En France, à la fin du vingtième siècle, parler d’archives visuelles au sujet des génocides avait, en soi, quelque chose de polémique. Il s’agissait d’un objet toujours à la limite d’être exclu du partage du sensible et d’être renvoyé à l’obscène, soit à ce « qui offense ostensiblement le sens esthétique ou moral » (Dictionnaire de l’Académie française, neuvième éd.). Ainsi, consacrer une entrée à ce thème dans une Encyclopédie critique du témoignage et de la mémoire n’aurait rien eu d’évident. Il est important de revenir sur cette période récente (1990 ou 1994 à 2001 ou 2004), notamment car le rapport entre témoignages et archives était alors problématique. Dans un second temps seulement, ce que l’on entend actuellement par cette expression d’archives visuelles sera défini plus précisément. Notons cependant dès ce propos introductif que ce sont principalement des images dites d’enregistrement qui seront considérées (photographies, films et vidéos pour l’essentiel), les schémas, cartes, dessins et autres peintures, relevant d’un cadre conceptuel quelque peu différent.
Au début des années 1990, l’usage du pluriel quand il était question de génocide(s) et la pertinence du terme lui-même étaient contestés dans l’espace public français. Ce mot ne semblait plus être le mieux adapté afin de désigner la spécificité des crimes perpétrés par les nazis et leurs auxiliaires envers les Juifs entre 1941-45. Depuis le mitan des années 1980, le terme qui s’imposait progressivement était celui de Shoah. Ce mot hébreu qui signifie catastrophe était utilisé afin d’insister sur la radicale unicité du phénomène en question. À la différence des États-Unis ou d’Israël où ce débat sur l’unicité de la Shoah s’est articulé autour de critères religieux, politiques et historiques (Chaumont, 2010), en France, c’est le fait que les chambres à gaz en fonctionnement n’ont pas été filmées ou photographiées qui a été considéré comme un critère essentiel. L’unicité a ainsi été définie, avant tout, sur un critère de représentation (Besson, 2016).
Cette idée avait été développée par Claude Lanzmann dès la fin des années 1970. Dans un article très critique consacré à la série télévisée américaine Holocauste, il expliquait : « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre pourtant le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. » (1979 in 1990, p. 309-310).
Cette idée est à la base du montage du film Shoah qui débute à la même période (septembre 1979 —1985). Au-delà des seules chambres à gaz, l’équipe du film prend conscience du fait que travailler sur cette période revient tout à la fois à analyser un processus d’extermination systématique des populations juives et la destruction des traces de cette extermination (l’opération 1005 a été menée à partir de 1942). Il s’agit alors, pour le réalisateur et sa monteuse, Ziva Postec, de partir du constat qu’il n’y a plus rien à voir du temps des faits et que les seules images possibles sont celles tournées à l’époque du film (les années 1970). Le montage qui alterne entre des plans portant sur des témoins (exécuteurs, victimes et bystanders) et des vues sur les principaux lieux du génocide, insiste précisément sur cette absence de trace visible. Il découle de cette conception à la fois historique (rendre compte de la volonté de suppression des traces par les nazis), politique (définition d’un critère de spécificité du génocide) et presque religieuse (interdit de la représentation), un choix cinématographique : Shoah est un film sans image en mouvement datant de 1941-45. L’écoute de la parole des témoins et la monstration des lieux constituent alors les deux éléments principaux du mode de représentation qui vient se substituer au montage des images du passé. Le contexte historiographique est favorable à une telle approche. Le moment-mémoire (Nora) voit, en effet, une attention toujours plus grande être portée à la subjectivité (parfois revendiquée) des acteurs de l’histoire et à une critique en règle de la supposée objectivité des archives contemporaines des faits.
La centralité du témoin et l’absence des archives visuelles, qui constituait en 1985 un choix en rupture vis-à-vis d’un modèle dominant des documentaires historiques des années 1960-70 (montage avec voix off et musique dramatisante) devient progressivement lui-même un modèle incontournable quand il est question de génocides. Ainsi, une absence d’images est aussi constatée pour ce qui est du génocide arménien (Baronian) et le réalisateur Rithy Panh dans un style très lanzmannien met, lui, l’accent sur L’image manquante (2013) du génocide khmer. Pour ce qui est de la Shoah, il n’est alors pas question de montrer des chambres à gaz car les archives visuelles de celles-ci n’existent pas. Cela a fait l’objet d’une polémique, le réalisateur Jean-Luc Godard affirmant pouvoir retrouver la trace de celles-ci (1998). Il n’est pas non plus question de filmer des reconstitutions, car il y aurait, selon cette perspective, quelque chose d’obscène à vouloir combler ce manque qui constitue un des critères de l’unicité de la Shoah. Et si de telles images existaient, il vaudrait mieux les détruire. Cela, Claude Lanzmann l’a explicitement affirmé dans une tribune consacrée à La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1994).
