeur la convoque en cette année anniversaire, en France et au Cambodge : au Lumen, bibliothèque de l’université Paris-Saclay, le 10 avril 2025, et au Sofitel de Phnom Penh en mai.
Véronique Donnat
Paris, 18 mars 2025.
[1] Isabelle Jarry, Terre de mémoire, catalogue d’exposition, musée Quesnel-Morinière, Coutances, octobre 2021. et aussi : Isabelle Jarry, Une pluie de mangues. Photographies Yves Gellie, Marval, Paris, 1997.
[2] Séra, L’Âme au bord des cheveux, Delcourt, Paris, 2023. Cf dossier Séra, in Mémoires en jeu n°19, novembre 2023.
[3] Soth Polin, L’Anarchiste, La Table ronde, Paris, 1980. Chez le même éditeur, réédition en poche, coll. La Petite Vermillon, 2011. Nouvelle édition avec des illustrations de Séra, 3 avril 2025.
[4] https://www.youtube.com/watch?v=C4F7lliZ1s0
[5] La performance du 1er décembre 2023 au Studio Schnitzer& à Münich a fait l’objet d’un film de 15 minutes, réalisé par Phuong Lavan.