Un espace réel
En septembre 1941, lors de l’entrée de l’armée allemande dans Kiev, Babi Yar était encore un immense ravin de plus de 2 km de long, constitué de plusieurs ramifications d’une profondeur variable allant de 10 à 50m. Situé dans la partie nord-ouest de la ville, dans le quartier Chevtchenko entre les actuelles rues Dorogozhitskaia et Frounze, le lieu n’était pas inconnu des habitants de la ville. Son nom apparaît pour la première fois dans des documents officiels du XVème siècle (1401). En 1786, le monastère qui se trouvait en bordure de ce fossé fut transformé en hôpital psychiatrique et au cours du XIXème siècle, trois cimetières (orthodoxe, caraïte et juif) furent aménagés. Ils s’étiraient jusqu’aux premiers contreforts de cette longue excavation et durant la seconde partie du XIXème, un camp militaire fut établi dans la partie de Babi Yar où s’écoulait un ruisseau portant le nom de Syrets. Cet espace fut ensuite occupé par des unités motorisées de l’armée soviétique et, durant l’occupation allemande, entre 1941 et 1943, dans le camp de Syrets furent internés des partisans et des soldats soviétiques dont certains furent chargés par les nazis entre mars et septembre 1943 d’exhumer les corps des victimes fusillées à Babi Yar, puis de les faire brûler sur d’immenses bûchers.
Le lieu, aussi bien au XIXème qu’au XXème, avant et après l’occupation nazie, fut l’objet de relevés topographiques précis afin d’étudier son aménagement (Babi Yar : L’Homme, le pouvoir et l’histoire…, 2004) et, bien entendu, pour déterminer l’emplacement où 33771 Juifs furent assassinés les 29 et 30 septembre 1941, chiffre donné par les autorités allemandes. La presse soviétique communiqua quant à elle le chiffre de 52 000 Juifs ou « paisibles citoyens soviétiques », la Commission soviétique chargée de relever les exactions commises sur le territoire de l’URSS, la Tchgk, parla en septembre 1945 de plus de 100 000 hommes, femmes, enfants et vieillards exécutés entre 1941 et 1943 à Babi Yar, les historiens évaluent à 64000 le nombre de Juifs tués en 1941, et à 10 600 ceux assassinés entre 1941-1942. (The Shoah in Ukraine,…, 2008).
Les chiffres sont considérables, mais on retiendra ici les variations d’appellations concernant les victimes de la barbarie nazie. Ces différences apparaissent rétrospectivement comme une préfiguration du combat pour la mémoire qui s’engagea dès la fin de la guerre et qui eut pour corolaire la crainte maintes fois manifestée de voir le souvenir de la tragédie nié, puis effacé ou plus exactement enseveli par les travaux entrepris afin d’aménager le site même de Babi Yar. Les transformations, volontaires ou non, subies par le fossé après les années 1950, apparaissaient pour de nombreux historiens ou simples témoins, comme le prolongement efficace de l’opération qui prit le nom de code de 1005 et qui visait à faire disparaître les corps des personnes exécutées (Babi Yar, 1941-1991, 1991). Par là-même, la tragédie de Babi Yar, malgré des modalités d’exécution totalement distinctes, était intégrée au paradigme de la Shoah en tant qu’événement infigurable et invisible, alors même que des photos, des films et de très nombreux témoignages de survivants ou de personnes présentes sur les lieux du massacre, témoignages enregistrés par multiples organismes officiels soviétiques et les collaborateurs du Livre noir attestaient de la présence de milliers de corps fracassés par les balles de mitraillette, jetés pêle-mêle et entassés.
La topographie de Babi Yar resta inchangée relativement longtemps. Au début des années 1950, quand furent élaborés les premiers plans d’aménagement de la ville, Babi Yar et Kiev offraient un spectacle de désolation peu différent de celui aperçu par l’écrivain Boris Polevoï qui fut un des premiers à visiter le site dès la libération de la ville, et par des correspondants étrangers présents à Kiev en novembre 1943.