Le principal problème de cette conception est que sur la base d’un constat, il n’existe pas d’image en mouvement des chambres à gaz nazies en fonctionnement et d’un choix esthétique effectué lors de la réalisation d’un film, une remontée en généralité telle a été effectuée, qu’il a été possible d’affirmer dans l’espace public : il n’y a pas d’archives visuelles portant sur ce génocide. Cette seconde affirmation est fausse sur le plan factuel. Cela a d’abord été rappelé par George Didi-Huberman dans le catalogue de l’exposition de photographies Mémoire des camps (Musée du Jeu de Paume, 2001), puis dans l’ouvrage Images malgré tout (2004). L’historien du visuel explique que si le constat et le choix susmentionnés sont tout à fait pertinents, ceux-ci n’autorisent aucunement à édicter une quelconque norme valable pour l’ensemble des productions culturelles et des recherches portant sur ce génocide. Il va plus loin indiquant qu’une telle position est contestable car « les nazis ont sans doute cru rendre les juifs invisibles, et rendre invisible leur destruction même. Ils se sont donné tant de mal pour cela que beaucoup parmi leurs victimes l’ont pensé aussi, et que beaucoup, aujourd’hui, le pensent encore » (p. 34). Afin de contredire cette impression trompeuse, il exhume quatre photographies, déjà connues des chercheurs, afin de rappeler que des vues des abords immédiats des chambres à gaz existent. Celles-ci ont été prises en 1944 par des Juifs avec l’aide de la résistance polonaise. Par ailleurs, il est possible de noter qu’en 1941, une exécution par balles de Juifs a été filmée par un soldat allemand, Reinhard Wiener. Ces images conservées par l’opérateur ont été montées dans de nombreux films documentaires et de fiction (Einsatzgruppen, les commandos de la mort, Michaël Prazan, 2010, par exemple). Elles montrent des Juifs fusillés en public dans des fausses de Liepāja en Lettonie.
Mais, surtout, des films et des photographies de la destruction des Juifs d’Europe existent par milliers. Ce constat nécessite de ne pas uniquement considérer le moment de la mise à mort, mais aussi le temps des vexations, des expropriations, des déportations, des ghettoïsations successives, du système concentrationnaire, des actions prenant place dans les villes et villages et leur immédiat après-coup, soit tout ce qui fait le champ d’études des chercheurs en sciences sociales s’intéressant aux génocides. Notons, à titre d’exemple, que Raul Hilberg ne consacre que quelques dizaines de pages à la mise à mort des Juifs elle-même, dans son ouvrage qui en compte plusieurs milliers. Il en va de même pour les travaux de chercheurs tels que Yehuda Bauer, Christopher Browning, Saul Friedländer ou encore Ian Kershaw. Pour tous ces autres aspects du génocide, il existe des sources visuelles qui ont été archivées. Comme l’écrit Sarah Farmer, dans un dossier de The American Historical Review, l’« ²Holocauste² n’a jamais pas été ²représenté² » (p. 115, notre traduction). À titre d’exemple, l’historien américain David Shneer montre comment une vingtaine de photographes juifs ont pris des milliers clichés d’atrocités dès 1942, que ceux-ci ont été publiés en Union Soviétique pendant le temps du génocide, avant d’être l’objet de multiples appropriations dans des livres, des films et des expositions, après 1945. Les exécuteurs ont aussi produit de nombreuses images, qu’elles soient professionnelles comme les films tournés dans les ghettos, ou amateurs. Enfin, les photographies et films pris en 1945 par les armées américaines et soviétiques lors de la libération des camps de concentration et d’extermination sont à prendre en compte. Elles rendent compte du temps relativement long de la sortie de guerre et des effets immédiats de la politique d’extermination nazie.
Ainsi, des images malgré tout au constat d’une relative abondance de sources, la question de l’existence des archives visuelles contemporaines des faits est aujourd’hui réglée. Cette remise en cause correspond à un contexte spatio-temporel délimité, dont il est possible de faire l’histoire. Ce débat politico-philosophique et médiatique qui a plus porté sur l’unicité de la Shoah, que sur les images elles-mêmes, est désormais clos. L’écart entre la réalité des corpus visuels conservés et leur présence dans l’espace public est moins béant. Pour autant, les débats se poursuivent, mais sur un autre plan, cette fois moins lié à une domination de l’espace public qu’à des problématiques éthiques. Ce débat ne porte pas sur l’existence des images, mais sur leur statut. Les discussions sur ce sujet ne se limitent cette fois pas à la seule Shoah. Elles sont aussi présentes quand il est question des images des génocides arméniens, khmers et tutsis (Sylvie Rollet). Afin de comprendre ces échanges qui sont parfois très vifs, il est nécessaire de définir plus précisément ce que l’on entend par archives visuelles.
