Sous les pavés du parking. Les mémoires de la caserne Montfort (Montmélian, Savoie)

Cette notice fait partie du dossier: N°18. Mémoires hors les murs / Memories in-situ
Philippe HanusRéseau Mémorha Laboratoire de Recherche historique Rhône-Alpes
Paru le : 05.02.2024

During a photographic campaign devoted to places of internment, we questioned and deciphered the complex superimposition of the trace-memories of the Montfort barracks in Montmélian. We retraced the different uses of the place over time from field observations and a corpus of written and oral archives. While its material presence has been destroyed and no more vestiges remain, the article questions the difficulties of transmitting the painful memories of such a building.

Keywords: traces, camp, internment, collective memory, Savoie, undesirable, photography.

 

 

Au printemps 2020, j’ai accompagné Johanna Quillet dans le cadre d’une campagne photographique centrée sur l’évolution paysagère de sites-témoins de l’internement administratif entre 1938 et 1946 en Drôme, Isère et Savoie1. Un florilège d’appellations qualifie ces structures disparates, disséminées sur l’ensemble du territoire hexagonal, qui témoignent de la complexité de ce dispositif en France avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale : camp de rassemblement, centre d’hébergement, centre de séjour surveillé, camp de concentration, camp de transit, centre de triage, résidence forcée, etc (Eggers). Par camp il faut en effet comprendre une extraordinaire diversité de lieux et constructions, situés aussi bien en zone urbaine que rurale, allant du couvent à l’usine, en passant par le fort, la ferme ou le hameau forestier dont la fonction originelle a été détournée ponctuellement ou durablement pour les nécessités du rassemblement de diverses « populations à problème » par les services de l’État. Autant d’individus et de catégories dont le destin, loin d’être uniforme, varie selon les périodes et les régimes politiques, qu’il s’agisse d’« étrangers indésirables » (Blanchard), de réfugiés espagnols, de militants politiques et syndicalistes français, de familles juives, tziganes ou encore d’immigrants en situation irrégulière (Peschanski).

Ainsi que l’a montré le sociologue Marc Bernardot, le camp-centre d’internement à la française est un objet social total. En dépit de ses différentes déclinaisons spatio-temporelles, il permet de questionner une manière identique de prendre en charge des populations différentes et de les fixer plus ou moins durablement dans des lieux confinés et séparés où s’exerce une forme d’encadrement coercitif (Bernardot).

Au terme de cette mission de repérage, nous avons pu constater combien ces édifices et le paysage alentour, ont été transformés au fil du temps. Aussi avons-nous décidé de mettre la focale sur les usages contemporains (réemplois, transformations) de ces lieux qui, pour la plupart, n’ont fait l’objet d’aucune forme de patrimonialisation. Ayant été reconvertis ou parfois même détruits, leur mémoire s’est étiolée, y compris chez les riverains.

QUELQUES CLICHÉS SUR MONTMÉLIAN

Parmi les sites visités lors de notre enquête, la caserne Montfort de Montmélian a retenu toute mon attention. Cet édifice pluriséculaire a l’allure d’un palimpseste où peuvent se déchiffrer des éléments du passé de différentes époques incrustés les uns dans les autres en un épais dépôt de signes, dont il ne reste, de nos jours, que d’évanescentes traces dans le paysage mémoriel (Lebourg & Moumen).

Lundi 15 juin, après la visite matinale du camp-prison de Fort Barreaux, bien visible sur son éminence rocheuse des contreforts du massif de la Chartreuse, nous prenons la direction de Montmélian. Cette ancienne ville-étape pour les voyageurs engagés dans la traversée des Alpes à destination de l’Italie, est située au croisement des routes issues des grands cols alpins de Maurienne et de Tarentaise avec celles du nord (vers Lyon et Genève) et du sud (vers Grenoble). Depuis la fin du XIXe siècle, cette petite cité de la combe de Savoie proche de Chambéry est également devenue un important carrefour ferroviaire où se croisent les lignes Milan-Paris, via Modane, et Valence-Genève. La gare de Montmélian joue depuis un rôle essentiel dans la vie du territoire.