L’état de déréliction de la cité nécessita la mise en place de plans de reconstruction. Le premier, mis en application dès 1946, prévoyait de ramener l’aménagement des parcs et le nombre des arbres plantés au niveau d’avant la guerre, de construire des immeubles d’habitation et d’élaborer le tracé de futures routes et rues qui allaient traverser le territoire nivelé de Babi Yar. Comme souvent en URSS, les travaux furent entrepris dans la précipitation et dans le plus grand mépris de la nature et des hommes, ce qui suscita par ailleurs des remous dans la population, relayés par des intellectuels. Dans son éditorial du 25 juillet 1951 le journal les Izvestia dénonça en vain l’incurie des autorités municipales de Kiev, et au mépris des précautions les plus élémentaires, les eaux boueuses d’une usine de fabrication de matériel de constriction se trouvant en bordure de Babi Yar, s’accumulèrent dans une de ses ramifications, ce qui entraina en 1961 un glissement de terrain causant au moins 150 morts et de très gros dégâts matériels. A la suite de cette catastrophe, la décision fut prise de niveler l’ensemble du fossé, de détruire les restes des cimetières caraïte et juif, et d’édifier sur l’ensemble du territoire de Babi Yar, un parc, une tour de transmission radio-télévision et un stade. L’écrivain Viktor Nekrasov s’insurgea contre cette transformation de l’espace mémoriel de Babi Yar qui illustrait, selon lui, le mépris le plus absolu pour les 150 000 personnes assassinées en ce lieu ; il souligna également l’absence de monument.
Deux remarques s’imposent. Premièrement : dans le contexte de l’immédiat après-guerre, la nécessité de s’occuper en priorité des conditions de vie des survivants explique le peu de cas accordé à Babi Yar, même si cet endroit avait été le théâtre du plus grand massacre à ciel ouvert perpétré durant la Seconde guerre mondiale. Deuxièmement : le fossé n’était pas l’objet d’un traitement particulier destiné à effacer toute trace du meurtre de masse. Ici comme ailleurs le pouvoir soviétique manifestait son inconséquence et son indifférence envers le passé et l’histoire. Il fallut attendre 1979 pour que, suite à une décision du conseil municipal de la ville de Kiev, soient fixées les limites d’un espace dédié à Babi Yar et situé en partie sur le territoire de l’ancien fossé. Ce document fut confirmé par une disposition de l’administration de la ville en 2002.
Sens et contre sens de la présence de monuments à Babi Yar.
Pendant des décennies l’absence de monuments aux victimes de Babi Yar fut interprétée en Occident, mais aussi en partie en URSS, comme une négation de ce qui était indistinctement appelé en Europe la Shoah ou la Shoah par balles, alors même que des études historiques faisaient nettement la distinction chronologique et méthodologique entre les processus d’extermination dans les camps et par des brigades spécialisées chargées des tueries de masse (Raul Hilberg, 1988 ; Christopher R. Browning, 2007 ; Saul Friedländer, 2008 ; Christopher R. Browning, 2007 : « L’opération Barbarossa et le début du génocide des Juifs, juin-décembre 1941 », p. 265-330, 316-330.) En particulier, la non prise en compte de l’origine ou de la nationalité juive fut au centre de nombreuses polémiques et vagues d’indignation.
