Dans la plupart des pays belligérants en 1914-1918, un phénomène fait rapidement son apparition, celui de la littérature combattante. Ses auteurs, selon les pays, sont appelés écrivains combattants (France et Belgique), Frontdichter (Allemagne) ou soldier-poets (Royaume-Uni). Ces dénominations désignent des auteurs qui ont fait l’expérience du front et en ont tiré des œuvres littéraires. Ce phénomène culturel se développa en raison de la mobilisation ou de l’engagement volontaire massif des intellectuels dans le conflit. De très nombreux écrivains se retrouvèrent donc sous l’uniforme comme les Français Henry Barbusse, Charles Péguy, les Allemands Hermann Löns et Richard Dehmel, les Britanniques Ford Madox Hueffer et Charles E. Montague, les Italiens Filippo Tomaso Marinetti, Gabriele D’Annunzio et bien d’autres encore. Ils furent ainsi plusieurs milliers chez les différents pays belligérants à s’engager ou à faire leur service militaire sur le front pendant la guerre.
Une nouvelle catégorie d’auteurs
Rares furent ceux qui, comme Jean-Richard Bloch, choisirent de demeurer silencieux sur une expérience souvent vécue comme paroxysmique. Les livres qu’ils publiaient semblaient ainsi frappés du sceau de l’authenticité. Même censurés, ils répondaient à une attente du grand public qui trouvait là une image de la guerre plus réaliste que dans les reportages des journaux souvent assimilés au « bourrage de crâne ». Soutenus par la critique, les éditeurs, les prix littéraires, les écrivains devenus combattants comme Henri Barbusse furent vite rejoints par de plus jeunes auteurs, combattants devenus écrivains. Certains comme Maurice Genevoix ou Ernst Jünger découvrirent leur vocation dans les tranchées. Leur présence sur le front, leur expérience de guerre légitimait alors leur prise de parole quelle que soit la forme qu’elle prit et aussi souvent, quel que soit la qualité littéraire de leurs textes.
La mort à la guerre, souvent médiatisée, contribua aussi à installer la figure de l’écrivain combattant dans l’espace public. Le tribut payé par les milieux littéraires fut en effet très lourd. En Allemagne, une bonne part de la génération expressionniste fut fauchée par le conflit. Des écrivains et poètes comme Reinhard Johannes Sorge, August Stramm, Ernst Wilhelm Lotz, Alfred Lichtenstein, Ernst Stadler, Hans Leybold furent ainsi tués sous l’uniforme. En Grande Bretagne, En GB, la mort du poète Rupert Brooke d’une infection provoqua une émotion considérable alors qu’il venait de publier un recueil. En France, c’est la mort de Charles Péguy à Villeroy le 5 septembre 1914 qui eut un immense retentissement et symbolisa l’engagement des milieux littéraires dans la guerre. Par la suite, un Bulletin des écrivains de 1914, dont la publication se poursuivit de manière mensuelle pendant toute la guerre, publia de manière systématique les nécrologies des écrivains morts à la guerre. Le Bulletin servit aussi de lien entre les écrivains du front et de l’arrière en diffusant des informations sur le monde des lettres en guerre. À l’issue du conflit, une collecte systématique des informations sur les écrivains morts à la guerre permit la publication dans les années vingt d’une Anthologie des écrivains morts à la guerre. Celle-ci fut éditée par l’Association des écrivains combattants créée en 1919 qui entendait défendre les intérêts de cette nouvelle catégorie d’auteurs. Une association équivalente fut créée en Belgique alors qu’en Allemagne, en 1934 des écrivains nazis fondèrent L’équipe (Die Mannschaft), association d’écrivains du front.
Des publications en grand nombre, à succès et d’une grande diversité
La poésie, le journal intime et le récit de guerre furent les genres les plus massivement pratiqués avec des différences selon les pays, en fonction notamment des traditions littéraires. La poésie de guerre fut ainsi davantage présente en Allemagne et au Royaume-Uni qu’elle ne le fut en France même si elle n’était pas absente comme le montrent par exemple les poèmes de guerre de Guillaume Apollinaire. Après le conflit, la fictionnalisation de l’expérience de guerre par le roman fut de plus en plus importante. Si le phénomène éditorial déclina après 1918, il connut en effet un regain d’intérêt notable à la fin des années vingt et au début des années trente avec la publication à cette époque de romans de guerre remportant un succès considérable comme À l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque vendu à 1,2 million d’exemplaires en allemand et traduit en plus de cinquante langues. La période des années vingt se caractérise en effet également par une circulation des textes par la traduction. Le Chemin du sacrifice (Opfergang) de Fritz von Unruh, roman pacifiste sur Verdun publié en 1919, fut traduit en français en 1923 (sous le titre Verdun). Le Feu de Barbusse avait lui été traduit en dix langes à la fin des années dix et au début des années vingt. Le brave soldat Chvéïk (1921-1923) du Tchèque Jaroslav Hasek fut également un grand succès international. En France, il exista même, dans les années trente une collection « Combattants européens » à la Librairie Valois qui publia exclusivement des livres étrangers de combattants.