Montmélian est scindée en deux unités urbaines distinctes, séparées par un promontoire rocheux qui abrite les ruines d’une forteresse médiévale : un vieux bourg avec ses ruelles étroites organisées autour de son église et une aire nouvelle aménagée dès les années 1960-70, composée de bâtiments administratifs, de logements sociaux, de lotissements et d’une ZAC (zone d’activités commerciales).

Nous stationnons notre véhicule à proximité du centre historique et recherchons l’éventuelle empreinte de la caserne Montfort au moyen de photographies anciennes nous permettant de nous repérer dans le dense parcellaire. Adoptant l’œil du flâneur pour appréhender un environnement en changement constant (je pense ici à la notion de « lieu-mouvement » chère à Isaac Joseph), nous sillonnons à pied les rues de la vieille ville en quête d’indices signifiant l’existence de ce vénérable édifice. Après avoir localisé précisément les lieux, nous avons la surprise de découvrir qu’il n’en demeure plus aucune trace apparente… Devant nous s’étale un paysage urbain fonctionnel typique des années 1980, avec ses immeubles d’habitation, son parking souterrain, dont l’existence est signalée en surface par deux pyramides de verre utilisées comme puits de lumière, sa médiathèque et son parvis couvert de pavés autobloquants. L’église Notre Dame voisine est le seul témoignage bâti encore visible de l’ancien couvent des Dominicains, transformé en caserne après la Révolution.

Perplexe, Johanna Quillet s’assied quelques instants sur un muret pour réfléchir à la meilleure manière de rendre compte en image de cette ambiance paysagère tellement particulière. Elle décide finalement d’opter pour l’ancienne technique du sténopé : un processus lent qui suppose des temps d’exposition de quelques secondes à plusieurs minutes. En outre, la morphologie de cette boite à images « d’un autre temps », posée sur son trépied, éveille la curiosité du passant. C’est en effet un outil relationnel fascinant qui permet de rentrer en contact avec les personnes pré- sentes sur place, mais qui peut aussi susciter de la méfiance, comme ce fut le cas lors de notre visite au camp militaire (encore en activité) de Chambaran quelques jours auparavant. Son mode de fonctionnement vient en quelque sorte théâtraliser la séquence : on regarde le photographe photographier… Mais quoi au juste ? D’où cette interpellation ironique d’un riverain : « Alors comme ça vous immortalisez les pavés de la place Jean Bellemin ». Tandis que Johanna se concentre sur son travail, cherche le bon angle, la lumière idéale pour la prise de vue et procède aux ultimes réglages de l’appareil, j’explicite à notre interlocuteur le but de notre entreprise : interroger le « souvenir-devenir » de la caserne Montfort. « La caserne Montfort ? Ça ne me dit rien du tout ! ». Cette interaction avec un usager du lieu nous rappelle que le paysage mémoriel des chercheurs constitue avant tout un lieu de vie pour différentes populations qui l’appréhendent par le biais d’une expérience quotidienne. L’enquêteur perçoit quant à lui autre chose…

En résonance avec le travail photographique de Johanna Quillet, je vais tenter ici de déchiffrer la surimposition complexe des traces-mémoires de la caserne Montfort, en retraçant succinctement les différents usages du lieu au fil du temps à partir d’un matériau empirique varié : observations de terrain, archives administratives, coupures de presse et enquêtes orales. Alors qu’on a détruit sa matérialité et que désormais plus aucun vestige n’en subsiste, je m’interrogerai enfin sur les difficultés de transmission des mémoires douloureuses de cet édifice.