Notons tout d’abord que pour qu’il y ait « document d’archives », il faut qu’une institution conserve ce qui, sinon, resterait de l’ordre de la trace du passé ou de la collection privée. Plus précisément dans notre cas, il est nécessaire que cette institution s’intéresse aux images dites d’enregistrement. Cela n’a pas toujours été simple après un génocide. Par exemple, pour ce qui est du génocide tutsi, Assumpta Mugiraneza explique les difficultés rencontrées dans la constitution d’archives des Gacaca, « il y a cette non-culture de l’écrit qui est propre à la majorité des Rwandais. Les documents écrits ce n’est pas dans nos habitudes, ce n’est pas dans notre tradition » (2009). Dans ce contexte conserver les images constituait aussi un exercice ardu. Si ces archives existent à présent pour chacun des génocides, l’échelle du visuel ne va, elle, pas de soi. Les fonds sont, en effet, le plus souvent conservés en fonction de l’identité de leur dépositaire, sans qu’un tri en fonction du type de document soit toujours opéré. De plus, quand ce tri est fait, c’est souvent le type de support médiatique qui est considéré comme pertinent. Les tirages photographiques, les pellicules filmiques et les bandes vidéo ne se retrouvent ainsi pas forcément classés dans les mêmes bases de données. Par exemple, au Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington (USHMM), il y a une base composée par les photographies et une autre, strictement distincte, pour les séquences filmées.
Or, l’échelle du visuel est pertinente pour au moins trois raisons principales. Premièrement, du côté des archivistes, les normes et pratiques de la conservation et de la restauration, jusqu’à la valorisation, sont souvent comparables. L’identification du dispositif technique utilisé, de l’identité du créateur de la source, ainsi que du contexte spatio-temporel et de l’aire culturelle concernée suit le même type de protocole. Par ailleurs, la matérialité des documents visuels est presque toujours un facteur considéré comme étant essentiel. Par exemple, concernant les photographies, il est admis que la collecte des données inscrites au dos de l’image est aussi importante que la préservation du contenu de l’image. Il y a là des informations relatives aux conditions de la prise de vue, du tirage, des usages et des premières phases de la conservation du cliché (Chéroux et About).
Deuxièmement, du côté des chercheurs, cette échelle est également pertinente, car elle correspond à un mode d’enquête : l’histoire de la culture visuelle. Le principe de base est ici qu’il y a dans les images quelque chose à la fois de complémentaire et de différent vis-à-vis des sources scripturaires. La dimension visuelle des sources étudiées donne, en effet, accès à d’autres choses (postures des corps, façades des immeubles, interactions non-verbales, par exemple) ou aux mêmes choses, mais différemment. Ces enquêtes portant sur le visuel (ou intégrant une réflexion sur le visuel à des corpus plus larges) peuvent aussi bien porter sur la conception des productions culturelles (approche archéologique de l’image), que sur leur circulation. Cela est, par exemple, le cas du travail mené par Sylvie Lindeperg sur le film Nuit et Brouillard (Alain Resnais, 1955). D’un côté, il s’agit de considérer le projet du film depuis les premières notes d’intention jusqu’au montage final, et de l’autre côté, d’analyser les conditions de sa réception sur un temps long (sortie en salle et multiples appropriations). Troisièmement, concernant ces usages sociaux des archives, il est bien souvent plus pertinent d’appréhender le visuel sans distinguer a priori ce qui relève du photographique, du cinématographique, du télévisuel, des expositions ou des nouvelles technologies. La diffusion des archives visuelles est, en effet, bien souvent moins liée à la création d’une forme médiatique singulière qu’à l’existence d’une culture visuelle liée à des usages diversifiés de groupes sociaux aux dimensions variables (association, groupe de mémoire, communauté, société dans son ensemble).
Ce qui est important de retenir dans cette tripartition des archives visuelles (conservation, recherche, usages sociaux) c’est une coexistence entre ce qui relève du temps des événements et de périodes postérieures. En effet, ce qui constitue ces fonds, ces études, ces appropriations, ce sont aussi bien des photographies et des films contemporains des faits que des images produites après-coup (témoignages filmés notamment). Comme l’explique Gary Weissman, dans tous les cas « le mode de représentation choisi correspond à la monstration visuelle de ce qui serait autrement absent en fournissant des images à la place de ce qui s’est passé » (p. 192).
