Ces trois mots désignent le conflit qui opposa, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et ses alliés à l’URSS entre le 22 juin 1941 et le 9 mai 1945. Pensé par les nazis comme une guerre totale, mené avec une brutalité sans pareille à l’égard de Slaves considérés comme des sous-hommes, il fut une véritable épreuve traumatique pour la société soviétique qui en paya le plus lourd tribut : 27 millions de morts, dont une majorité de civils, ainsi que des dégâts matériels considérables.
Enjeux terminologiques
C’est le jour même de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht que le conflit est qualifié de « patriotique » par le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, dans son allocution radiophonique aux citoyens soviétiques. Il se réfère ainsi explicitement à l’autre « guerre patriotique », comme on désigne traditionnellement la campagne ratée de Napoléon en Russie en 1812. L’épithète « grande » sert précisément à établir la distinction entre ces deux guerres. L’échec infligé aux troupes françaises et le soulèvement de tout un peuple pour la défense de sa patrie doivent servir d’exemple ; il est désormais loin, le temps où le jeune État soviétique considérait ce conflit comme une guerre bourgeoise et impérialiste. Par cette empreinte historique et patriotique, le gouvernement soviétique inscrit les événements en cours dans une perspective nouvelle qui induit un changement de paradigme par rapport à la traditionnelle terminologie marxiste internationaliste : à la lutte des classes se substitue désormais la guerre entre nations. C’est qu’il s’agit de mobiliser le peuple, en faisant appel à des motivations plus stimulantes et universelles.
Dès lors, ce conflit sera unanimement désigné, en URSS, non comme la « Seconde Guerre mondiale », mais bien comme la « Grande Guerre patriotique ». C’est sous cette dénomination qu’on la trouve, par exemple, dans la Grande encyclopédie soviétique. Perpétuée aussi bien dans la mémoire populaire que dans la sphère officielle et par la plupart des historiens russes, elle survit même à l’effondrement de l’État qui l’avait forgée. A titre d’exemple, le musée dédié à la guerre, inauguré sous Eltsine, s’appelle le « Musée de la Grande Guerre patriotique ».
Or, l’emploi de cette appellation au détriment de celle de « Seconde Guerre mondiale » est problématique, car elle renvoie à une réalité tronquée. Elle déforme en effet aussi bien la nature même du conflit que son espace-temps réel. Tout d’abord, sa référence à la campagne de Napoléon, qui le situe dans la lignée historique d’agressions européennes visant une Russie perpétuellement entourée d’ennemis, tend à ignorer la spécificité et l’essence idéologique d’une guerre plus globale issue directement de la doctrine nazie. Elle sous-tend donc une vision soviético/russo-centrée de la Seconde Guerre mondiale dont elle occulte la dimension internationale pour la réduire à l’affrontement entre deux systèmes : socialisme versus fascisme (forme extrême de l’impérialisme et conséquence inévitable du capitalisme – la terminologie soviétique ignore pratiquement le mot « nazisme »). Dans cette logique, la victoire de 1945 marque le triomphe du socialisme. En outre, l’appellation « Grande Guerre patriotique » réduit la temporalité du conflit mondial aux années 1941-1945, tant et si bien que la majorité des Russes pensent que la Seconde Guerre mondiale n’a débuté qu’en 1941 [cf. les sondages dans Goudkov]. Du reste, il est inexact de considérer que l’URSS ne prend part à la guerre qu’au moment de son invasion : outre la « guerre d’Hiver » avec la Finlande en 1939, on assiste à l’occupation de la partie orientale de la Pologne, des pays Baltes, de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord à la suite de la signature des clauses secrètes du pacte germano-soviétique de non-agression en 1939.
Ainsi, au-delà d’une simple question terminologique, l’appellation « Grande Guerre patriotique » génère une vision réductrice et une méconnaissance de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à laquelle elle tend à se substituer, au point de l’absorber, voire de l’occulter.
Une fois posés les lacunes et le parti pris que recouvre cette dénomination, il faut néanmoins concéder qu’il n’existe guère d’alternative pleinement satisfaisante. Parler de la « Seconde Guerre mondiale sur le front de l’est » implique une perspective occidentale, tandis que « Seconde Guerre mondiale en territoire soviétique » serait incorrect sur le plan historique puisque l’Armée rouge a combattu bien au-delà des frontières de l’URSS. Les historiens anglo-saxons adoptent généralement la formule « guerre germano-soviétique », mais c’est laisser de côté une partie des belligérants (les alliés des Soviétiques, Anglais, Français et Américains, sans compter les Polonais de l’armée d’Anders, comme les alliés des Allemands : Italiens, Roumains, Hongrois, Finlandais, etc.).