DU COUVENT DES DOMINICAINS À LA CASERNE DES CHASSEURS ALPINS (XIVe-XIXe SIÈCLES)

La présence humaine sur le site de Montmélian est fort ancienne. On y a en effet édifié un oppidum pendant la période gallo-romaine, puis un vaste ensemble fortifié à partir du XIe siècle, dont quelques ruines sont encore visibles de nos jours (imprenable pendant des siècles, cette citadelle fut détruite sur ordre de Louis XIV en 1705). Au pied de cette forteresse a pu se développer la cité de Montmélian, avec son arrière-pays agricole et viticole. Les comtes de Savoie y organisèrent une châtellenie puis le baillage de Savoie, puissante circonscription administrative et militaire chargée d’assurer la surveillance générale d’un vaste territoire connecté aux grandes vallées alpines.

En 1318, un vicariat – petit établissement monastique – est installé à Montmélian. Le couvent fortifié, édifié en 1340, accueille des Dominicains et se développe progressivement, notamment au cours des XVIe-XVIIIe siècles, jusqu’à devenir le plus grand édifice de la ville après la forteresse (Bouchet). Le 5 décembre 1792, en pleine tourmente révolutionnaire, les quatre derniers religieux sont contraints de quitter les lieux. Vendus à l’encan, les bâti- ments vont être convertis en caserne militaire entre 1793 et 1826. Celle-ci est baptisée Montfort, du nom d’un baron de la noblesse d’Empire sous Napoléon. En 1892, après le rattachement définitif de la Savoie à la France, Montfort accueille le 22e bataillon de chasseurs alpins. Dans le contexte de développement d’un nationalisme de frontière, le site de Montmélian revêt un enjeu stratégique tout particulier en raison de sa proximité avec l’Italie. Il est ainsi modernisé en plusieurs étapes, entre 1873 et 19102 et accède à la représentation paysagère. Mentionné dans les guides des excursionnistes, il est également magnifié par la carte postale et rentre dans la mémoire collective sous l’appellation : caserne Montfort3. La presse en plein essor loue le dévouement des militaires, ces « sentinelles des Alpes » protectrices de la nation qui participent aux festivités locales en uniforme d’apparat, dont témoignent les photographies de la Belle époque.

Plusieurs régiments vont être logés dans la caserne jusqu’à la Première Guerre mondiale. Au début du conflit, sa gestion est déléguée au Service de Santé des Armées qui la transforme ponctuellement en hôpital militaire, puis en centre d’accueil pour les « réfugiés de l’intérieur » fuyant les zones de combat du Nord-Est de la France. À la fin des hostilités, Montfort héberge la Section de rééducation professionnelle des blessés de guerre de la Savoie. En 1921, le bien est cédé aux Domaines qui en font l’évaluation, afin de procéder à la location de ce vaste ensemble architectural fortifié qui abrite des bureaux, une cuisine, une infirmerie, des réfectoires ainsi que des chambrées.

UNE COLONIE DE VACANCES AU « CHÂTEAU DE MONTFORT » (1923-1937)

La période de l’entre-deux-guerres est favorable au développement d’un tourisme social à destination des ouvriers des grandes agglomérations. L’œuvre des Centres de vacances en montagne – fondée en 1922 par Adrien Rey-Golliet, inspecteur d’éducation physique de la Ville de Paris, alors maire des Avanchers (Savoie) – organise chaque été le séjour de plus de 2500 jeunes pensionnaires de la région parisienne dans différentes stations de villégiature des Alpes. Sur place, les cas de réemploi de bâtiments en friche sont majoritaires : forts, écoles et établissements religieux sont reconvertis en centres d’accueil (Toulier). C’est ainsi que l’ancienne caserne de Montmélian, rebaptisée pour la circonstance « château de Montfort », est transformée en colonie de vacances en 1923. Elle héberge chaque été des cohortes de jeunes citadins (environ deux-cents par séjour) qui rejoignent les Alpes en convoi ferroviaire : « la Savoie est si belle, l’air y est si pur, l’enchantement de la montagne y est si complet que le nombre de candidats, garçons et fillettes, y est de plus en plus élevé » s’enthousiasme la presse progressiste (Le nouveau siècle, 14 juin 1926). Les municipalités communistes et socialistes de la couronne ouvrière parisienne se montrent particulièrement favorables à ce projet de vacances populaires, même si certains élus, comme ceux de Chaville (Hauts de Seine), déplorent que la colonie de Montmélian « laisse quelque peu à désirer au point de vue de l’hygiène » (Regards, 10 octobre 1935). L’expérience se poursuit cependant au cours des années trente, avec l’accueil privilégié de groupes de jeunes filles en provenance de toute la France (La Mode illustrée, 16 juillet 1933). Outre les activités de découverte du milieu montagnard sont organisées sur place de spectaculaires parades en présence des notabilités locales, avec défilé gymnique et danses traditionnelles au service de l’édification patriotique du public (Thiesse) : « toutes les fillettes marchant au pas et vêtues de blanc au son des “Allobroges4”, magnifiquement enlevé par la fanfare de Montmélian » (Le démocrate savoyard, 17 août 1935). Au cours de l’été 1937, la colonie est encore en activité, mais elle va devoir abandonner précipitamment les locaux de la caserne, réquisitionnés par la préfecture pour l’accueil d’autres catégories de population.

