« DEVOIR FAIRE SI PEU DE BRUIT, VOILÀ CE QUI ÉTAIT TERRIBLE » (inédit/littérature)

Fian Antonioécrivain
Bernard BanounSorbonne Université
Paru le : 19.02.2025

Nous publions ici le discours prononcé par l’écrivain autrichien Antonio Fian le 13 mai 2023 au mémorial de Greifenburg en Carinthie (Autriche), suivi d’un « dramaticule » du même auteur. 

Présentations, traductions et annotations de Bernard Banoun, professeur de littérature de langue allemande à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université.

Antonio Fian

Né en 1956 à Klagenfurt et ayant passé son enfance et son adolescence à Spittal-sur-la-Drave en Carinthie avant de s’installer à Vienne à l’âge de vingt ans où il édita pendant plusieurs années la revue Fett eck, Antonio Fian est un écrivain autrichien auteur de deux romans (Schratt, 1992, et Le Syndrome de Polycrate, 2014), de nom- breux récits, essais de pièces de théâtre et pièces radiophoniques (dont certaines en coopération avec Werner Ko er). Il est également célèbre pour ses « dramaticules » ou « dramuscules » (« Dramolette ») publiés chaque semaine dans la presse, dont nous publions aussi un exemple à la suite du discours, Élite de demain. Antonio Fian est l’un des observateurs les plus perspicaces et les plus critiques de la vie politique et culturelle autrichienne, dans la lignée d’un Karl Kraus mais, à la différence de ce dernier, dans des formes d’une concentration extrême.

Il n’existe malheureusement que très peu de textes d’Antonio Fian en français : un essai sur Ingeborg Bachmann et quatre « dramaticules », traduits par Henri Christophe ou Bernard Banoun, tous publiés dans Aux Frontières : la Carinthie. Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours. Études et anthologie, éd. Bernard Banoun, Cultures d’Europe centrale, hors-série 2 (2003), ainsi que la pièce Hennir (2009), trad. Bernard Banoun, disponible sous forme de chier auprès de l’agence théâtrale des éditions de L’Arche (https://www.arche-editeur.com/storage/app/ media/manuscripts/hennir-an-antonio.pdf).

Le traducteur remercie Antonio Fian, ainsi que Gustav Ernst, rédacteur de la revue kolik, pour avoir permis la publication de la version française de ces deux textes.

« DEVOIR FAIRE SI PEU DE BRUIT, VOILÀ CE QUI ÉTAIT TERRIBLE »

Discours prononcé à Greifenburg, le 13 mai 2023.

Il existe depuis 2012 à Greifenburg, en Carinthie, un mémorial pour les habitants des environs assassinés par des membres ou sympathisants du régime nazi. Ainsi, depuis un peu plus de dix ans maintenant, connaître leurs noms et pouvoir lire les récits de leurs vies écourtées n’est donc plus réservé exclusivement à quelques membres de la famille, voisins ou initiés. Entre les crimes et la commémoration publique, soixante-dix ans se sont écoulés, soixante-dix ans à refouler et à oublier, mais aussi – et ceci concerne un plus petit nombre, certes –, soixante-dix ans à être incapable d’oublier et de refouler, soixante-dix ans à se taire.

C’est de ce silence et de la manière dont il est représenté dans la littérature autrichienne des dernières décennies qu’il sera question ici. Un silence qui prit des formes diverses : d’un côté, on tait délibérément, on passe sous un silence de mort ; d’un autre côté c’est par honte que l’on se tait ou de force que l’on reste muet.

Voici quatre-vingt-dix ans aujourd’hui presque jour pour jour, quelques mois à peine après la prise du pouvoir par le parti national-socialiste en Allemagne, fut commise à Berlin, place de l’Opéra, une destruction brutale de l’esprit. Sous les yeux de Goebbels, ministre du Reich, avec la participation de professeurs et d’étudiants d’universités allemandes et sous les acclamations d’un public nombreux, les livres dont le contenu ne correspondait pas à la ligne idéologique ou dont les auteurs n’étaient pas conformes aux lois raciales du régime national-socialiste furent brûlés publiquement.