Ainsi, pour ce qui est des entretiens, les archivistes de l’association DC-Cam (génocide au Cambodge) aussi bien que ceux du Kigali Genocide Memorial (génocide des Tutsis) ont travaillé avec l’USC Foundation (génocide des Juifs), dont l’expertise est reconnue. Il en résulte que sur les sites web de ces institutions, des témoignages filmés et des documents visuels datant de la période du génocide coexistent. Enfin, pour revenir sur le cas du film Shoah, les deux cents heures d’entretiens filmés entre 1975-79 sont actuellement préservées, restaurées et valorisées par l’USHMM. Cela signifie que le film sans archives visuelles est lui-même devenu l’objet d’un fonds d’archives. Les chercheurs ont eux patiemment acquis les compétences nécessaires afin de distinguer et de rapprocher des sources visuelles qui relèvent de différentes temporalités (Véray). Les réalisateurs, les artistes contemporains, les scénographes de musées, les amateurs, qui font un usage social de ces archives, proposent également des agencements qui font se voisiner différents types d’images tout en préservant leurs spécificités (à ce titre les expositions du Mémorial de la Shoah Filmer les camps. De Hollywood à Nuremberg [2010] et Filmer la guerre : Les Soviétiques face à la Shoah, 1941-1946 [2015] sont exemplaires).
La question éthique relative au statut de ces images reste cependant encore à résoudre. En effet, s’agit-il avant tout de considérer les archives visuelles : comme des preuves au service d’un discours juridique ? Comme des traces fragmentaires dont l’intelligibilité dépend d’une démonstration historienne ? Comme des objets dont les logiques propres sont à saisir ? Comme des arguments au service d’une pensée politique ou civique ? Comme des ressources disponibles à une appropriation artistique ? L’objectif de notre propos n’est pas d’apporter une réponse en termes d’élection d’une fonction préférentielle à l’exclusion des autres. Au contraire, ces usages des archives visuelles (comme de toutes les archives d’ailleurs) sont bien souvent complémentaires et parfois bien difficilement discernables. Cependant, il s’agit de noter que la seule fonction probatoire a souvent été retenue et qu’elle est aujourd’hui l’objet des plus vives critiques. Celles-ci reposent sur le fait que les chercheurs en sciences sociales ont souvent utilisé ces images pour leur seule fonction d’attestation. Dans une optique proche du positivisme historique, des clichés ou des séquences filmées ont régulièrement été mobilisés afin de confirmer des démonstrations bien éloignées d’un travail sur le visuel.
Face à cette tendance, la nécessité de documenter ces images avant de leur conférer une valeur documentaire a maintes fois été rappelée. Par exemple, le travail de contextualisation de l’album de photographies associé au Rapport Stroop relève de ce domaine. Frédéric Rousseau détaille dans son analyse aussi bien les conditions des prises de vue dans le ghetto de Varsovie, que la circulation des images après-guerre. Certains chercheurs vont cependant plus loin dans leur critique du statut de preuve des images des génocides. Ils considèrent cet usage des archives visuelles comme épistémologiquement contestable, car insistent-ils : que se passe-t-il quand il n’y a pas d’image d’un événement ? Faut-il alors à tout prix tenter de trouver une image pour le faire exister ? À cela, Christian Delage a répondu que même lors des procès internationaux, comme celui de Nuremberg (1945), une image-preuve telle qu’« un film d’actualité ne peut constituer une preuve ²objective², mais qu’il procède toujours d’un point de vue qui l’assimile à un témoignage ». Prise seule une image ne suffit, en effet, jamais, ni pour le juriste, ni pour le chercheur, à attester de quoi que ce soit (cela reviendrait à céder à une forme de croyance dans la transparence du média). Elle constitue malgré tout un élément parmi d’autres dans l’administration de la preuve. De manière générale, les historiens savent très bien que les sources, qu’elles soient visuelles ou non, sont toujours fragmentaires et que ce n’est qu’en les croisant que le passé peut être compris. L’absence de telle ou telle image ne vient, ainsi, en rien invalider l’existence d’un fait passé.
L’intérêt de la critique susmentionnée réside plus dans la volonté de définir d’autres fonctions aux archives visuelles que la seule attestation. Geoffrey Hartman (fondateur des Archives Video Fortunoff for Holocaust Testimonies de Yale) regrette ainsi que « le témoignage [filmé] continue d’être vu, non pas comme un moyen indispensable pour renouveler ou intensifier ce qu’un collectif sait de lui-même, mais comme une source d’information positive dont tous les facteurs subjectifs devraient être éliminés » (p. 47). En effet, si les images sont des sources comme les autres pour une histoire des génocides, elles sont certainement tout autant des supports permettant d’imaginer au présent ce qui s’est passé, ainsi que de construire en commun une vision pour l’avenir.