Inédits – Volker Braun, Grande pirogue en souffrance

Jean-Paul BarbeTraducteur, Professeur émérite Université. Nantes, germaniste
Paru le : 08.02.2024

Extraits présentés et traduits de l’allemand par Jean-Paul Barbe*

 

Au début était la grande pirogue, le Langboot comme disaient les Allemands d’hier, une merveille de construction, chevilles de bois et cordes de filasse, légère, tenant la haute mer avec son balancier et sa voile de fibres tressées si étrange, telle une feuille exotique ; l’embarcation avec laquelle l’Austronésie et l’Océanie ont été il y a si longtemps peuplées par l’homme. Au début de notre regard d’aujourd’hui, c’est aussi le bateau par qui le scandale arrive ; dans le nouveau Humboldt-Forum inauguré en grande pompe en septembre 2021, il occupe une place de choix, c’est presque l’icône. Tous les visiteurs se pressent devant et s’y attardent. Presque rien n’en trahit cependant la véritable histoire, tout comme, dans ce riche mais étrange musée ethnologique, peu d’indications permettent d’identifier les objets en les rapportant à la vie d’une culture autre. Or ce n’est pas – comme l’affirmait il y a peu encore la Stiftung Preußisches Kulturerbe – le dernier de ces grands bateaux que les indigènes auraient arrêté de construire « parce qu’ils ne voulaient plus faire d’enfants » ! Il porte témoignage bien au contraire d’une politique coloniale allemande courte mais d’une grande brutalité en Mélanésie. En réalité, ce bateau des Iles Luf est bien le dernier car tous les autres ont été détruits lors d’une sanglante expédition de la Kaiserliche Kriegsmarine.

C’est le mérite de l’historien et journaliste Götz Aly d’avoir, dans un livre paru en mai 2021 et déclencheur d’une grande discussion, mis à jour à la fois le problème de la propriété de ces collections ethnographiques berlinoises et celui de la nature brutale de l’occupation coloniale allemande en cette partie du monde. À cette occasion, c’est l’ensemble de l’histoire de la participation de l’Allemagne au partage et à l’exploitation des mondes non-européens qui revient, élargie, sur le devant de la scène.

On dit souvent que l’Allemagne a peu participé au mouvement de colonisation du monde, citant à l’envi le propos de Bismarck : « mon Afrique, c’est l’Europe ». Il y a pourtant bel et bien eu un « chemin allemand » vers un partage colonial du monde. Il fut tardif et court.

Si l’on fait abstraction de la sanglante extension, avec ses croisades annuelles, symétriques de celles en Terre Sainte, vers l’Est slave et balte au Moyen Âge, et de quelques balbutiements au XVIIe siècle (deux Antilles vite revendues, un éphémère comptoir brandebourgeois dans le Golfe de Guinée), ce n’est qu’après la conquête tardive de l’unité nationale (sur le dos du Second Empire français) et surtout après le départ des affaires du chancelier, que s’affirme une volonté dès lors exaspérée de participer à la curée. Ce mouvement, appuyé sur une flotte de guerre de plus en plus puissante et une opinion publique d’abord réticente puis passionnée, réunit quelques morceaux restants d’Afrique, et plus tard des confetti d’Empire en Océanie. Stoppé par la défaite de 1918, ce mouvement a repris, avec l’avènement du nazisme, sous une forme plus pure et brutale de colonialisme dont la logique prédatrice est souvent oubliée : l’élimination pure et simple d’autres peuples et cultures, dans les Ostgebiete (territoires de l’Est européen) après 1939, puis 1941, telle que la décline le Generalplan Ost. Le prologue mélanésien a été, lui aussi, largement ignoré du reste du « monde civilisé » d’alors, hormis l’Australie, les Etats-Unis et le Japon qui s’en partagèrent les morceaux. Mais quelles traces en a, à l’inverse, gardé la mémoire collective allemande ? Elle s’est réveillée autour de 1968 au fil d’un vaste travail de mémoire critique et a mis au jour le génocide des Hereros et Nama dans le Sud-Ouest-Africain. Avec la tendance à n’y voir qu’un malheureux acte isolé perpétré par un peuple au fond si peu colonisateur. L’histoire de l’autre versant du partage tardif de l’Afrique, de son côté : l’actuelle Tanzanie, fit apparaître quant à elle, lorsqu’une histoire critique s’en empara, des héros bien plus sanguinaires que leur légende. S’ensuivirent des mouvements pour débaptiser ces rues « africaines », nombreuses, qui les glorifiaient. Restait, semblait-il, seulement encore l’Asie, laissée aux missionnaires, marchands et savants tandis qu’une certaine conscience géopolitique de l’Amérique s’exerçait, elle, plutôt indirectement à travers une massive émigration (plus de sept millions de personnes dans les dernières décennies du XIXe siècle).