UN CENTRE D’HÉBERGEMENT POUR RÉFUGIÉS ESPAGNOLS ET JUIFS ÉTRANGERS (1937-1944)

La guerre d’Espagne entraine le départ de plusieurs vagues de républicains espagnols vers la France, entre 1936 et 1939. Les premiers réfugiés, vieillards, femmes et enfants, majoritairement originaires du pays basque, arrivent en gare de Chambéry le 13 août 1937. Ils sont aussitôt répartis dans plusieurs centres d’hébergement en Maurienne et Tarentaise (Mugnier). Par décision préfectorale, la caserne Montfort est à son tour réquisitionnée pour l’accueil des exilés à l’automne 1937. Après la chute de Barcelone le 26 janvier 1939, environ 475 000 personnes franchissent la barrière des Pyrénées au plus fort de l’hiver, lors de la terrible épreuve de la Retirada. Au terme d’un séjour dans les camps du Roussillon proches de la frontière, nombre d’entre elles sont ensuite déplacées vers les départements de l’intérieur, dont la Savoie. Dans un contexte de crise économique et de montée de la xénophobie en France, la politique d’internement administratif, légalisée par les décrets-lois Daladier du 2 mai et du 12 novembre 1938, est concrètement mise en œuvre avec les réfugiés espagnols, en 1939 et 1940. Les femmes et les enfants sont transférés dans des centres d’hébergement, tandis que les hommes sont incorporés dans des compagnies de travailleurs étrangers devenues, sous le régime de Vichy, des groupements de travailleurs étrangers (GTE), au sein desquels ils effectuent des activités forestières, de construction de barrages ou d’entretien des routes. En Savoie les GTE sont installés à Albertville, Arêches-Beaufort, Notre-Dame-de-Briançon, Voglans et Ruffieux. Le 974e GTE de Ruffieux5, petit village de Chautagne au nord du lac du Bourget, entouré de marais que les requis doivent assainir, est directement connecté à la caserne Montfort où sont rassemblés les familles des travailleurs espagnols, ainsi que les blessés ou malades.

Sous le régime autoritaire de l’État français, d’autres étrangers de diverses nationalités, considérés comme « suspects » ou « indésirables » du fait de la menace à la sécurité et à l’ordre public qu’ils sont censés représenter, sont placés en résidence surveillée à la caserne Montfort, administrée par le Service social des étrangers (SSE). Cet organisme, créé par la circulaire interministérielle du 18 novembre 1941, prend en main la gestion des étrangers « en surnombre dans l’économie nationale » et notamment des juifs de la zone sud. Sont hébergés dans les « centres d’accueil » du SSE les étrangers non concernés par les mesures d’incorporation dans les formations de travailleurs étrangers. En général, ces centres sont ouverts dans de petites stations de tourisme ou des chefs-lieux de canton, siège d’une brigade de gendarmerie, ce qui permet un contrôle des mouvements de population. Le centre Montfort héberge les « inaptes au travail » transférés des camps de Gurs ou Rivesaltes. Le système français d’internement a en effet engendré un type de camp bien particulier : le camps-hospice destiné à amoindrir les souffrances de certains internés physiquement ou socialement vulnérables. Celui de Montmélian reçoit les membres des GTE voisins, en incapacité de travailler. Il a officiellement une capacité d’accueil de cent-vingt places, mais les effectifs montent régulièrement à plus de cent-cinquante pensionnaires.