À cette époque, l’Autriche elle aussi était une dictature, mais une dictature plus modérée à bien des égards, y compris en ce qui concerne la littérature. Là, pas d’autodafés des livres indésirables ; on se contentait de les retirer des bibliothèques publiques. Le responsable de cette action était natif de Carinthie, c’était le secrétaire d’État et futur ministre Guido Zernatto. Zernatto était une personnalité extrêmement contradictoire. Lui-même poète de talent, admirateur du poète Theodor Kramer, qui l’avait d’ailleurs encouragé à ses débuts, il est l’auteur de l’un des plus beaux poèmes de la littérature autrichienne. Ce poème intitulé « Le cadran solaire » est empreint d’une « chaleur étou ante et frémissante », d’un silence menaçant : « Il s’est arrêté, le cadran solaire au mur de notre église », ainsi commence le poème, pour se terminer sur cette strophe : « Les paysans étaient aux champs. / Le bedeau dormait dans sa chambrette en dessous du clocher. / Personne ne comprenait. Seuls mes doigts / écartés par la peur pointaient vers le néant. Puis des vents / s’engou rèrent dans la vallée et, le soir, ce fut la tempête ».

Zernatto, en tant qu’homme politique, jugeait les socialistes tout aussi odieux que les national-socialistes, et il n’hésita pas à bannir des bibliothèques les œuvres, qu’il admirait pourtant, de celui qui l’avait soutenu, Kramer, et cela en raison des opinions politiques de ce dernier. Zernatto lui-même, en 1938, fut balayé par la tempête qu’il avait vue venir et il dut s’enfuir, jusqu’à New York, où il mourut en 1943 à l’âge de trente-neuf ans, « perdu », ainsi que le dit l’un de ses derniers poèmes, « tel une bête des bois hurlant dans les nuits d’hiver ».

Peu après l’Anschluss, dans l’Autriche rebaptisée Ostmark, « Marche de l’Est », on procéda allègrement à des autodafés de livres, y compris en Carinthie, à Villach et à Klagenfurt, et toujours sous les discours enflammés de fervents pédagogues. Nombre d’écrivaines et d’écrivains furent désormais réduits au silence ou, pis encore, contraints à l’exil ou envoyés en camp de concentration. D’autres, en revanche, n’en haussèrent que plus la voix : ainsi, en Carinthie, de Josef Friedrich Perkonig, instituteur, professeur et romancier très prisé. « Allemagne, toi, notre berceau », chante-t-il dans la Profession de foi des écrivains autrichiens1, « Allemagne, toi notre cercueil, / Père avec qui je suis victorieux, / mère qui me cachais / […] Nés pour un destin plus noble, / nous, fils, faisons notre entrée. / Oh, nous qui étions perdus, / maintenant nous serons l’Allemagne ».