Demeurait pourtant l’Océanie. L’Empire wilhelminien en moins de trente ans entreprit de s’y tailler un domaine colonial, axé sur les archipels du Nord de la Nouvelle-Guinée. « Tailler » est le mot car on n’y mit pas les formes. L’occasion de faire remonter un passé peu glorieux à la surface vient d’être donnée par l’opération Humboldt-Forum, qui à l’ombre et à l’abri d’un projet ethnographique, a consisté à rebâtir, pour lui donner un cadre historique qu’on voulait prestigieux, Das Schloss, le château des rois de Prusse devenu Château Impérial, un des symboles d’un prussianisme belliqueux qu’avaient voulu expressément éliminer les signataires de l’accord de Potsdam et dont le gouvernement de RDA avait fait détruire les restes très endommagés, avant, bien plus tard, d’y édifier un « Palais de la République », lui-même impitoyablement rasé après la réunification. Les interrogations qu’ont fait naître la mise en nouvelle lumière, en plein centre de la capitale, des trésors de l’ancien musée de Dahlem, objets et collections aux origines parfois peu ou trop évidentes, ont suscité un sursaut de réflexion chez les historiens comme Götz Aly. La direction du Forum était occupée à démontrer, en reconstruisant le Château au presque identique dans sa façade, que la période 1933 à 1945 n’avait été qu’une première dramatique parenthèse et le temps de la RDA une seconde ; elle s’est montrée très frileuse devant ces remises en question. Un écrivain à réputation inaltérée de critique sociale dans la succession des régimes, Volker Braun, a adressé, longtemps avant l’inauguration officielle, un texte poétique-satirique à verser au dossier. Ne recevant même pas un accusé de réception, Volker Braun l’a fait paraitre dans la presse berlinoise à grand tirage (Berliner Zeitung) le jour même de l’inauguration, empêchant ainsi toute pression de dernière minute.

C’est ce texte dont nous offrons des extraits au regard et à la réflexion du public francophone ; cette « Passion des îles Luf » un « angle mort » supplémentaire de l’histoire du colonialisme. Le texte est un patchwork heurté, fait d’extraits de rapports de militaires ou commerçants parfois retravaillés, de commentaires tirés de grandes figures tutélaires (D. Diderot, J. Bobrowski) ou de fragments de moins grands auteurs comme la méconnue poétesse baroque Sibylla Schwarz morte à dix-sept ans, et de textes en prose ou en vers de Volker Braun lui-même. Son évocation radicale et acerbe n’en est pas moins nuancée. Loin des rêves de société primitive irénique, il dit aussi la rudesse des coutumes indigènes ; il n’occulte ainsi pas, à propos de la restitution des bronzes du Bénin, l’origine esclavagiste locale de la traite des noirs. L’épopée de cette ultime embarcation mélanésienne, qui devient le catafalque du dernier chef tribal, en est le centre. Le Langboot va ainsi rejoindre les mythes de navigation : navire de Thésée ou l’Argos des Argonautes, drakkars ou caravelles, Hollandais Volants et Titanics. Ramenés qu’ils sont alors à leurs toujours sordides et parfois splendides contextes, dans cet « océan d’îles » qu’est l’Océanie, où les iles Luf comme les autres sont confrontées depuis la fin du XIXe siècle et sous des formes changeantes au monde de la piraterie moderne. La grande pirogue sans nom a fini par prendre la mer, esquif des dévoilements et des résistances. ❚

 

Né en 1939 à Dresde, Volker Braun a été une des voix littéraires les plus significatives de RDA, opposant dans ses poèmes, romans, essais et pièces de théâtre les valeurs d’un socialisme réformateur et démocratique à la répression et à la médiocrité ambiante de son pays. Après 1989, il accompagne d’un œil critique le processus de réunification, en interrogeant les raisons de l’échec du « socialisme réellement existant » en RDA et en pointant les inégalités et injustices d’une société néolibérale. Dans Luf-Passion, il remonte jusqu’à l’époque coloniale pour dénoncer un des piliers du système capitaliste. En 2000, Volker Braun obtint le prix littéraire le plus prestigieux de l’Allemagne, le Georg-Büchner-Preis, et de 2006 à 2010, il fut le directeur de la section littérature de l’Académie des arts de Berlin.