Le 9 juin 1942, Montfort devient le « centre de triage pour travailleurs étrangers n° 7 (bis) ». Il abrite toujours des travailleurs invalides ainsi que les épouses (avec leurs enfants) des requis du GTE de Rufieux, employées comme journalières dans les exploitations agricoles des environs. Y sont également internés des femmes et des hommes juifs allemands, belges, français, lituaniens, au nombre desquels figurent des prisonniers politiques, en particulier les opposants au nazisme exilés en France, lesquels sont rejoints par des prisonniers de guerre de l’armée polonaise.

Les grandes rafles de l’été 1942, orchestrées par la police de Vichy, n’épargnent pas Montfort où sont interpelées, dans la nuit du 25 au 26 août 1942, trente-cinq personnes de confession israélite et de nationalités allemande et polonaise, pour être déportées vers les camps de la mort6. Il est fort probable que d’autres rafles aient été organisées dans le centre en 1942-43.

Parmi les internés de Montmélian, se trouve le docteur Rosenthal qui est chargé officiellement de tout ce qui concerne l’hygiène et la santé des pensionnaires. Celui-ci signale que les enfants n’ont ni chaussures, ni vêtements chauds. En outre, les hébergés se plaignent régulièrement de l’insuffisance de la nourriture et mobilisent leurs réseaux affinitaires ou les œuvres de bienfaisance pour se faire aider (Pintel). Dans de telles circonstances, vingt femmes juives et cinq enfants internés à Montmélian sont transférés, début mars 1943, à l’hôtel des Marquisats à Annecy où les conditions de vie sont moins difficiles. Au 31 mai 1943 le centre Montfort héberge encore cent-soixante-six hommes et sept femmes, parmi lesquels sont recensés vingt israélites7. La grande majorité des résidents étant toujours composée d’Espagnols.

Au printemps 1944, dans un contexte de durcissement de la répression des mouvements de résistance, les responsables de la milice de Lyon orchestrent l’arrestation de certains réfugiés politiques de Montfort, lors de rafles spectaculaires, comme celles du 18 mars et du 24 avril. Lors de cette dernière opération, organisée sur le Pré-de-Foire (haut lieu de la sociabilité locale), cinquante-sept Espagnols sont arrêtés puis déportés vers le camp de Neuengamme. Cette interpellation est justifiée comme mesure de représailles à une action de sabotage d’une ligne à haute tension par la Résistance, à laquelle auraient été associés des pensionnaires du centre (Baima).

Pendant toute la période de l’Occupation, au sein de la caserne Montfort, comme en d’autres lieu d’accueil du SSE, ses responsables ont entretenu l’ambiguïté entre usage assistanciel et répressif. On peut donc l’appréhender comme un lieu de détention, sans barbelés ni miradors, mais néanmoins intégré dans la spirale concentrationnaire.