L’étude des faits permet de nuancer, sans la réfuter absolument, l’affirmation sur l’absence de tout monument à Babi Yar. En effet, dès 1944 fut organisée à Kiev une exposition présentant des modèles de monuments susceptibles d’être érigés aux abords du ravin. Si aucune inscription ne devait indiquer formellement que des Juifs avaient été exterminés à Babi Yar, l’esquisse de vieillards en caftan ne permettait pas de douter du sens donné au monument. Toujours en 1945, le conseil des ministres de la république d’Ukraine et le Comité central du parti communiste ukrainien adoptèrent une déposition devant conduire à la pose d’un monument « sur le territoire de Babi Yar ». Une pyramide inversée (œuvre de l’architecte Alexandre Vlasov) devait se dresser au centre d’un parc dédié aux martyrs de l’occupation nazie. Le projet fut abandonné, mais l’idée d’un édifice fut relancée en 1965 et un grand concours organisé. Certaines maquettes présentées au public, comme celles d’Avraam Miletski-Iossif Karakis ou d’Ada Rybatchouk et Volodimir Melnitchenko contenaient des symboles juifs explicites. Mais l’exposition publique fut rapidement fermée, car le livre d’or disposé à l’entrée contenait des injures à caractère antisémite. En 1966, près du ravin fut posée une simple pierre portant une inscription lapidaire annonçant l’inauguration prochaine d’un monument, et l’emplacement devint un lieu de mémoire pour les Juifs de Kiev, et un espace de contestation pour les intellectuels de la ville qui se réunirent en particulier lors d’un meeting à la date anniversaire du 29 septembre 1966. Un monument de facture classique « Aux citoyens soviétiques, aux soldats et officiers de l’Armée rouge prisonniers de guerre, exécutés à Babi Yar », œuvre de l’architecte Anatoli Ignatchchenko, fut inauguré en 1976, et en 1991 une plaque en yiddish fut ajoutée sur le socle.
Cette même année 1991, l’Ukraine devenue indépendante entamait un processus de réappropriation de son histoire et de sa mémoire, et le parc de Babi Yar et ses abords devinrent l’enjeu d’un combat pour la mémoire qui se concrétisa par une inflation de stèles et monuments divers : une menorah (chandelier juif), une plaque aux prisonniers du camp de Syrets, une autre aux footballeurs ukrainiens exécutés après avoir disputé un match contre une équipe allemande pendant l’occupation, à deux hommes d’Eglise ayant appelé à la résistance contre les Allemands et à la défense de la patrie. Furent également disposés ces dernières années dans l’enceinte même de Babi Yar ou dans les rues adjacentes au parc, des monuments à la mémoire des nationalistes ukrainiens victimes des nazis, une statue à la mémoire de la résistante Tatiana Markus, aux enfants et aux Tsiganes.
L’exposé des tergiversations des autorités soviétiques montre que l’absence d’indication sur la présence de Juifs parmi les victimes ne fut pas décidée d’emblée dès la fin de la guerre et qu’elle ne fut pas considérée comme définitive. Aucun document connu n’atteste d’une décision officielle exprimant une interdiction absolue. En revanche, les réactions hostiles, antijuives, à l’égard de certains projets montrent bien que la question de l’antisémitisme était loin d’être réglée en Ukraine et, plus largement, en URSS. Par volonté politique, le pouvoir refusait d’inscrire la tragédie de Babi Yar dans le temps et l’histoire des relations entre les différentes composantes de la population (juive et ukrainienne principalement). Sans la collaboration active d’une partie des Ukrainiens de Kiev et de ses environs, le massacre des Juifs n’aurait pas pu se produire à Babi Yar avec une telle ampleur. Il est vrai aussi que sans l’aide apportée par de nombreux Ukrainiens unis à des familles juives par des liens professionnels, amicaux ou familiaux, les victimes auraient été encore plus nombreuses. Babi Yar a eu lieu à Babi Yar parce que ce qui s’y déroula dépassait la cadre de l’occupation nazie, et trouvait son origine dans la chronologie d’un « dialogue de violence » marquée par les massacres de Juifs au XVIIe siècle, les pogroms des années 1881-1882, ceux de la Guerre civile, et aussi la collectivisation à marche forcée et le Holodomor dont les Juifs, les membres du Parti tout spécialement, étaient tenus pour responsables. A cet égard, les demandes insistantes concernant un monument dédié spécifiquement aux victimes juives de la tuerie de masse, devaient être interprétées par la population ukrainienne et les dirigeants comme une nouvelle forme d’expression d’une domination juive ou d’une prétention à un statut d’exception dont, selon l’opinion publique, ils avaient amplement bénéficié avant la guerre, au détriment même des Ukrainiens. Enfin certaines catégories, comme les malades mentaux ou les Tsiganes, également massacrés uniquement en raison de leur appartenance à une « race inférieure », étaient quant à elles totalement ignorées en raison de la faiblesse de leur représentativité.