Cette seconde vague, plus internationale mais aussi largement plus romanesque, de littérature de guerre était également souvent plus militante. L’idéologie n’était pas absente des livres publiés pendant la guerre. Ils avaient alors, malgré leur réalisme, le plus souvent une tonalité patriotique. Mais dans les années vingt, un pacifisme de plus en plus radical put se faire entendre mais aussi, notamment dans les pays vaincus, un nationalisme exacerbé qui récupérait les mythes littéraires véhiculés par la littérature combattante. Ce fut notamment le cas en Allemagne où s’opposèrent frontalement pacifistes et nationalistes ultras dont certains se rallièrent au nazisme. Le succès considérable de Remarque trouvait en effet bien des équivalents dans le camp nationaliste et, en fin de compte, la littérature de guerre pacifiste demeura finalement minoritaire.
De vifs débats sur la littérature combattante et le témoignage
La production des écrivains combattants souleva souvent des débats vifs relativement au statut des textes. Ce fut le cas pour le livre de Remarque qui s’attira les foudres des nationalistes et des nazis. Si les attaques avaient indubitablement une origine politique et ciblaient le pacifisme supposé de l’auteur, nombre de ses contempteurs l’attaquèrent sur sa légitimité à raconter la guerre en tentant de minorer sa participation au conflit alors que son livre était une fiction. En Grande Bretagne, la sortie de souvenirs romancés à la même époque, comme les Mémoires d’un officier d’infanterie (1930) de Siegfried Sassoon, Mort d’un héros (1929) de Richard Aldington ou surtout Adieu à tout cela de Robert Graves (1929) fut également entourée de discussions sur la fictionnalisation de l’expérience de guerre.
Mais c’est sans doute en France que le débat fut le plus intense. La publication de la première étude critique du corpus français, Témoins (1929), par Jean Norton Cru, historien de la littérature et lui-même ancien combattant puis un an plus tard de son second livre Du témoignage provoqua un débat de fond sur la nature de la production des écrivains combattants. Comme les titres de ses livres l’indiquaient, pour Jean Norton Cru, la fonction testimoniale de ces textes primait tout et c’est à cet seule aune qu’il jugeait, avec une grande sévérité, les livres de guerre, faisant peu de cas des intentions propres aux auteurs. Pour lui, les livres relatifs à l’expérience des individus plongés dans la guerre devaient nécessairement avoir une dimension documentaire doublée d’une vocation morale : dire la « vérité » sur la guerre pour en empêcher le retour. La vocation littéraire des textes devait passer au second plan, pis, elle risquait même de faire obstacle à l’expression de la vérité.
Pour mener à bien son analyse d’un corpus de 300 textes publiés, Jean Norton Cru utilisa une méthode héritée du positivisme historique s’appuyant sur une critique interne et externe la plus fouillée possible. Lorsque cela ne suffisait pas, Jean Norton Cru n’hésitait pas à convoquer sa propre subjectivité en s’appuyant sur ses propres souvenirs. Il classait ensuite les œuvres en « six classes » selon leur qualité distribuant bons et mauvais points.
Certains des auteurs que Jean Norton Cru attaquait, notamment Roland Dorgelès, répliquèrent vertement en mettant en avant la dimension littéraire de leurs œuvres, considérée par eux comme aussi fondamentale que le témoignage.
La réédition de Témoins en 1993 puis en 2006 (édition introduite par Frédéric Rousseau, augmentée d’un certain nombre de réponses à Cru) provoqua à nouveau des débats parmi les historiens sur la question du témoignage combattant. Certains comme Annette Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson, Leonard V. Smith ainsi que l’auteur de ces lignes, insistaient sur la nécessité d’une lecture critique du travail et des méthodes de Jean Norton Cru et surtout sur la nécessité d’une historicisation critique de sa démarche, et de manière plus générale, du corpus de texte de combattants qui ne saurait se réduire seulement au seul témoignage, même si cette fonction est essentielle. D’autres historiens, comme F. Rousseau et Rémy Cazals, au contraire insistaient sur la validité de la démarche de Cru, sur sa méticulosité et son honnêteté, au point même de poursuivre son travail, comme le fit R. Cazals avec l’ouvrage qu’il coordonna en 2013 (500 témoins de la Grande Guerre). Une thèse en cours, réalisée par Benjamin Gilles, devrait nous en apprendre plus sur celui qui fut le premier analyste du corpus de ceux qu’on appelle les « témoins » mais qui, souvent, s’appelaient eux-mêmes les « écrivains combattants ».