UN CENTRE DE TRIAGE DE L’OFFICE NATIONAL D’IMMIGRATION (1946-1955)

À la Libération, le général de Gaulle crée l’Office national d’immigration (ONI) chargé de mettre en œuvre une politique dirigiste et structurée de recrutement de travailleurs étrangers au service de la reconstruction et de la modernisation de la France. L’Italien faisant alors figure de « migrant désirable » pour les experts, une mission de sélection médicale des candidats est installée à Turin puis à Milan. Pourtant, entre 1945 et 1955, à la remorque de cette immigration planifiée par les pouvoirs publics, s’effectuent de nombreux passages clandestins de la frontière, encouragés par le patronat français qui critique la lourdeur bureaucratique et le coût d’un tel dispositif (Hanus). En 1946 et 1947, le ministre du Travail, Ambroise Croizat, prend des mesures énergiques pour contrôler les flux vers la France : refoulements à la frontière et « regroupement » des clandestins interpellés. Afin de canaliser les Transalpins en situation irrégulière et les orienter vers les bassins d’emploi, on ouvre, le 10 août 1946, un « centre de triage » dans l’ancienne caserne Montfort. Chaque jour, quelque deux-cents personnes y sont soumises à un examen médical complet. Les « inaptes définitifs » sont aussitôt refoulés à la frontière tandis que les candidats sélectionnés demeurent hébergés sur place, dans l’attente de papiers en règle fournis par la préfecture et jusqu’à ce qu’un employeur se manifeste. Le centre Montfort reçoit en effet la visite quotidienne d’entrepreneurs de toute la France, à qui l’on fournit des listes d’ouvriers par spécialité. La presse libérale se fait l’écho de cette intense activité au service de la modernisation économique : « la cour est envahie par des centaines d’immigrants. Ils vont, ils viennent sous les flots sonores d’un haut-parleur qui ne cesse de répéter les mêmes avis en italien. Des queues attendent à l’entrée de chaque bureau pour la visite, l’inscription, l’embauche ou la carte de cantine. Ici on touche une couverture, là une soupe chaude pour ceux qui arrivent […]. Le directeur du centre nous déclare : Il vient de nous arriver ce matin un groupe de 150 clandestins et nous attendons un deuxième convoi de près de 300. À toute heure et dans toutes les directions des camions partent. Tenez ce camion archi plein s’en va dans la Moselle » (La Liberté, 16 octobre 1946). La réalité du terrain est toutefois moins enchantée. En effet, quelques semaines après l’ouverture du centre, des résidents se plaignent auprès du consulat italien de Chambéry, de promiscuité et de conditions d’hygiène lamentables ainsi que de rations alimentaires insuffisantes. Des représentants des syndicats français et italiens dépêchés sur place dénoncent à leur tour un traitement inhumain infligé aux immigrants et observent attentivement les procédures de recrutement afin d’éviter des salaires trop bas et des escroqueries. Un fonctionnaire, mandaté par le service départemental des affaires sanitaires et sociales, rédige un rapport accablant sur le fonctionnement de la structure dont les locaux sont « très vétustes, dégradés par une colonie de vacances, puis par les occupations successives (sic) […]. L’installation électrique n’existe pas dans toutes les pièces […]. Des dortoirs sont installés dans les couloirs et les diverses pièces du premier étage […]. Pas de lits, mais des châlits de bois très sommaires, à trois places superposées. Ces couchettes permettent de disposer de 400 places. Le nombre de matelas disponibles est de 300 […] mais la cadence des admissions est telle actuellement – 1150 présences le 8 octobre (1946) – que seul un immigrant sur trois peut disposer d’une couchette, certains couchent à deux, les autres en majorité couchent à même le sol […]. Le sanitaire est inexistant : deux lavoirs, un lavabo primitif, huit robinets, cinq WC à chasse et un urinoir sont les seules installations disponibles »8. Face à cette situation difficile, l’envoyé spécial du journal Combat s’interroge : « Montmélian marché d’esclaves ? » (Combat, 10 novembre 1946). Et d’apporter des éléments de réponse à cette ques- tion dans une enquête documentée : « À Montmélian les racoleurs avisent en ville les groupes d’Italiens, les abordent et leur paient à boire. Ils se mettent au courant des activités professionnelles des ouvriers, exigeant parfois des références […]. Ces rabatteurs établissent alors des listes et les proposent aux entrepreneurs contre rémunération. Le futur employeur n’a ensuite plus qu’à se présenter au centre Montfort en sélectionnant lui-même les bons candidats ». Le journaliste décrit ces hommes « revenus de tout », symbolisant « l’attente et la résignation de tout le continent ». Suite à la parution d’autres articles à charge – comme celui de France soir, du 11 septembre 1946, qui dénonce les conditions d’hébergement et qualifie les racoleurs de « négriers » – le consul d’Italie obtient un certain nombre d’améliorations dans le fonctionnement du centre Montfort, notamment en ce qui concerne le couchage et l’alimentation des pensionnaires. D’autres commentateurs dénoncent les héritages de la période vichyste au sein des administrations. Les témoignages recueillis auprès d’immigrés italiens ayant transité par Montfort confirment ce sentiment de déshumanisation de la sélection : « Nous sommes parqués entre hommes. On subit une visite médicale sévère et nos affaires sont désinfectées. On dort dans de vastes dortoirs collectifs. Seule consigne : il faut attendre ici que les patrons viennent vous chercher. On n’a aucune info sur le métier qu’on va exercer »9. Ceux-ci offrent un évident contraste avec la propagande gouvernementale diffusée dans les Actualités françaises du 5 décembre 1946, qui présente l’action du centre Montfort comme « le geste fraternel d’un grand pays à l’égard de ceux que la misère des temps condamne à chercher leur pain dans l’exil »10.