A contrario l’abondance d’édifices mémoriaux à Babi Yar illustre selon nous, un morcellement de la société ukrainienne et une interprétation à contre-sens de l’inscription du massacre dans l’histoire du pays.
Babi-Yar dans le domaine artistique. Imaginer Babi Yar.
Des œuvres cinématographiques, comme l’épisode 2 de la série Holocauste produite en 1978 ou Babi Yar (2003) de Jeffrey Roger Kanew, attestent de l’intérêt constant pour ce lieu de massacre dont l’étude historiographique a véritablement commencé en URSS à la fin des années 1980 avec les ouvrages d’Ilia Levitas et surtout avec Babi Yar : L’Homme, le pouvoir et l’histoire en 2004. La littérature ne fut pas en reste. Donald Thomas avec L’Hôtel blanc, Jonathan Littel dans Les Bienveillantes, Leonid Guirchovitch avec Schubert à Kiev, illustrent la fascination constante pour ce sujet. Le roman de Guirchovitch tout particulièrement illustre la nécessité de recourir à l’imagination pour communiquer une forme de cohérence spatiale et culturelle à un espace-temps, la ville de Kiev où « tous les acteurs sont des émanations d’interstices culturels et identitaires, placés dans un entre-deux souvent inconfortable » (Luba Jurgenson, 2014)
L’analyse des œuvres littéraires et des comptes-rendus journalistiques rédigés durant ou à la fin de la Seconde guerre mondiale, puis dans les années 1960, comme le roman-document d’Anatoli Kouznetsov, permet de dégager certaines constantes. Les textes qui ont fait l’objet d’études approfondies récemment (Kiril Feferman, 2008 ; Maxim D. Shrayer, 2010 ; Boris Czerny, 2012; Arkadi Zeltser, 2012) montrent pour la plupart que l’indication de l’origine juive ne fit pas toujours l’objet d’une censure et qu’il serait faux de considérer la non désignation directe des victimes comme la manifestation d’un interdit absolu de la part de l’Etat soviétique, au moins durant la période de la guerre. Pour des lecteurs soviétiques de cette époque, le fait même que des articles soient signés par des écrivains-correspondants de guerre juifs comme Ilya Ehrenbourg, ne permettaient pas de douter de l’origine des morts mentionnés, même si la part respective de la censure ou de l’auto-censure dans le non-dit reste non estimée, car non estimable. Une autre caractéristique des écrits de guerre, surtout ceux qui furent rédigés en yiddish, illustre la volonté de donner une image positive des Juifs en la personne de résistants, mais aussi de souligner le sort commun réservé à toutes les composantes ethniques d’une ville, Kiev représentée de manière idyllique comme étant le berceau des cultures juive, ukrainienne et russe (Shimon Redlich, 1995) et d’insister sur la présence juive après la libération. Inversement, les œuvres qui se détournèrent de ce « roman soviétique », et qui, de fait, engagèrent une réflexion sur les facteurs essentiels ayant rendu possible Babi Yar à Babi Yar, que ce soit le roman-document d’Anatoli Kouznetsov, ou, sur une échelle encore plus vaste, les créations littéraires de Vassili Grossman, Vie et Destin et Tout passe, furent soit coupées, censurées, soit radicalement interdites.
La compréhension de Babi Yar nécessitera certainement à l’avenir une déconstruction de « roman soviétique ». Elle devrait permettre d’apprécier le juste rôle de chaque composante de la tragédie de Babi Yar, des occupants nazis, des Ukrainiens, du pouvoir soviétique et aussi de la population juive dont on ignore encore dans les détails ce que fut sa réaction lors des rafles et que devinrent ceux qui parvinrent à s’échapper. De nombreux autres points restent encore à éclaircir et à préciser, comme, par exemple, le récit sur Kiev fait par les soldats allemands dans leur courrier et lors des permissions en Allemagne, le fonctionnement des institutions officielles, hôpitaux et écoles, des bibliothèques et des salles de concert pendant et après la guerre, afin de préciser si une forme d’épuration fut organisée et dans quelle mesure. L’écriture Babi Yar est loin d’être achevée.