 

 

 

  1. INTRODUCTION

 

Au début Dieu créa le ciel et la terre

Et la terre était sans forme et vide

Et les ténèbres régnaient sur la surface des eaux.

 

(Joseph Haydn, La création, N° 1)

 

Mais eux, empruntant le plus naturel

Des chemins, l’eau, venus de loin

Avec leurs longues pirogues, gagnèrent les îles.

Et ils virent que cela était bien.

 

 

  1. FEUILLE TOPOGRAPHIQUE

 

I

Nous vivions sur terre et sur mer.

Nous écrivions à même le vent et sur le sable.

Nous allions tête haute

La mienne de tête

Est vide comme œuf gobé. Avec les vagues-monstre

Nous savions nous y prendre comme avec les volcans, pas

Avec cet ouragan qu’est l’homme.

 

 

II

Moi Eduard Hernsheim & Co Hambourg

J’ai établi sur l’atoll des Ermites

Mon comptoir commercial. J’avais besoin

De main-d’œuvre. Les habitants du lieu

Vivaient pour ainsi dire de leur oisiveté, ils

Se construisaient maisons et lieux de réunion et

Le pain poussait sur les arbres et les poissons

Dans l’eau. C’était par conséquent le règne

De l’abondance. Ils ne se souciaient que d’eux-mêmes.

Cet état de choses était déplorable.

 

Ils laissaient leur âme dodeliner :

Moi je chassais les têtes. Ces gens-là

Ne voulaient pas travailler pour moi, plonger

Pour rapporter nacre ou holothuries, extraire

Le copra des noix de coco, ils existaient pour

Leur propre compte ! Mais mettre le feu

A ce qui était mien, ils s’y entendaient.

 

III

Nous avons vu les bateaux de fer. Le chef

Levinan a posé un bâton, entouré

De feuilles de palmes et de roseaux

En travers du chemin, pour qu’ils l’évitent

Tout comme les arbres qui nous sont

Sacrés. Mais plus rien n’était tabou pour eux.

 

IV

Nous fîmes route avec la canonnière

Hyène et la corvette Carola pour punir

Ces rebelles et de nos obus avons mis

Leurs huttes en feu. Et tous ces messieurs s’étant

Réfugiés dans la brousse, nous avons pris pied

Sur la côte et avons fait du petit bois de leurs bateaux,

Rien que grands canots tenant la mer, sculptés

Et peints, ce qui nous étonna. Ils étaient aussi

Nécessaires à leur vie que les plantations de palmiers

Et arbres à pain que nous dévastâmes

De semblable façon de telle sorte que ces

Sauvages n’aient plus rien pour vivre. La moitié

Était déjà occise et les autres

Furent poussés à la mer. Voilà ce que j’ai vu.

 

(bruits de tambour, ad lib. : G.Baby Sommer)

 

 

 

  1. EXPÉDITION PUNITIVE

 

V

Mais nous avons fait cela afin qu’une salutaire

Terreur s’abatte sur les Canaques

Pour que les susnommés aient de bonnes raisons

De ne pas s’en prendre aux nôtres. Sur ces îles

Au loin dérivant il fallait que la sanction

Soit impressionnante et que l’inquiétude

Demeure. En onze jours 350 fusiliers marins

Ont éliminé sur env. 6 kilomètres carrés

5 villages et le bourg principal, avec tous les ustensiles

Et nasses, des canoës à n’en plus finir dont certains

De plus de 30 pieds de long, afin de leur ôter

Tous les moyens de fuir. Ces choses se passaient

Dans le temps de Noël sous les palmiers, on peut dire

Que la hotte était pleine.