Chacun sait ce qui succéda à cette euphorie, un an et demi après l’Anschluss. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, les poétesses Ingeborg Bachmann et Elfriede Gerstl étaient enfants. Bachmann avait treize ans au début de la guerre, Gerstl sept. Toutes deux, racontent-elles dans des textes autobiographiques, se virent réduites au silence. « Les enfants sont à table en silence », lit-on dans le récit d’Ingeborg Bachmann Jeunesse dans une ville autrichienne, « remâchant la même bouchée, tandis que l’orage tonne à la radio et que la voix du speaker tourne et s’éteint dans la cuisine comme une boule de foudre, tandis que le couvercle de la marmite se soulève d’e roi au-dessus des patates éclatées. Le courant est interrompu. Dans les rues déffilent des colonnes de soldats. Les drapeaux claquent au-dessus des têtes. “… jusqu’à ce que tout tombe en ruines”, entend-on chanter dans la rue. Le signal horaire est donné et les enfants, jouant de leurs doigts exercés, commencent à se communiquer des nouvelles muettes »2. Ces enfants n’ont pas leur mot à dire, et on ne leur parle pas, à ces enfants. On souhaite le meilleur pour eux. Ne rien savoir les protègera, leur enfance doit être heureuse, aussi heureuse que possible dans les circonstances actuelles. Mais ce n’est pas tenable, la guerre ne s’arrête pas aux portes de la Carinthie, les forti cations cèdent : « Le temps des allusions est passé. On parle, en leur présence, de balles dans la nuque, de pendaisons, de liquidations, de dynamitage, et, ce qu’ils ne voient pas et n’entendent pas, ils le sentent, tout comme ils sentent les morts de Saint-Ruprecht, par exemple, qu’on ne peut pas déterrer parce que le cinéma s’est effondré sur eux, ce cinéma où ils étaient allés voir en cachette Lumière dans la nuit. L’accès n’était pas autorisé aux jeunes, puis il le fut, l’accès à la mort et au meurtre en masse, quelques jours plus tard et tous les jours après. »3

Pour Elfriede Gerstl, qui était juive, se taire était une nécessité existentielle, à double titre4. Elfriede Gerstl traversa les années de guerre à Vienne avec sa mère. C’est seulement en 1981 qu’elle écrivit sur cette période, dans le court texte autobiographique La Petite Fille que je fus, où elle décrit comment les deux femmes, grâce à la chance et à une ruse de la mère, purent échapper au transfert en camp de concentration et se faire passer ensuite pour « mortes ou déjà déportées », ce qui leur permit de changer plusieurs fois de cachette et de survivre au régime nazi. « Nous ne sortions plus, le rideau occultant en épais papier noir restait toujours baissé, nous ne faisions pas de bruit, nous chuchotions, et c’était une voisine qui, instruite de notre situation, nous fournissait en nourriture et journaux en échange de bijoux tenus cachés. […] Devoir faire si peu de bruit, voilà ce qui était terrible (on ne pouvait presque rien faire sinon rester allongée sur le lit), et aussi qu’il fasse tellement sombre qu’on pouvait à peine lire les rares livres à disposition. » Mais, pour assurer la survie des deux femmes, il ne su sait pas qu’elles fassent peu de bruit, il fallait aussi que les autres fassent peu de bruit, ceux qui étaient au courant, les initiés. Dans un texte de 2001 intitulé Remerciement et souvenir (Danksagung und Erinnerung), Elfriede Gerstl les nomme par leur nom, ceux qui, comme le dit le texte, « eurent assez de courage et de compassion pour apporter réconfort et secours à une femme juive et à son enfant – ma mère et moi – en dépit de toutes les intimidations provenant de la bureaucratie nazie ». Ce bref morceau de littérature, long d’à peine une page, lui aussi peut être considéré comme un mémorial, un mémorial à ceux qui eux aussi sont trop souvent oubliés, et l’on serait avisé de ne pas passer à côté de lui sans lui prêter attention.