Au cours des années 1950, l’immigration en provenance d’Italie décline, ce qui rend ces lieux de sélection de l’ONI obsolètes. Le centre Montfort ferme donc ses portes en 1954. Acheté en 1955 par deux entrepreneurs, le monument pluriséculaire est intégralement démoli en 1958. La mémoire traumatique du lieu a cependant été transmise à certains descendants d’immigrés : « Mon père me parlait beaucoup de ce centre. Il tremblait quand il le voyait. Je ne me souviens plus exactement s’il disait : C’est le lieu de notre désespoir, ou s’il disait : C’est le lieu de nos désillusions » (cité par Barou & Chavanon, p. 113).

L’internement dans la France du XXe siècle constitue un phénomène complexe dont il est difficile de rendre compte, notamment en raison de la diversité des situations, des populations concernées et des enjeux souvent enchevêtrés (Clochard, Gastaut & Schor), dont la caserne Montfort offre une situation exemplaire.

Pourtant à Montmélian rien ne vient fixer le souvenir de cet édifice monumental et de ses différentes fonctions dans la longue durée de l’histoire. Comme en d’autres endroits, la normalisation est en effet synonyme d’occultation, ou presque, sur le plan local. Ce lieu, dépositaire de mémoires en rhizome, convoque des sentiments contradictoires chez les acteurs locaux, tels que l’attachement à un « noble monument » disparu (la période du couvent des Dominicains est évoquée au musée historique de la ville) et le rejet de mémoires douloureuses liées à l’internement ou à l’attente dans des « non-lieux » de l’exil. Face à une telle situation, la démarche photographique permet de rendre perceptible « la matière de l’absence » (pour paraphraser Patrick Chamoiseau) grâce à l’interprétation d’indices susceptibles de permettre, non pas la reconstitution, mais l’évocation (ou la représentation) de ce passé multiforme et de donner en partage autrement l’histoire et les mémoires d’un lieu doté de significations collectives. En la circonstance, le travail photographique de Johanna Quillet, quand bien même ne présente-t-il que des espaces vides d’humains, n’est pas dénué de leurs présences symboliques… ❚

 

ŒUVRES CITÉES

Baima, Louis & Francine Glières, 2011, « Sous l’occupation, mémoires et témoignage de Jean Bottala, dit Nicolas », Bulletin de l’association des amis de Montmélian et de ses environs, 86, p. 14-19.

Barou, Jacques & Olivier Chavanon, 2015, Les Flux migratoires en Savoie et Haute-Savoie : 1860-2015. Rapport de recherche pour le Musée Savoisien, Université de Savoie Mont Blanc.