 

 

VI

Lorsque le calme revint et que nous nous

Rassemblâmes, de quatre cents que nous étions

Nous ne nous retrouvâmes plus que peut-être cent

Femmes et enfants, saison des pluies venant. À La Case

Des Hommes ils avaient touché et tout était renversé

Saccagé. Sur ce la faim survint et

Beaucoup encore en moururent

 

VII

Peu après nous hissâmes le drapeau noir et

Blanc sur l’archipel Bismarck, le Nouveau-Mecklembourg,

La Nouvelle-Poméranie, sur la Nouvelle-Guinée.

 

 

  1. LE BATEAU

XII

Le peu que nous étions restés, nous construisîmes

Encore un long bateau, pour le Chef Levinan,

Il attendait son dernier voyage,

Nous l’avons fait du bois durci au feu

De l’arbre à pain. Nous avons aussi creusé dans un tronc

Un long et grand bateau relevé aux deux bouts,

Nous l’avons ponté avec des cordes de filasse

Colmatant joints et fentes avec la graisse végétale et

La sève huileuse des noix de Parinari.

Les sièges de bois sur la passerelle courant au milieu

Nous y fixâmes les boucles pour les rames.

Puis d’un geste précis noud ajustâmes à babord un

Balancier afin que le bateau tel le souffle humain

Puisse être manoeuvré, léger au milieu des récifs.

Alors fut peint le corps du bateau à hauteur d’homme

Avec de la chaux broyée mélangée à la terre rouge

Montrant le poisson Lau, tout en nageoires et chair

Avec sa queue merveilleusement raide, par bancs entiers.

De même décorâmes la proue effilée ainsi que l’étambot

Avec les insignes de dignité de notre chef entretemps—

Disparu, Levinan. Pendant ce temps les femmes

Ayant survécu tressèrent avec la fibre du pandanus

Les voiles rectangulaires géantes. Tandis que nous-mêmes

Fixâmes par des boucles hors bord les deux mâts

Ainsi que la niche du foyer sous la plate-forme

Que nous remplîmes de sable pour conserver la braise

Quand le bateau à marée descendante prendrait la mer.

 

Ainsi nous fîmes, avec l’art

Qui est le nôtre, ce qui veut dire que personne

N’a le droit d’exiger de nous

Ce qui nous reste étranger.

 

XIII

Les survivants avaient encore construit cet unique

Bateau, mais en raison du recul de la

Population n’avaient jamais plus lui trouver

D’équipage. Il n’a donc jamais été utilisé parce qu’on n’en

avait pas l’usage et que personne n’a réussi

A le mettre à l’eau. A la suite de quoi il est

Resté sur la plage. C’est là que Thiel l’a vu, quasiment

Sans propriétaire et dans toute sa splendeur et il le leur a

Racheté pour un peu de tabac rapporté,

Du brut appelé niggerhead et c’est ainsi

Qu’il est arrivé dans mes mains.

 

 

  1. DIGRESSION :

BUYING BRASS / ACHATS DE LAITON

 

V

Laiton mélange de cuivre et de zinc

Jaune une fois fondu, propre à devenir filin

Aux têtes de puissants dont les tempes sont minces

Couronnées de bandeaux de fer. Ou bien

Le bronze fait de cuivre et d’étain propre

À devenir lourds bas-reliefs, Guerriers et leur suite.

Comment le cuivre arrive-t-il au Bénin ?

Il est sorti des mine des Fugger, anneaux massifs,

Or primitif, moyens de paiement du commerce d’esclaves

Jakob le nouveau riche, le financier des empereurs

Puise dans le coffre à métaux auf der Frag, à la demande

Des Portugais trafiquants d’êtres humains.

Le Bénin, un puissant royaume, expert dans la guerre et les arts,

Envahit les tribus voisines et fait des prisonniers

Pour les plantations de canne à sucre du Nouveau Monde.

Ce ne sont pas les bracelets qui intéressent

Mais le métal brut, les manilles bien épaisses

Qu’on fondra dans le Quartier des Fondeurs de Bronze

Main basse sur la chose, viré le miroir aux alouettes

La valeur matérielle (Brecht), le profit, l’art.

Ces bronzes-là, des fils à moi les ont payé de leur liberté

Le chambellan dans le palais du roi

Et personne pour crier : hourra, partons pour l’Amérique.

Là-dessus survient une expédition punitive britannique

Le pillage au bénéfice de la Caisse de Guerre de la Couronne.

Tour de passe-passe de la puissance coloniale

Elle pille les œuvres d’art d’un État pillard.