Le culte de la « Grande Guerre patriotique »
Derrière l’usage de l’appellation « Grande Guerre patriotique » se profile un certain nombre d’enjeux idéologiques et mémoriels, liés à la représentation de la guerre, à sa mythification et à son instrumentalisation. En URSS, la guerre de 1941-1945 fit l’objet d’un véritable culte, surtout à partir de l’époque brejnévienne qui instaura le rituel des commémorations grandioses du 9 mai et érigea de grands complexes monumentaux célébrant la puissance guerrière de l’État soviétique. Après avoir été remis en question au moment de la Perestroïka et dans les premières années de l’ère post-communiste, ce culte retrouva de la vigueur sous Vladimir Poutine. A l’heure actuelle, la place centrale qu’occupe la guerre aussi bien dans les consciences et les discours officiels que dans l’historiographie (voir les devantures des librairies russes) et le paysage urbain post-soviétique (régulièrement constellé d’affiches célébrant la Victoire) amène à s’interroger sur sa représentation : quelle guerre célèbre-t-on ?
Dès les événements, elle fut essentiellement et durablement réduite à une histoire d’héroïsme et de triomphe, développée au sein d’un discours préfabriqué et standardisé reproduit pendant des décennies. Ainsi, les termes « Grande Guerre patriotique » renvoient directement à un certain nombre de valeurs glorifiées par le régime soviétique : dévouement à son pays, sacrifice au nom du bien commun, sens du devoir et de l’honneur, rédemption par la Victoire, grandeur de l’État, ordre, respect de la hiérarchie, nécessité d’une direction forte et ferme (avec les conséquences que cela peut avoir sur la réévaluation actuelle de la figure de Staline, promu comme l’auteur incontesté de la victoire, un stratège brillant et un homme d’État clairvoyant). Ils véhiculent en outre l’image d’un peuple soudé, fraternel, unanimement et spontanément dressé contre l’ennemi ; cette unité indestructible ne saurait tolérer de particularismes dans le vécu de la guerre ou dans la souffrance – une ligne qui a conduit, entre autres, à la négation de la spécificité du sort réservé aux Juifs par les nazis. Enfin, une dimension messianique imprègne la représentation de la « Grande Guerre patriotique » : c’est grâce à la supériorité du système socialiste et des nobles vertus de ses citoyens (courage, discipline, abnégation, loyauté, etc.) que l’URSS a su apporter le salut à la civilisation européenne et à l’Humanité en la délivrant du joug hitlérien (voir le message de certaines affiches des célébrations du 9 mai : « C’est le soldat soviétique qui a sauvé le monde du fascisme ») ; ce schéma narratif évacue bien souvent – surtout aux heures de guerre froide – l’aide des Alliés et leurs opérations sur d’autres fronts. Dans cette image d’Épinal de la guerre, les aspects sombres ou susceptibles de remettre en cause la responsabilité du pouvoir sont minimisés ou censurés : erreurs militaires et diplomatiques commises avant et pendant la guerre, ampleur des défaites de 1941 (présentées comme un recul tactique), phénomènes de désertion et de collaboration, répressions (déportation des peuples « punis » – Allemands de la Volga, Tatars de Crimée, Tchétchènes, Ingouches… –, traitement des prisonniers de guerre, massacre de Katyn, etc.) ; quant au coût de la victoire, il fait partie de ces sujets tabous qu’il serait indécent de discuter.
Alors que viennent d’être célébrés les soixante-dix ans de la victoire de 1945, ces représentations figées de la guerre, façonnées à l’époque soviétique, ne se sont guère estompées. Elles conservent, au contraire, toute leur puissance d’évocation, même si leur réactualisation a nécessité quelques réajustements ; le plus symptomatique est sans doute la quasi-disparition de l’accent mis sur le rôle prépondérant du Parti dans la Victoire, au profit de la valorisation du rôle déterminant joué par l’Église orthodoxe. L’étoile rouge, souvent rehaussée de la faucille et du marteau, reste néanmoins omniprésente sur la plupart des affiches de commémoration de la Victoire. Face la plus visible du culte de la guerre, les festivités du 9 mai (jour le plus important du calendrier civique de la Russie postcommuniste), grandioses et solennelles, soulignent elles aussi la continuité avec l’époque soviétique, par leur style qui rappelle les énormes jubilés d’antan (parade militaire sur la place Rouge, reproduction de certains rites, chants, poèmes, slogans, etc.)