La guerre mondiale nit par se terminer. Ce fut un autre silence qui s’installa, ainsi qu’un autre discours, mais c’était un discours dans lequel le silence était inscrit. Josef Friedrich Perkonig, ayant été privé de la victoire avec l’Allemagne, ce « Père avec qui je suis victorieux », Perkonig entreprit dès lors de dissimuler. Dans son texte justi catif Mon Attitude5, il se peint sous les traits d’un écrivain apolitique, d’un ami de ce groupe ethnique slovénophone de Carinthie qui, indésirable sous le nazisme, eut à sou rir du nazisme, une souffrance dont Perkonig, à vrai dire, semble ne s’être guère inquiété tant que dura la guerre. Perkonig était resté et redevenu l’écrivain le plus important de Carinthie. L’un de ses disciples, Leopold Wagner, futur gouverneur régional et chargé de la culture – qui, ainsi qu’il le déclara lui-même publiquement avec plus de erté que de honte, avait été jadis « à cent pour cent jeune hitlérien » –, était tellement convaincu par Perkonig que, dans une conférence sur le phénomène de la créativité littéraire dans le land de Carinthie, il t siennes les paroles de son maître « qui, dans son bel essai La Vie à la frontière, déclare : “pour peu qu’on ne soit pas myope au point d’ignorer coupablement le sens profond des espaces ethniques, c’est ici que se tiennent les corps de garde pleins de retenue, ici que sont placés les postes d’écoute à l’ouïe aiguisée qui, s’ils sont placés à l’endroit voulu, transmettent le moindre bruit souterrain, c’est ici que doivent se tenir de bons soldats, des soldats avisés qui ne tirent pas tout de suite si quelque chose d’inhabituel bouge de l’autre côté.” »6 Cette conférence de Leopold Wagner ne fut pas prononcée juste après la n de la guerre, ainsi qu’on pourrait le penser, non, elle le fut en 1977 : c’était quatre ans après la mort d’Ingeborg Bachmann, à une époque où des écrivains carinthiens tels que Peter Handke, Peter Turrini, Gert Jonke ou Werner Kofler avaient publié depuis longtemps des textes remarqués même au-delà des frontières autrichiennes.

Mais revenons en arrière. Les premières années qui suivirent la fin de la guerre virent la publication d’une littérature assez abondante sur la guerre et les crimes de guerre : qu’on songe à Franz Theodor Csokor, Milo Dor et d’autres, et aussi à la poésie de Paul Celan et d’Ingeborg Bachmann, et à bien d’autres. Énumérer toutes les œuvres et les aborder en détail nous mènerait trop loin. Car c’est du silence qu’il est question ici, et ce silence eut tôt fait de revenir et, tel un trou noir, il se mit à absorber et à faire disparaître toutes les voix critiques. L’intérêt pour la littérature mentionnée se tarit dans la sphère publique, de même que, dans la société autrichienne, on manifesta moins d’intérêt à mettre en accusation et à condamner les criminels nazis qu’à les réintégrer dans le système politique, non seulement en tant que citoyens honorables, mais aussi en tant que représentants de ce système, des représentants dotés de pouvoir, et le poète Michael Guttenbrunner n’exagérait pas vraiment quand il terminait l’un de ses poèmes, en 1954, par ce vers aussi furieux que dése L’atmosphère de cette époque est décrite de manière vivante dans un texte publié à Berlin en 1975, mon coco garçon sage et polisson7, il est dû à l’écrivain Werner Ko er, originaire de Villach, et est présenté en couverture comme « l’autobiographie totale d’une jeunesse en Carinthie ». Certes, ce livre aborde rarement directement la guerre mondiale et le nazisme, mais l’ensemble de la vie dans le Villach des années 1950 y est décrit d’une manière qui est intéressante non seulement littérairement, mais aussi sociologiquement, et apparaît comme couvert d’une atmosphère de silence et de dissimulation, renforcée par un modèle d’éducation autoritaire et souvent violent, une soumission aux normes de la religion catholique et une morale sexuelle extrêmement rigide.