Un cas compliqué de commerce mondial

Sur trois continents, cadavres et vies

Une reconnaissance mondiale

De dette pour les peuples unis par l’injustice

Comptes non soldés des musées du monde.

 

 

  1. SAGA DE LA RUINE

 

XIV

Après qu’ils nous eurent vu au large de Luf,

La race que nous étions, s’éteignit en eux

Toute volonté de vivre et quelque chose comme

L’absence d’espoir se peignit sur leurs mines. Ils

Avaient souscrit librement : NE PLUS

FAIRE JAMAIS D’ENFANTS et du coup

Décidèrent de S’ÉTEINDRE.

 

XV

Mais celui qui a raconté ça, c’est Jimmy Devlin

le marchand irlandais, buvant sa bière, sifflant son gin,

Raconté à un marin qu’il a bien roulé dans la farine.

 

 

  1. SECTION ETHNOLOGIQUE 2

Les débarras

Victoriens

Excursion du dimanche

Dans les mers du Sud. De ces morts voir

Les têtes

 

En ce qui concerne l’Océanie, il convient de louer

L’activité de la Marine Impériale laquelle soucieuse

De prendre en considération les intérêts de la science

Lors de l’expédition aux Iles Hermit a heureusement

Permis de sauver ce qui pouvait l’être encore

D’une originalité vouée à une disparition rapide.

 

(rapport offic.)

 

 

  1. LE VOYAGE DU CHEF DE TRIBU MORT

 

Je vois un bateau tout aérien sur la surface aveuglante, sur

la ligne des tropiques, ou bien ce sont deux navires, noirs

de coaltar, rouges d’un rouge de fous, chinois ou grecs,

ou l’un de ceux qui naviguent toujours entre Bombay et

Aden quand la mousson s’apaise et que l’océan devient

une vasière bleue. Ils prennent de nuit la mer, barques

de misère dans les villes de cahutes de Mombasa, dans

les cachettes aux bords de la Méditerranée en ce siècle

de la faim, vraiment montées par cinquante pagayeurs

sans peur, sur le chemin menant à la tombe ! Où est le

capitaine ? J’ai vu un fier et humble chef de tribu mort,

son nom Lumumba, assassiné lorsqu’il monta sur le navire,

coupé en morceaux, brûlé dans ce Congo si riche en trésors

souterrains et intérêts de banques. Ou Sékou Touré, noir

comme Rimbaud était blond, nous préférons vivre dans la

pauvreté de la liberté, ces rameurs voués à l’échec, sortis

du vide africain, du sommeil préhistorique des savanes.

Les équipages disparus de trois continents, fragments

incandescents et magmatiques, souvenirs à jaunir dans un

coeur. Toutes les libérations ont cette triste fin… Quel sens la

vie a-t-elle encore ? L’échec, la trahison ; quel sens autre

que la fidélité à cette première robuste idée ? La liberté

qui, jeunes, nous pousse à agir. L’art, la patience, d’être en

avance sur l’échec !

 

(D’après Pasolini)

 

 

  1. RESTITUTION

 

XVI

Moi, le dernier d’entre nous tout juste encore

En vie, Xelau, j’ai expliqué

Dans la baie de Matupi à l’homme

Blanc, qui comprend mal, nos signes

Tracés sur la paroi de la barque. Mais celui-ci

Ayant touché le poisson Lau, le bateau

Fut démonté en morceaux et à nos yeux

Il disparut.

 

Nous n’avons qu’un seul monde et

Il ne nous appartient pas – c’est pourquoi

Il faut transformer la façon d’en parler

Et d’y penser. Ce que j’en dis, n’est que demande

À partager une douleur. Nous

Devons cesser, cesser

De nous agenouiller sur la nuque d’autres

Qui ne peuvent pas respirer.

 

(Ann Cotten)

 

* Titre original: Luf-Passion, Faber & Faber, Leipzig, 2022. Le texte s’appuie sur la correspondance datant de l’Empire wilhelminien ; il est dédié au jazzman Günter Baby Sommer.

Ce cycle de poèmes est subdivisé en 14 parties dont nous publions des extraits. L’édition complète en français, dans la traduction de Jean-Paul Barbe, paraîtra en mai 2023 aux éditions bardane (Nantes). Nous remercions Volker Braun et son traducteur d’avoir autorisé la publication de ce texte.