On appelle Survivance la stratégie inconsciente que les survivants d’une catastrophe collective et leurs descendants mettent réciproquement en place, pour reconstruire comme sur pilotis les bases précaires d’une vie possible parmi les « normalement » vivants du monde où ils ont échoué. La Survivance est certes une gageure, un pari que soutiennent les héritiers des exterminations contemporaines de masse, mais elle reste pourtant la seule attitude à laquelle les contraignent la vie qui, tout compte fait, leur est demeurée, ainsi que la mémoire des êtres et du pays engloutis dont ils sont dépositaires. Aussi doiventils parvenir à mettre en mots le meurtre silencieux d’où procède paradoxalement leur naissance, ce qui revient à mettre symboliquement en terre leurs ancêtres, mais aussi à pouvoir, enfin, se démettre de l’emprise du crime qui en perpétue les effets au sein même de la vie qui leur fut malgré tout transmise. Ils doivent donc assumer le paradoxe douloureux d’une identification à leurs morts et d’un détachement violent d’avec eux, violence nécessaire pour qu’un quelconque héritage leur soit justement restitué. La survivance serait en quelque sorte l’art de traduire et de réensemencer des restes chez ceux dont l’adhésion spontanée aux illusions culturelles qui enveloppent le goût et le désir de vivre est devenue quasi impossible.
Telle ou telle configuration historique déterminée est alors à prendre en compte comme modèle servant exemplairement d’appui à la métaphorisation d’un irreprésentable psychique où ce sont bien des ascendants sans corps propre qui se transmettent aux rescapés. « L’effacement du meurtre collectif et de la violence d’État sape le socle narcissique de l’engendrement, rappelle René Kaës ; il atteint, pour la détruire, la mémoire et la transmission. Ce qui est effacé comme n’ayant pas eu lieu, n’a pas de lieu où s’inscrire, pour être pensé, et pour articuler le cours des histoires individuelles avec le cours de l’histoire collective » (1989, XV). Aussi les survivants ont-ils préalablement à restaurer à leurs disparus sans sépulture une figure humaine, instauratrice pour eux-mêmes d’une intériorité devenue enfin habitable, afin de pouvoir faire le deuil de leurs ombres parentales sans résidence.
La survivance désigne ainsi la nécessité d’une vie à rebours, visant non pas à réparer les ancêtres – ce qui reste proprement impossible –, mais à leur faire symboliquement don en soi des conditions d’une parentalité psychique d’après-coup, là où tout moyen d’en exercer une leur avait été retiré. Cette conduite – faut-il le préciser ? – n’est, bien sûr, nullement dictée par une disposition filiale oblative, mais par l’urgence d’un souci égoïste qui tente d’instaurer quelque peu, pour soi, les bases d’une enfance manquante et de recréer par là, pour sa propre descendance, les illusions protectrices des premiers printemps. Les cataclysmes historiques de notre vingtième siècle ont en commun d’avoir ainsi engendré des héritiers qui se doivent d’élaborer en eux et pour les autres la représentation du propre de leurs parents, afin de pouvoir substituer à la paralysie de leurs incorporations initiales l’innovation d’identifications porteuses de vie.