La représentation partielle de la guerre semble avoir investi toutes les sphères : elle reçoit les faveurs aussi bien du gouvernement, du système éducatif, de la majorité des médias que d’une grande partie de la population. Plusieurs facteurs expliquent la pérennité du culte de la Victoire. Du côté du pouvoir, de la même façon que le mythe de la « Grande Guerre patriotique » avait pu servir, à l’époque soviétique, à légitimer certains épisodes controversés du passé ou du présent (industrialisation et collectivisation des années 1930, purges staliniennes, puis guerres diverses), son utilité en tant que pivot de la glorification de la puissance éternelle de la Grande Russie a bien été comprise par la direction poutinienne. Celle-ci a en effet pleinement réanimé le culte de la Victoire en le ré-institutionnalisant et en l’exploitant au maximum. La représentation canonique de la guerre est diffusée par plusieurs vecteurs : monuments, presse, littérature, affiches, slogans, cinéma et télévision (les films sur la « Grande Guerre patriotique », genre florissant à l’époque soviétique, reviennent en force sur les écrans, soutenus par le gouvernement en tant que « cinéma patriotique »). Cette association constante entre culte de la Victoire et promotion du patriotisme se perçoit également dans l’éducation et l’enseignement : les concepteurs de manuels d’histoire russe se voient ainsi assigner comme tâche d’aborder positivement le passé, à travers le prisme de l’héroïsme et du patriotisme, afin d’éveiller chez l’écolier la fierté vis-à-vis de son pays et de son histoire glorieuse. L’intervention du pouvoir s’effectue par le biais d’une « politique historique » visant le respect de la « vérité historique » (au singulier) et la lutte contre la « falsification » et le révisionnisme « susceptibles de nuire aux intérêts de la Russie » (voir le décret présidentiel du 15 mai 2009). Point de référence absolu de toute l’histoire russe, la guerre est directement touchée par cette mission patriotique censée guider l’écriture du passé national. L’exploit des Soviétiques en 1941-1945 permet à lui seul de réhabiliter un passé déprécié, revu entièrement à l’aune de la Victoire ; il doit, ce faisant, inspirer la jeune génération en l’incitant à servir sa patrie avec la même dévotion et le même courage inébranlable que leurs aïeux. Les commémorations du 9 mai jouent aussi un rôle à cet égard : comme à l’époque soviétique, elles sont l’occasion de véritables leçons de patriotisme, de dévouement et de solidarité nationale. En définitive, dans la mesure où la guerre peut être considérée à la fois comme un triomphe de l’État et comme un haut fait du peuple, sa mémoire sert de lieu de rencontre privilégié entre l’idéologie et la fierté nationale ; c’est précisément cette fierté émoussée, à même de mobiliser les élans patriotiques, qu’il s’agit de restituer (voir par exemple le message « Souviens-toi et sois fier » sur les affiches du 9 mai). Enfin, puisque la victoire sur le nazisme représente l’apogée de la puissance soviétique, son culte offre aussi un intérêt sur le plan international : en remettant au goût du jour un discours de grandeur et d’héroïsme, en portant aux nues « le peuple de vainqueurs et de libérateurs », il permet d’exalter la puissance russe et de faire oublier la perte de prestige de la Russie. Ce culte révèle également la nostalgie de la période où tous les peuples de l’union étaient réunis sous l’égide du « grand frère » russe et postule une continuité entre les empires russe, soviétique et post-soviétique.
En somme, la représentation de la guerre se trouve à nouveau idéologisée et en partie contrôlée par le pouvoir. Cependant, il n’est nul besoin de décret présidentiel pour que les représentations mythifiées de la « Grande Guerre patriotique » trouvent un écho favorable auprès de la population russe. Après les bouleversements produits par l’effondrement de l’URSS, à une époque de perte de repères, de crise identitaire et de tensions inter-ethniques, de désorientation face à la réévaluation de tout le passé national, la guerre fait l’objet d’une relecture idéalisée et nostalgique au sein de la société russe. En dépit de la tragédie qu’elle représenta dans la vie de millions de Soviétiques, elle symbolise plus que jamais une période glorieuse, heureuse même, d’harmonie sociale et de respect international. En clair, elle offre un passé positif sur lequel refonder son identité, un repère stable, fiable, collectif, consensuel, quelque chose à quoi le peuple peut se raccrocher et en quoi il peut croire. Plus qu’un élément de cohésion nationale, le souvenir sans cesse actualisé de la Victoire semble ainsi être devenu le socle fédérateur de la nation post-soviétique.
Les conséquences de cette sanctification se font sentir dans l’historiographie de la guerre. Rares sont les chercheurs russes capables de mener une réflexion critique, neutre et scientifique, sans céder au pathos qui imprègne toute la littérature sur ce sujet. Il devient même suspect, voire dangereux, de déshéroïser une guerre magnifiée. En effet, les historiens professionnels qui tentent d’aborder cette période de façon raisonnée et dépassionnée prennent le risque d’être dénoncés comme des falsificateurs malveillants. Les termes de « sacrilège » ou de « blasphème » employés à leur égard montrent à quel point l’objet « Grande Guerre patriotique » est sacré, tout en faisant écho à la rhétorique soviétique (à titre d’exemple, Léonid Brejnev dénonçait l’Archipel du Goulag de Soljénistyne comme une « profanation de la mémoire des victimes de la Grande Guerre patriotique »). Ainsi, en dépit des avancées de l’historiographie récente qui, à l’aune des archives, tente de livrer un tableau de la guerre infiniment plus contrasté que son image héroïque conventionnelle, la représentation officielle et populaire de cette période reste très proche de celle qui prévalait à l’époque soviétique. Sujet perpétuel de polémiques et d’embrasement émotionnel, véritable arme idéologique, soumis à la récupération politique, la « Grande Guerre patriotique » apparaît, in fine, comme la période la plus sensible et la plus délicate de l’histoire russe et soviétique à aborder aujourd’hui.