Dans l’Autriche de ces années-là, deux groupes d’auteurs exerçaient une in uence littéraire. On trouve d’une part deux émigrés rentrés en Autriche, Hans Weigel et Frie- drich Torberg, dont l’objectif principal, quels que fussent par ailleurs leurs mérites, était d’exclure et de réduire au silence tout ce qui était soupçonné de sympathiser avec le communisme, ce qui entraîna notamment le boycott des œuvres de Bertolt Brecht par les théâtres autrichiens. D’autre part, il s’agissait des auteurs et autrices qui, déjà sous Dolfuss, avaient joui d’une gloire et d’une renommée qu’ils purent garder intactes sous le Troisième Reich, puis de nouveau dans l’Autriche désormais libérée. Moi-même, je me souviens qu’il ne se passait pas une période de l’Avent sans que Karl Heinrich Waggerl, qui avait été par le passé, comme Perkonig, un admirateur et thuriféraire du F hrer, ne présente à la télévision autrichienne des histoires de Noël à la fois joyeuses et méditatives et, si l’on regarde la liste des lauréats du Grand Prix national autrichien durant les années 1950, on constate que parmi ces auteurs couverts des plus grands honneurs littéraires nationaux, le nombre de ceux qui acclamaient encore Hitler quelque temps auparavant dépasse le nombre de ceux qui s’y étaient refusés.

Paru en 1960, le roman de Hans Lebert, La Peau du loup, fait gure de solitaire dans ces années8. Il a pour cadre un village au nom parlant : Schweigen, « silence ». Ambitieux littérairement, et sous le couvert d’une intrigue policière, Lebert aborde le thème des meurtres commis sur des travailleurs forcés pendant la guerre et de leur dissimulation par la suite. On n’est guère surpris qu’un tel livre n’ait pas connu un grand succès. Une brève critique parue en février 1961 dans le magazine allemand Der Spiegel montre que dans le pays voisin non plus, on n’était pas ravi d’aborder de tels sujets. Le critique parle d’une « construction invraisemblable et juridiquement impossible » et reproche à l’auteur, sur un ton sarcastique, de caractériser « ses personnages avant tout selon la force de leur odeur corporelle » et d’exprimer « sans relâche des doutes quant à l’application de la justice ».

Du moins le roman de Lebert fut-il imprimé. L’écrivain juif Albert Drach, qui avait eu la chance d’échapper aux nazis, dut, quant à lui, attendre 1966 pour voir publié son récit de cette fuite, un texte aussi impressionnant qu’impitoyable, Voyage non sentimental9. Mais il fallut attendre 1988 et la réédition pour que le livre béné cie d’une réelle réception. Drach avait alors 86 ans, et je me souviens que peu après, lors de la présentation de la réédition d’un autre de ses livres à l’Alte Schmiede de Vienne, il prononça une petite allocution à l’issue de sa lecture et la conclut par un conseil prodigué à toutes les personnes qui, dans le public, écrivaient et souhaitaient devenir écrivains : Soyez patients.

Il fallut en e et faire preuve de patience avant que la chape de silence qui pesait sur le pays commence enfin à se fissurer et que, vers le début des années 1970, paraissent des textes de plus en plus nombreux traitant des événements des années de guerre et d’après-guerre. À cette époque, de nombreuses revues littéraires furent créées dans toute l’Autriche, abondantes étaient les choses à communiquer et rares les médias dans lesquels cela était possible, aussi fallait-il en créer soi-même – sur la base de l’auto-exploitation, bien entendu. Moi aussi, en 1976, avec un ami, Wolfgang Kobal, je fondai une revue. Nous l’appelâmes Fett eck. Kärntner Literaturhefte10, et l’un de nos objectifs était de publier dans chaque numéro au moins un texte en traduction allemande d’un auteur carinthien ou d’une autrice carinthienne écrivant en slovène, ce qui était à l’époque loin d’aller de soi et explique peut-être pourquoi notre revue, durant toutes les années où elle fut publiée, ne fut jamais soutenue nancièrement par le Land de Carin- thie, dont le conseiller culturel était, ainsi que je l’ai déjà dit, Leopold Wagner, un disciple de Perkonig.