Bernardot, Marc, 2002, « Le pays aux mille et un camps. Approche socio-historique des espaces d’internement en France au XXe siècle », Les Cahiers du CERIEM, 10, 2002, p. 57-76.

Blanchard, Emmanuel, 2013, « Les “indésirables”. Passé et présent d’une catégorie d’action publique », Plein droit, p. 16-26.

Bouchet, Jean-Claude, 2016, « Les 800 ans de l’ordre des Dominicains et leurs sept siècles de présence à Montmélian », Bulletin de l’association des amis de Montmélian et des environs, 97, p. 41-61.

Brunier, Cédric, 2003, Les juifs en Savoie de 1940 à 1944, Chambéry, Société Savoisienne d’Histoire.

Clochard, Olivier, Yvan Gastaut & Ralph Schor, 2004, « Les camps d’étrangers depuis 1938 : continuité et adaptations », Revue européenne des migrations internationales, 20/2 | 2004, p. 57-87.

Eggers, Christian, 1995, « L’internement sous toutes ses formes : approche d’une vue d’ensemble du système d’internement dans la zone de Vichy », Le Monde Juif, 153/1, p. 7-75.

Gobitz, Gérard, 1996, Les déportations de réfugiés de zone libre en 1942, Paris, L’Harmattan.

Hanus, Philippe, 2020, « “Par les sentiers de la montagne enneigée…”. Perspectives historiques sur les parcours migratoires à travers la frontière franco-italienne (1945-1960) », Revue de géographie alpine, 108-2 | 2020, en ligne : https://journals.openedition.org/rga/7037.

Joseph, Isaac, 1995, Prendre place. Espace public et culture dramatique, Paris, Recherches Plan urbain.

Lebourg, Nicolas & Abderahmen Moumen, 2019, « Les strates mémorielles du camp de Rivesaltes », in : Jean-Frédéric De Hasque & Clara Lecadet (dir.), Après les camps. Traces, mémoires et mutations des camps de réfugiés, Paris, Academia, p. 51-75.

Mugnier, Francine, 1986, Les réfugiés Espagnols en Savoie (1937-1945), Mémoire de maîtrise, Université Joseph Fourier, Grenoble, 1986.

Peschanski, Denis, 2002, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard.

Pintel, Samuel, 2001, « Les Centres d’accueil du Service social des étrangers sous Vichy (1941-1944) », Revue d’Histoire de la Shoah, 172/2, p. 97-158.

Thiesse, Anne-Marie, 1997, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Toulier, Bernard, 2008, « Les colonies de vacances en France, quelle architecture ? », In Situ [En ligne], 9 | 2008 : http://journals.openedition.org/insitu/4088 ; DOI : https://doi.org/10.4000/insitu.4088

 

1 La loi sur l’internement administratif, effective de novembre 1938 à mars 1946, autorise l’enfermement de personnes n’ayant pas commis de délits, donc ne relevant pas d’une procédure judiciaire, mais que l’on souhaite mettre à l’écart de la société.

2 Service Historique de la Défense, 4V708-724.

3 https://balises.bpi.fr/la-caserne-montfort-22e-chasseurs-alpins-rectoverso/.

4 Le Chant des Allobroges (1856), est une allégorie de la liberté des montagnards.

5 Fin 1940, le GTE de Ruffieux mobilise 150 Espagnols, rejoints par des Polonais et des juifs étrangers (voir Brunier).

6 D’après un rapport établi par le rabbin Robert Meyers, le 11 septembre 1942, pour la commission des camps de l’UGIF (voir Gobitz, p. 140).

7 Document YIVO C – IP78/80. Archives UGIF. Commission des camps.

8 Archives Départementales de Savoie, 53X25, Rapport, du 9 novembre 1946, du directeur de la population de Savoie.

9 A.B. Pont en Royans, entretien avec l’auteur, novembre 2010.

10 « Chômeurs italiens venant travailler en France », Actualités françaises, INA 00352.