Les années 1970 furent une période faste pour la littérature en Autriche, une période de renouveau et de reconnaissance. Il fallut néanmoins attendre les années 1980 et l’affaire Waldheim pour que le débat sur les crimes commis par les nazis autrichiens atteigne un public plus large, et le mandat du chancelier Franz Vranitzky11  pour que l’on se décide à reconnaître officiellement la complicité de l’Autriche dans les crimes nazis. Il fallut plus de temps encore avant que ne soient également portés à la connaissance d’un public élargi les crimes commis contre les membres de la communauté slovène de Carinthie. Le roman Ange de l’oubli de Maja Haderlap y a contribué, et son succès étonnamment grand montre aussi que l’intérêt pour ce sujet était désormais présent et à quel point il était fort12.

Bien des choses, pourtant, demeurent encore dans l’obscurité. On en sait encore peu sur le sort des prisonniers de guerre russes et serbes. Mais ce silence aussi commence à prendre fin. Karin Peschka aborde le sujet dans son nouveau roman Dschomba, dont l’action se déroule à Eferding13, tandis que Dionysia Unterwurzacher se penche depuis quelques années sur l’histoire du camp de prisonniers de guerre de Spittal an der Drau, couverte jusqu’aujourd’hui d’une chape de silence, une chape encore si intacte que, moi qui ai grandi dans cette ville et qui estime ne pas être de ceux qui se désintéressent de son histoire, j’avais certes eu connaissance de son existence, mais j’ai longtemps ignoré que tant de personnes y aient trouvé la mort.

Il est di cile de dire quelle fut et quelle est encore la portée de ces décennies de silence et de non-dits sur les personnes de ma génération. Werner Ko er, qui, peut-être sans en être pleinement conscient lui-même, avait décrit en 1976 l’atmosphère du Villach des années 1950 avec la plus grande précision sociologique, publia vingt-cinq ans plus tard une pièce de théâtre intitulée Tanzcafé Treblinka (« Café dansant Treblinka »), une pièce qui lui tenait à cœur et que l’on peut considérer comme une confrontation littéraire – à la fois cruelle et d’une haute ambition artistique – avec l’une des causes de ce silence, comme si l’auteur lui-même, tardivement, voulait faire parvenir à ses lecteurs ce qu’il ne pouvait pas savoir alors14. La première partie du texte, monologue d’un vieux nazi resté enthousiaste, relate principalement les crimes de l’un des plus grands assassins de masse du Troisième Reich, Odilo Globocnik, et de son aide de camp Ernst Lerch, un Klagenfurtois qui, peu après la fin de la guerre et après avoir purgé une peine minime, y fut le propriétaire, considéré comme citoyen respecté et intègre, d’un café dansant. En 2001, un texte tel que Tanzcafé Treblinka n’avait plus rien d’exceptionnel, il en existait déjà plusieurs ayant un contenu comparable au début du nouveau millénaire, la grande Elfriede Jelinek, récompensée par le prix Nobel, traite par exemple des thèmes similaires dans nombre de ses livres et pièces de théâtre. C’est avant tout la seconde partie de Tanzcafé Treblinka qui rend cette pièce unique en son genre, car elle pointe vers l’avenir. Là encore, c’est un monologue, mais cette fois c’est le monologue d’un jeune homme qui va et vient sur scène « comme un forcené », qui donne des coups de pied dans les pieds des chaises et balaie des documents posés sur la table tout en reprenant plusieurs mots-clés de la première partie de la pièce, soit pour les effacer – « Conférence de Wannsee – pas entendu parler. Solution nale – pas entendu parler. Sonderkommando – pas entendu parler. Traitement spécial – pas entendu par- ler. Opération Reinhard – pas entendu parler. Effacé, tout effacé » –, soit pour leur opposer l’esprit de l’ère Haider : « Conférence de Wannsee – volleyball de plage ! Solution nale – volleyball de plage ! Sonderkommando – volley-ball de plage ! Traitement spécial – volleyball de plage ! Opération Reinhard – volleyball de plage ! »15.

Mais le plus déroutant dans cette seconde partie de Tanzcafé Treblinka, c’est une chose qui n’était pas prévisible à l’époque où fut écrite la pièce, à savoir que les tentatives imaginées par Kofler pour corriger ou effacer partiellement l’histoire et l’historiographie ne sont plus seulement le fait de ceux qui, aujourd’hui, ont participé aux crimes ou continuent de sympathiser avec l’idéologie qui en est à l’origine, mais aussi de ceux qui, espérant ainsi empêcher une discrimination réelle, s’efforcent d’effacer de la langue et de la littérature tous les termes suspects de discrimination, et de les e acer non seulement de la littérature contemporaine, mais de toute la littérature. Les jeunes lecteurs seraient censés ne pas être confrontés à des passages qui pourraient les perturber, nuire à leur santé psychique. Dans un tel cas, la lecture d’un texte comme Tanzcafé Treblinka serait impossible en cours d’allemand ou d’histoire. Or, selon moi, cela ferait plus de mal que de bien aux générations futures. Nous devrions être reconnaissants que des décennies de silence sur les crimes du passé s’achèvent enfn, et nous devrions aussi être reconnaissants, maintenant et sans relâche, pour ce cadeau que représente une langue pleine de vitalité et en constante évolution. Un cadeau de cette espèce, il importe certes d’en prendre soin, et pour cette raison précisément, nous serions bien avisés de nous défendre contre une propension furieuse à vouloir interdire, telle qu’elle se répand actuellement, y compris parmi les pédagogues, afin de ne pas risquer de glisser, paradoxalement, vers une nouvelle ère de mutisme.

Traduit de l’allemand par Bernard Banoun

L’Élite de demain

Dans le « dramaticule » L’Élite de demain, Antonio Fian reprend les problématiques évoquées à la fin de son discours, à savoir les interdits qui pèsent aujourd’hui sur la langue.

(Une classe de première année d’un collège privé à Vienne. Heure d’étude en mathématiques. Projecteur sur deux élèves : Claudio, teint clair, et Tristan, teint foncé. Ils ont terminé leur devoir et jouent d’un air las avec divers ustensiles qui traînent sur le pupitre. Silence.)

CLAUDIO (regardant Tristan) : Au fait, si t’es tellement noir, c’est parce que ton père est un mot en N ?

TRISTAN (secoue la tête).

CLAUDIO : Alors c’est sûrement ta mère qui est une mot en N. Parce que franchement, ça se voit à l’œil nu que tu es à moitié mot en N.

TRISTAN (levant la main) : Madame, madame ! Claudio il arrêtepasdedirelemotenN!

L’ENSEIGNANTE : C’est vrai, Claudio ?

CLAUDIO: Mais non ! J’ai pas dit le mot en N ! J’ai dit mot  en N mais j’ai pas dit le mot en N !

L’ENSEIGNANTE : Allons, Tristan, il a le droit de dire « mot en N ». D’ailleurs toi aussi tu viens de le dire, n’est-ce pas ? On ne peut pas faire autrement. Si on n’avait pas le droit de dire mot en N, on ne pourrait jamais signaler que quelqu’un a dit le mot en N. Et maintenant, silence, s’il vous plaît. Il y en a qui travaillent et il ne faut pas les déranger.

(Silence. Ils s’occupent avec les ustensiles qui traînent.)

CLAUDIO (fredonnant tout bas) : Dix petits mots en N buvaient du vin rouge. Tristan en a bu trop, il n’en reste plus que neuf. Neuf petits mots en N achetèrent un yacht. Tristan n’a pas pu le –

TRISTAN : Ta gueule, connard !

CLAUDIO : Madame, madame ! Tristan m’a dit le mot en C–

L’ENSEIGNANTE : J’ai entendu. Et cela m’attriste beaucoup. Gardez toujours à l’esprit que vous êtes l’élite de demain. Pour cette raison, je ne peux pas tolérer un tel langage. Tristan, quand on a un désaccord, on peut le régler autrement. Tu diras à tes parents que je veux les voir demain à mon bureau.

(Silence)

 CLAUDIO (à Tristan, en chuchotant) : Alors tout le monde verra que tu es un enfant de mot N, enfin !

TRISTAN (regardant avec mépris son voisin, attrape son compas et – )

(Rideau)

Traduit de l’allemand par Bernard Banoun

© Antonio Fian pour le discours publié dans la revue kolik 94 (2023) et pour le dramaticule.

NOTES

1 Le Bekenntnisbuch österreichischer Dichter est un ouvrage publié par l’Union des écrivains allemands d’Autriche (Bund deutscher Schriftsteller Österreichs, créé en 1936 par d’ex-membres du PEN Club d’Autriche) aux éditions viennoises Krystall ; il s’agit d’une collection de textes de plus de soixante-dix autrices et auteurs saluant l’Anschluss et rendant hommage au « Führer ». (Toutes les notes sont du traducteur.)

2 Ingeborg Bachmann, Jeunesse dans une ville autrichienne, in idem., La Trentième Année [1961], traduction Marie-Simone Rollin, Paris, Le Seuil, 1961, réd. 2010, p. 10 (traduction modifiée). Le passage cite le refrain de l’un des plus célèbres chants nazis, « Es zittern die morschen Knochen », écrit et composé en 1932 par Hans Baumann (1914-1988).

3 Ibid., p. 12 (traduction modifiée). Lumière dans la nuit est le titre français du film allemand Romanze in Moll (littéralement « Romance en mineur », réalisation Helmut Käutner, 1943).

4 Elfriede Gerstl (1932-2009), écrivaine autrichienne. Non traduite en français à notre connaissance.

 

5 Josef Friedrich Perkonig, Meine Haltung (vers 1947, non publié). Voir « Johann Friedrich Perkonig », in Uwe Baur, Karin Gradwohl-Schacher (dir.), Literatur in Österreich 1938-1945. Handbuch eines literarischen Systems. Band 2: Kärnten, Vienne, Böhlau, 2011, p.184-199.

6 Il s’agit du texte de Perkonig « Leben an der Grenze » publié en 1935 comme postface à son récit Der Guslaspieler (« Le Joueur de gusle »), réédité en 1942.

 

7 guggile: vom bravsein und vom schweinigeln, Berlin, Wagenbach, 1975. Pour un extrait de ce texte en français, voir le volume Aux frontières : la Carinthie mentionné plus haut, p. 163-170.

8 Hans Lebert (1919-1993), La Peau du loup (Die Wolfshaut), postface d’Elfriede Jelinek, traduction Nicole Stephan-Gabinel, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998.

9 Albert Drach (1902-1995), Voyage non sentimental (Unsentimentale Reise), traduction Colette Kowalski, Paris, Plon, 1990.

 

10 Littéralement « Tache de graisse. Cahiers littéraires carinthiens ». La revue parut irrégulièrement de 1976 à 1983. Voir https://www.onb.ac.at/oe- literaturzeitschriften/Fettfleck/Fettfleck.htm.

11 Franz Vranitzky, né en 1937, membre du Parti social-démocrate (SPÖ), chancelier autrichien de 1986 à 1997.

12 Maja Haderlap, L’Ange de l’oubli (Engel des Vergessens, 2011), traduction de Bernard Banoun, postface d’Ute Weinmann, Paris, Métailié, 2015.

13 Karin Peschka (née en 1967), Dschomba, Salzburg, Otto Müller Verlag, 2023 (non traduit).

 

14 Werner Kofler, Caf’conc’ Treblinka, traduction et présentation de Bernard Banoun, in Jeanne Benay & Alfred Pfabigan (dir.), Le Théâtre autrichien des années 1990, Austriaca 53 (2001), p. 283-320. Réédition Nancy, Absalon, 2010.

15 En 2001 eut lieu à Klagenfurt le premier championnat mondial de volleyball de plage.